Opinion
Palestine : quand
la démocratie tue
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Samedi 17 novembre
2012
Palestine : la démocratie qui tue
Dans un monde qui célèbre les
avancées démocratiques, force est de
constater que celles-ci ne
bénéficient en rien au peuple
palestinien. Quand les premières
élections libres (et unanimement
reconnues comme transparentes et
fiables) ont eu lieu dans les
territoires occupés en 2006, la
victoire démocratique de Hamas a
subséquemment plongé les
Palestiniens dans une tourmente sans
fin. Le peuple avait choisi les
mauvais vainqueurs et il a été
régulièrement, et lourdement, puni
depuis. Élire des « terroristes » au
pouvoir, c’était donner le droit à
Israël de traiter l’ensemble de la
population comme s’il s’agissait de
terroristes : emprisonnements,
exécutions sommaires, tortures,
frappes aériennes régulières ; sans
compter le lot quotidien
d’humiliations aux check-points,
face aux militaires ou avec
l’horreur de ce mur de l’apartheid
et de la honte. Beau succès de la
démocratie : être invités à voter
librement et finir emprisonnés à
l’air libre.
Ce n’est point fini. Le
soi-disant processus de paix n’a
jamais tenu ses promesses et pendant
que le gouvernement israélien et les
colons continuent leur lente
colonisation – en rendant caduque
toute idée de deux États – le
dialogue s’enlise et se meurt. Le
Président Barack Obama - curieux
prix Nobel de la Paix - n’a, au-delà
de quelques discours de
circonstances, rien fait ni pour la
paix ni pour les Palestiniens. Au
contraire, il est allé encore plus
loin que ses prédécesseurs dans le
soutien unilatéral aux Israéliens. A
cause des élections démocratiques
américaines à venir, pour sauver son
second mandat, il a livré les
Palestiniens à leur sort. Gagner la
présidence justifie bien de laisser
tuer quelques Arabes en Palestine,
et somme toute en Syrie. C’est par
ailleurs l’imminence des élections «
démocratiques » israéliennes qui
explique l’épreuve de force de ces
derniers jours. Des bombardements,
des exécutions sommaires et la mort
de dizaines – et bientôt de
centaines – de civils. Tuer des
Palestiniens, déployer sa force de
frappe militaire en alimentant le
danger, est une garantie de succès
électoral pour le premier ministre
Benjamin Netanyahu. Belles
conséquences des votes démocratiques
aux États-Unis et en Israël :
laisser tuer ou tuer pour gagner.
Cela fait froid dans le dos.
Espérons, en sus, que les régimes
démocratiquement élus après le
réveil arabe ne s’en tiennent pas
aux symboles. Il faut saluer l’envoi
des ministres des Affaires
étrangères égyptien et tunisien,
comme l’on a également salué la
prise de position ferme du premier
ministre turc Erdogan en 2008 : ce
sont autant de signes forts que les
choses changent et que les
gouvernements prennent des positions
plus en accord avec leurs peuples.
Reste que ces démarches nationales
sont isolées et ne participent pas
d’une stratégie régionale concertée
qui puisse avoir un impact sur
l’évolution de la situation. Il
pourrait n’en résulter qu’un gain
émotionnel, avec des populations
arabes exprimant leur colère dans
les rues, et leur soutien à
l’initiative des dirigeants
tunisiens, égyptiens ou turcs, mais
sans aucune conséquence concrète
puisque Israël continue ses attaques
et va au bout de ses objectifs.
Encore une fois, les Palestiniens
pourraient devenir les victimes d’un
usage national populiste de leur
cause : les nouveaux élus
condamnent, les populations
manifestent et les Palestiniens
meurent toujours. Cette cause
nécessite des États arabes autre
chose qu’un soutien verbal : il est
impératif de penser une coalition,
une stratégie impliquant
concrètement des États (du
Moyen-Orient à l’Amérique du Sud, de
l’Afrique du Sud à l’Asie), un vrai
front de défense de la justice, des
droits et de la dignité des
Palestiniens. Une défense déterminée
des opprimés contre leurs
oppresseurs.
