Opinion
Chemins vers la
paix
Tariq
Ramadan
© Tariq Ramadan
Lundi 18 février
2013 Tout aura été dit sur le malaise
des musulmans, de leurs crises, de leurs
manques, de leur incapacité à faire face
aux défis contemporains. L’islam a
mauvaise presse aujourd’hui et les
musulmans sont attaqués quotidiennement
à cause de la violence qui s’exerce en
leur nom ou des discriminations
vis-à-vis des femmes ou des « non
musulmans » que certains justifient par
leurs enseignements. De l’intérieur, les
musulmans sont eux-mêmes les plus grands
critiques de leurs défaillances et de
leurs manquements : ils se plaignent de
leurs savants, de leurs leaders, de
leurs divisions, de l’état des sociétés
majoritairement musulmanes où
l’éducation est une catastrophe, la
justice sociale un mirage et les
systèmes politiques des antres de
corrompus. De l’extérieur comme de
l’intérieur, le constat est sans appel :
la crise est profonde et les doutes
minent les consciences et la confiance.
Dans le silence, ou au gré des plaintes,
des peurs, des souffrances, des
frustrations et des larmes. Existe-t-il
un moyen de sortir de la prison des
faux-semblants, celle des mises en
scène, des complaintes perpétuelles et
des critiques stériles : existe-t-il un
chemin vers l’autocritique constructive,
la confiance et la liberté ? Quels
chemins nous mènent-ils vers la paix ?
Tout commence par un paradoxe. La
source de la liberté de l’être se terre
dans le creuset de la maîtrise de soi.
Loin des perceptions que les êtres
humains peuvent avoir de nous, au-delà
de nos plaintes perpétuelles, nous avons
un profond besoin de silence,
d’introspection : le silence des
consciences. Ecouter nos cœurs,
reconnaître nos besoins. L’islam nous
enseigne, comme toutes les
spiritualités, qu’on ne devient pas soi,
et qu’on n’accède jamais à la liberté,
contre autrui ou en s’affirmant contre
les jugements extérieurs, fondés ou
infondés. Etre, c’est revenir à sa
conscience, à son intelligence, à son
cœur et s’engager personnellement, à la
mesure de ses moyens, à se connaître et
à s’éduquer. La connaissance de Dieu,
nous rappelle le Coran, demeure « entre
l’être humain et son cœur » : c’est une
invitation à la connaissance de soi, à
la conscience, à la responsabilité.
C’est surtout un appel à comprendre, à
se comprendre, à comprendre notre foi et
notre pratique de croyant(e). L’Unique
appelle les êtres humains à devenir des
êtres de conscience, à se prendre en
charge et à devenir, contre vents et
marées, des acteurs de bien, de
bien-être et de paix.
Cela commence par éviter les
obsessions formalistes ou les
enseignements qui croient que la force
de la foi se mesure à l’imposition
contraignante des interdits. La force de
la foi réside dans la compréhension des
objectifs du cheminement. Croire c’est
comprendre… comprendre même que parfois
notre raison ne comprend pas et ne peut
tout comprendre. Mais c’est d’abord
accéder au sens premier du « Tawhid »,
l’unicité du divin : reconnaître la
présence du Divin en son être, observer
Ses signes dans l’univers et apprendre à
dire merci pour les êtres aimés, la
Nature déployée et la beauté offerte. La
foi commence par remercier, comme le
disait le sage Luqman à son fils, et on
ne peut remercier sans comprendre la
nature des dons reçus. Notre époque nous
apprend à nous plaindre vite de ce qui
nous manque et nous négligeons trop vite
d’être reconnaissants des richesses que
l’Un et la vie nous offrent dans le
silence des invisibles ressources de
l’être. Un autre paradoxe : un cœur qui
sait que sa richesse tient au fait de
comprendre ses manquements et sa
pauvreté. Loin des jugements, loin des
discours dogmatiques, les musulmans ont
besoin de ce silence, de cette
introspection : ce voyage vers leurs
richesses de cœur, de conscience et de
paix. Le défi de l’heure consiste à
mieux comprendre, à mieux s’aimer, et à
mieux aimer. La spiritualité est cette
lumière de la conscience et du cœur qui
comprend le sens et éclaire la route.
Il est question de liberté. Ce qui
emprisonne la conscience musulmane
contemporaine est souvent la
superstition des masses et l’élitisme de
trop de cercles savants (ulama) ou
mystiques (sufis). Quand l’enseignement
des principes et du rituel est fixé sur
les limites et les interdits, on voit de
plus en plus de musulmans ordinaires
offrir leur cœur à des « saints » morts
; et les jeunes éduqués s’engager dans
des cercles savants ou mystiques fermés,
élitistes, persuadés, eux, de «
comprendre » alors que « les masses »
suivent aveuglément. Ces deux attitudes
sont bien les symptômes de la crise
contemporaine. L’islam et les musulmans
ont besoin d’enseignements qui
respectent tous les êtres, les femmes
comme les hommes, les riches comme les
pauvres, les Blancs comme les Noirs, les
Asiatiques ou autres. Des enseignements
qui parce qu’ils respectent chaque
conscience, chaque intelligence et
chaque cœur tiennent compte des réalités
sociales, des histoires, des mémoires et
des cultures environnantes. Le respect
des peuples consiste à ne pas accepter
que ceux-ci sombrent dans la
superstition, l’idéalisation de « saints
» ou de savants, ou l’engouement
émotionnel, aveugle, qui transforment
les dynamiques populaires en dangereux
populisme (dont le plus dangereux est le
populisme religieux). L’humilité des
citoyens éduqués et des savants consiste
à ne jamais cesser d’étudier autant que
de servir : car enfin les défis de ces
derniers sont bien l’ego, l’argent et le
pouvoir… musulmans ou non.
Il faut cesser de se lamenter même si
la vie ne nous fera pas cesser de
souffrir ou de pleurer. Les musulmans
ont besoin de se réconcilier avec la
force de ce message. Retrouver le Divin
dans le dialogue intime et se retrouver
soi dans la confiance. Devenir
responsables : la première liberté. Ne
jamais perdre l’espérance, tel est bien
le message ultime de l’islam. Etre, se
connaître, remercier et servir avec
l’intime conviction que la paix est dans
l’intention et le sens du geste et non
dans la visibilité des résultats ou le
bruit des applaudissements. Le
philosophe relevait que « ce qui ne nous
tue pas nous rend plus fort »… la vie,
qui par définition ne nous tue jamais
définitivement, doit en effet être le
chemin qui nous rend plus fort
spirituellement. Il faut du temps, de la
confiance, du silence, et prendre soin
de soi. L’islam a besoin de musulmanes
et de musulmans qui comprennent ses
enseignements, qui essaient de les vivre
et qui deviennent les témoins, devant
les êtres humains et la Nature, de son
message lumineux, simple et néanmoins
exigeant : si tu crois tu cherches,
quand tu cherches tu aimes ; si tu aimes
tu sers, quand tu sers tu pries.
La réconciliation avec soi, la force
de son autonomie et de sa liberté, passe
par la médiation d’autrui, son respect,
son service. Comme les signes de
l’univers nous renvoient aux signes de
notre intimité, comme l’ordre du cosmos
fait miroir à la paix du cœur, il faut
apprendre, chercher, comprendre, sortir
de soi. Aimer, servir, c’est sortir de
soi : sortir de soi est une promesse de
réconciliation avec soi. Un dernier
paradoxe, une si belle vérité.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 18 février 2013
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