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Débattre avec l'extrême droite ?
Tariq Ramadan
Lundi 16 mars 2009
J’ai essuyé de nombreuses critiques ces dernières années en
acceptant de débattre avec des représentants de partis d’extrême
droite. En France, quand il s’est agi de confronter Jean-Marie
Le Pen ou sa fille Marine, du Front National et de De Villiers
aux thèses aussi extrême, en Angleterre quand je me suis
retrouvé face aux représentants du British National Party ou
encore aux Pays-Bas lorsqu’il a fallu faire la critique du
Leefbaar à Rotterdam. Les mêmes diabolisations au Danemark, en
Autriche, en Belgique ou en Italie : on ne discute pas avec
l’extrême droite ! En Suisse, le premier parti national, l’Union
Démocratique du Centre (UDC) mène des campagnes politiques
détestables et racistes vis-à-vis des étrangers et des immigrés
et il a lancé une initiative choquante contre les citoyens
suisses de confession musulmane interdisant la construction de
minarets : ici encore, les voix se font entendre, à gauche et au
centre, car il faudrait refuser de s’asseoir en face
de Christoph Blocher ou Oskar Freysinger les deux représentants
les plus populaires, et populistes, du parti. J’ai
systématiquement accepté de débattre, et publiquement, avec les
représentants de ces partis, comme je le ferai encore la semaine
prochaine en Suisse face à M. Freysinger, au moment où doit être
discutée l’initiative contre les minarets.
Il est urgent de prendre
conscience des trois grands dangers qui guettent l’Europe quant
aux partis d’extrême droite et à leurs thèses. Un survol, même
rapide, des dix dernières années de la vie politique en Europe,
permet de prendre conscience de la gravité du problème auquel
nos sociétés démocratiques sont confrontées. Quand les
idéologies se diluent et que les partis ont perdu un cadre de
référence, quand les clivages gauche-droite se sont atténués,
quand la loi du marché s’impose et que les politiques sociales
sont délaissées, alors il n’y a plus de place pour le vrai débat
politique. Ce qui va animer les politiques nationales et nourrir
les débats électoraux est plus souvent l’émotionnel, le manque
de confiance en soi, la peur et la méconnaissance de l’autre, le
sentiment d’insécurité, la colonisation des esprits par une
néfaste mentalité de victime. Depuis des années les partis
d’extrême droite ont joué sur la peur, le sentiment
d’insécurité, le rejet de l’autre. Et les peuples entendent ces
voix populistes à défaut d’entendre d’autres voix politiques
courageuses prêtes à réconcilier les citoyens avec la vraie
politique qui consiste à gouverner, à sérier les problèmes et à
prendre des décisions parfois impopulaires mais nécessaires au
nom de la protection de la dignité des personnes ou de la
justice sociale.
Le silence des autres
partis est assourdissant : où sont les politiques qui, à gauche
et à droite, proposent de nouveaux projets politiques, répondent
à l’attente des populations concernant le chômage, la sécurité
et le pluralisme culturel sans tomber dans le simplisme qui
consiste à blâmer l’étranger, à stigmatiser l’immigré ou à
entretenir un nouveau racisme « anti-musulman » ? Ce sont les
partis d’extrême droite qui aujourd’hui décident le plus souvent
des sujets politiques du jour et les autres partis s’alignent :
ils critiquent « verbalement » et « idéologiquement » les thèses
de l’extrême droite mais n’apportent aucune alternative
politique viable. Pire encore : leurs thèses sont en train de se
normaliser dans les discours politiques de ces mêmes partis dit
traditionnels. Ce qui hier n’était prononcé que par les partis
de l’extrême droite est souvent normalisé par les autres partis,
à gauche comme à droite : ce que l’on entend sur les « identités
nationales », « l’intégration-assimilation », l’immigration ou
la sécurité est sidérant. Les partis d’extrême droite n’ont
peut-être pas toujours gagné en nombre d’électeurs mais leurs
idées ont clairement gagné du terrain. Les discours de
Berlusconi, de Sarkozy voire de Blair ou de Brown ont parfois
intégré des positions qui appartenaient il y a peu aux partis
extrémistes. Il faut caresser les opinions dans le sens du poil
et si rien n’a été fait de tangible en matière de politique
sociale entre deux élections, il devient normal de chercher à
attirer les électeurs par les discours les plus
sensationnalistes et populistes qui soient. A court de
politiques et d’idées, il s’agit alors d’appeler les citoyens à
voter davantage avec la passion aveugle et apeurée de leurs
émotions et de leurs « tripes » qu’avec la sagesse confiante
et mesurée de leur intelligence.
Ce glissement est
dangereux pour nos démocraties. Nous ne sommes plus dans l’ordre
du débat d’idées, de la liberté de penser et de choisir, de
l’engagement citoyen au cœur d’une société civile qui discute et
critique : nous sommes au cœur des dérives populistes où les
peuples sont menés par leurs peurs et parfois des tentations
xénophobes. Les propos de haine, les caricatures de moutons
noirs rejetés à coups de pied, les détentions arbitraires, les
camps où on concentre les immigrés jusqu’à la torture
redeviennent acceptables. La mémoire des heures sombres de
l’Europe se perd, les horreurs anciennes redeviennent possibles.
A vouloir gagner en nationalismes et en sécurité, l’Europe y
perd son âme.
Il faut impérativement
confronter les thèses des partis d’extrême droite. Argumenter de
façon critique et raisonnable sur la base des chiffres et des
faits qui sont loin de confirmer les impressions et les
sentiments avec lesquels jouent les populistes. Il est impératif
de refuser, par principe autant que par conviction, de
culturaliser, de « religioniser » ou encore d’islamiser les
questions sociales. Des politiques sociales nouvelles, réalistes
et efficaces doivent être proposées qui marient le principe de
l’égalité et le respect de la diversité. Tous les pays d’Europe
ont besoin d’immigrés pour leur survie économique : au lieu de
secouer l’épouvantail de la colonisation, il est nécessaire de
penser des politiques viables à long terme plutôt que d’être
obsédés par les prochaines élections. Les partis politiques
devraient se réconcilier avec la politique et le principe de
bonne gouvernance plutôt que de se laisser enfermer par les
logiques imposées par l’extrême droite. Refuser ensuite de
débattre avec ces derniers, ce n’est point être fidèles à ses
principes mais bien une manœuvre pour sauver les apparences.
Pendant ce temps les partis d’extrême droite ont obtenu ce
qu’ils voulaient : ils peuvent jouer aux victimes et voir leur
thèse se répandre sans réelle contestation. Ils ont gagné deux
fois. Quant à nous, défenseurs des principes démocratiques, nous
y avons tout perdu, ou presque.
Une version courte de cet article a
été publiée dans les pages Rebonds de Libération (vendredi 13
mars 2009)
© Tariq Ramadan 2008
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