Les médias occidentaux dans leur
grande majorité affirment qu’Israël
ne fait que réagir au lancement
d’une roquette par les Palestiniens.
On serait donc dans la légitime
défense. Quel mensonge ! Le scénario
de 2008 recommence et les médias
reprennent la propagande mensongère
du gouvernement israélien. Pendant
des mois et des semaines, des avions
et des drones n’ont cessé de
survoler Gaza, de terroriser la
population, et parfois de viser des
cibles singulières. En octobre, par
quatre fois, des raids israéliens
ont frappé Gaza : les dirigeants
palestiniens n’ont pas répondu à la
provocation et ce jusqu’à la mort
d’un enfant lors d’une incursion sur
le territoire palestinien. Une
roquette a été lancée, puis une
trêve a été acceptée par les deux
parties et ce la veille de
l’élimination sommaire du membre de
Hamas Ahmad Jabari ! Israël attaque,
tue, provoque en silence et se
présente médiatiquement comme la
victime qui se défend. Le scénario
est effectivement le même que celui
de 2008 qui avait coûté la vie à
près de 1500 Palestiniens. Les
Palestiniens seraient les agresseurs
choisissant étrangement ce moment
très opportun pour attaquer : le
moment précis où Netanyahu a besoin
de cette guerre pour gagner les
élections. Sombres et cyniques
calculs.
Le monde arabe est déstabilisé et
fragilisé. La guerre civile en Syrie
(où la communauté internationale
semble s’être mise d’accord pour ne
pas être d’accord et laisser pourrir
la situation), les tensions au
Liban, le complexe positionnement
iranien, l’instabilité en Tunisie,
en Égypte, au Yémen, en Jordanie
sont autant de facteurs qui
empêchent – plus encore peut-être
que les dictatures du passé – toute
action concertée. Israël en tire
profit et continue à réaliser son
projet en cherchant à imposer sa
politique du fait accompli : isoler
Gaza, mépriser les attentes de
Mahmoud Abbas, punir les résistants
et coloniser encore et encore
jusqu’à rendre impossible toute
solution de paix. Le gouvernement
israélien ne veut pas la paix. Il
gagne du temps et certains membres
des différents cabinets israéliens
osent même le dire sans honte.
Et c’est pourtant une honte. Dans
l’esprit des Occidentaux, nourris
par les valeurs des Lumières qui
disaient l’égalité fondamentale de
tous les êtres humains, on a réussi
à normaliser l’idée que la vie et le
sang des Arabes – et parfois plus
largement des musulmans de l’époque
contemporaine – a moins de valeur
que le sang israélien, que le sang
des femmes, des enfants et des
hommes des puissances dominantes. Ce
racisme institué – par la loi ou par
le sentiment informellement partagé
– est au fondement des missions
colonisatrices comme des régimes
d’apartheid. Il a nourri le projet
sioniste à son origine et voilà
qu’il se répand et influe sur les
politiques gouvernementales du Nord,
les médias et les sentiments
populaires : les humains sont
catégorisés et "les nôtres" – ou
ceux qui nous « ressemblent »- ont
plus de valeurs que "les autres ".
Périlleux retour : notre époque est
dangereuse. Peut-être est-ce au Sud
Global de refuser cette logique de
malheur ; peut-être est-ce à tous
les êtres de conscience de se lever
et de dire qu’un Palestinien
innocent qui meurt rend notre
silence coupable. Peut-être est-il
temps d’aller plus loin que les
belles paroles : de boycotts en
désinvestissements, de sanctions en
alliances globales, se mobiliser,
agir, résister et faire entendre au
pouvoir israélien que son arrogance
et surdité d’aujourd’hui sont à la
mesure de ce que sera sa défaite
demain.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 18 novembre 2012
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