A l’heure
où nous fêtons les soixante ans de la Déclaration des Droits de
l’Homme, les rencontres de commémoration se multiplient à
travers l’Europe. L’Agence Européenne pour les Droits
Fondamentaux organisait à Paris (les 8 et 9 décembre derniers)
une conférence internationale sur les droits fondamentaux et la
liberté d’expression sous le patronage de la ministre de la
Justice, Rachida Dati, qui ouvrit les débats. Les exposés
introductifs mettaient en évidence les nouvelles potentialités
et les nouveaux dangers de l’expression libre, des impératifs de
sécurité, des dangers d’internet, de la diffamation, etc. Pour
rééquilibrer le propos, la journaliste française, qui avait été
kidnappée en Irak, Florence Aubenas, est venue rappeler que la
liberté d’expression est de plus en plus en danger et non pas
seulement dans les dictatures et les pays du Tiers-Monde. Du
meurtre de la journaliste russe Anna Politkovskaïa, qui avait
couvert courageusement la guerre en Tchétchénie, aux intrusions
du pouvoir politique en France avec un Président qui acquiert le
droit de nommer le président de France-Télévisions (les chaînes
publiques), Florence Aubenas tenait à relever que les
journalistes voyaient jour après jour leur liberté se
restreindre au nom de la guerre contre le terrorisme, la
sécurité ou des raisons de politiques politiciennes. Le
rapporteur des Nations Unies sur les questions relatives au
racisme, Doudou Diene, ajouta qu’il ne fallait pas oublier la
pression des grands groupes économiques de même que les
questions relatives aux immigrés à qui, aux frontières de
l’Europe et parqués dans des centres d’accueil, on refuse un
semblant de liberté d’expression.
Le tableau est assez illustratif : la liberté d’expression n’est
pas dans le meilleur état de santé et nos démocraties doivent
s’engager dans un travail profond pour améliorer les choses. La
lutte contre les dictatures, la libération des opposants
politiques, la sécurité et le droit de la critique pour les
journalistes sont autant de causes à défendre à travers le
monde. Mais au cœur des sociétés démocratiques, il faut
également s’engager à la responsabilisation des citoyens qui
négligent les libertés qui leur sont offertes, défendre les
droits des immigrés, protéger le service public des diktats de
l’économie et de la politique. Sortir du régime de la peur qui
nous transforme en victime trop souvent consentante pour nous
engager avec volontarisme dans un processus de
responsabilisation collective qui nous transformerait en
« sujets », en citoyens libres et responsables connaissant leurs
droits et en usant de façon rationnelle et raisonnable.
L’objectif est louable mais est-il seulement possible d’opérer
cette réforme, cette révolution d’intelligence, qui nous
permettent de nous réapproprier l’essence de la liberté et les
moyens de son expression.
Au lieu de s’embourber dans des débats stériles qui stigmatisent
les politiciens responsables des politiques sécuritaires d’une
part ou l’impéritie des journalistes peu formés ou seulement
avides de « scoop » d’autre part, il semble plus effectif de
commencer par le commencement. Il faut bien sûr une approche
critique et constructive des sociétés démocratiques, des
politiques sécuritaires ou d’immigration, des médias et des
pouvoirs, mais au bout du compte rien ne sera effectif si les
citoyens ne sont pas mis en face de leurs responsabilités. Et
cela commence sur les bancs de l’école. Comment protéger la
liberté des femmes et des hommes si rien n’est dit à l’école sur
les médias, leur fonctionnement, leur pouvoir et l’information
en général (la télévision, les journaux, internet et les moyens
alternatifs) ? Vis-à-vis des medias nous produisons et
entretenons un analphabétisme en complète contradiction avec les
valeurs démocratiques que nous prônons. Voilà donc nos sociétés
démocratiques formant des citoyens sans leur donner les outils
pour comprendre la force, les moyens et le fonctionnement du
pouvoir médiatique qui est devenu le premier pouvoir dans le
façonnement des représentations dans l’espace public et la vie
politique en général. Eduquer et instruire, c’est rendre un
individu autonome, possédant les moyens de l’analyse et de la
critique et donc les moyens de sa liberté : nos sociétés
modernes travaillent contre elles-mêmes si elles ne se penchent
pas de façon plus déterminée sur l’ « alphabétisation
médiatique » dès le plus jeune âge, officiellement et de façon
transdisciplinaire, dans les programmes des écoles publiques et
privées. Il s’agit d’apprendre à recevoir une information, à
l’analyser, à la comprendre et à la mettre en perspective
(historique, géographique, contextuelle) : ce travail doit se
nourrir d’études sur l’image, le commentaire, le pouvoir de la
langue (et par conséquent sa maîtrise).
Au moment de fêter les soixante ans de la Déclaration des Droits
de l’Homme, nous sommes renvoyés aux fondamentaux de sa
philosophie : il importe de donner aux femmes et aux hommes les
moyens de leurs droits. La liberté, à l’évidence, mais également
l’éducation, la conscience critique, la langue, la compréhension
de l’environnement humain et social, la capacité d’analyse des
pouvoirs (de tous les pouvoirs). Les droits fondamentaux, dont
la liberté d’être et de s’exprimer, sont l’objet d’une quête
permanente et c’est à l’école que l’on doit apprendre la
lucidité de la critique autonome comme impératif à l’aliénation
possible des libertés collectives.
© Tariq Ramadan 2008