Il importe de
questionner nos religions, nos philosophies, nos cultures et nos
sociétés sur le sens qu’elles donnent à nos appartenances. La
fraternité qui appelle le cœur et l’égalité qui s’appuie sur la
loi ont ainsi besoin d’un impératif engagement
critique de l’intelligence : il s’agit d’évaluer nos postulats,
nos croyances, notre idée de la vérité et des Hommes, voire plus
spécifiquement celle de notre philosophie personnelle, de notre
nation ou de notre société. Cette attitude consciente et
critique est une condition sine qua none pour
ne pas nous enfermer dans des appartenances qui nous mèneraient
à nier, ou à grandement relativiser, notre appartenance
première à l’humanité. Un enseignement moral, de quelque
religion, spiritualité ou philosophie que ce soit, qui pourrait
nous mener à négliger la commune humanité des hommes, nier la
dignité de certains ou établir des distinctions et une
hiérarchie ontologique entre les êtres ; un tel enseignement,
disions-nous, doit être évalué de façon critique car ses
conséquences seraient graves et dangereuses.
De nombreux
facteurs peuvent expliquer la naissance de tels enseignements au
sein des religions, des traditions spirituelles ou des écoles
philosophiques. Ce sont parfois les fondements même d’une
tradition qui peuvent faire problème comme cela est le cas dans
la théorie des castes : la critique de Gandhi, dont nous avons
parlé plus haut, tient ainsi essentiellement au fait qu’il ne
peut imaginer un enseignement qui établisse des hiérarchies
définitives entre les êtres humains et justifie des
discriminations de fait. Au nom d’une idée supérieure de
l’Homme, il questionne un enseignement spécifique de
l’hindouisme classique ou orthodoxe. Le plus souvent, néanmoins,
ce sont des interprétations dogmatiques et réductrices des
textes fondateurs qui mènent à des approches exclusivistes,
fermées ou inquisitrices. Il se peut que l’esprit fermé de
certains savants, des traits culturels spécifiques, ou encore
des circonstances historiques – position de pouvoir ou, au
contraire, expérience de l’oppression ou du rejet – entraînent
l’apparition d’interprétations ou de théories qui réduisent les
horizons de l’appartenance à sa seule communauté religieuse, à
la suprématie supposée de son idéologie ou à un nationalisme
aveugle. L’idée même de la communauté humaine est alors remise
en cause ou niée. Un travail critique s’impose et
il est à recommencer toujours car aucune religion, spiritualité
ou philosophie humaine ou politique n’est à l’abri
d’interprétations fermées, d’une mauvaise gestion de son pouvoir
et de l’instrumentalisation du sentiment victimaire (comme
d’ailleurs d’une projection biaisée de l’extérieur). Il faut, en
permanence, que des savants, des théologiens, des philosophes et
des intellectuels fassent l’effort de retrouver l’essence de
l’enseignement humain et humaniste au cœur de chaque religion,
philosophie ou tradition. C’est ce que des rabbins et penseurs
juifs ont fait pour expliquer le sens profond du concept du
« peuple élu » : il s’agit, selon eux, d’une élection
spirituelle qui se traduit par une responsabilité majeure quant
à la transmission des valeurs morales à l’humanité. L’élection
n’est point alors le privilège arbitraire et exclusif de
certains mais une exigence d’exemplarité et de service pour
l’humanité entière. On retrouve cette même démarche dans la
tradition chrétienne et les analyses de théologiens proposant
une lecture plus large et ouverte de l’idée de l’élection et de
la rédemption (qui ne seraient possibles qu’à travers la seule
médiation de Jésus, voire de l’Eglise, selon la fameuse
expression « Hors de l’Eglise, point de salut ! »). Des savants
musulmans ont fait ce même travail d’exégèse vis-à-vis de la
formule « vous êtes la meilleure communauté établie parmi les
Hommes » en expliquant qu’il s’agissait d’une élection
conditionnée au fait de promouvoir le bien, d’être des modèles
et des témoins et d’assumer dans la cohérence les exigences
éthiques vis-à-vis de tous les Hommes. Ces interprétations
cherchent à renouer avec les enseignements fondamentaux et la
raison raisonnable au-delà des tentations dogmatiques et
exclusivistes. C’est là une exigence de la foi, du cœur et de
l’intelligence : au nom de notre appartenance première à
l’humanité, il importe ne jamais nier la dignité commune et
égale de chaque être humain.
Mais la
démarche ne peut s’arrêter là et l’on comprend que chacun est
appelé à faire un effort sur soi pour passer de l’univers
rassurant de sa communauté (religieuse, spirituelle,
philosophique, sociale ou politique), avec ses certitudes, ses
règles et ses communions intellectuelles et/ou affectives, pour
aller à la rencontre de la commune humanité d’autrui, au cœur
même de sa différence. Nos traditions religieuses et
philosophiques peuvent bien, en théorie, nous appeler à
reconnaître le principe de l’humanité commune de tous les
Hommes, cela néanmoins ne suffit pas à le vivre dans la vie
quotidienne et encore moins à vivre l’expérience de la
fraternité humaine. La démarche est en effet difficile,
exigeante, parfois perturbante, et elle requiert une disposition
intellectuelle et beaucoup de volonté. Il s’agit d’accéder, sur
le plan humain, à ce que les psychologues contemporains ont
appelé l’empathie qui est d’abord une attitude de
l’intelligence. Tout commence par le travail sur son propre
regard : il importe de s’exercer à prendre un recul intellectuel
vis-à-vis de soi et d’autrui afin d’essayer de comprendre ce
qu’il est, son mode de pensée, ses réactions émotives et
affectives de là où il se situe, et sans jugement préalable.
Plus largement que les théories psychologiques contemporaines,
il ne s’agit pas seulement d’accéder au « ressenti » de l’autre
à travers une empathie strictement intellectuelle et
« cognitive » (ce qui peut se comprendre dans le cadre de la
fonction du psychologue) mais de reconnaître en l’autre un
alter ego et un miroir et de se donner les moyens de
comprendre d’où il pense, comment se construit son univers de
référence, sa cohérence, voire ses amours et ses espoirs.
Chercher à se mettre à la place d’autrui suppose que l’on a
reconnu à autrui une place : ce n’est pas rien et, somme toute,
c’est le début du processus de reconnaissance, de rencontre et
de possible fraternité. Il est intéressant de noter – et ce
n’est point un hasard – que les psychologues humanistes comme
Abraham Maslow et Carl Rogers, à partir d’une catégorisation des
besoins communs (de la faim à l’estime de soi et jusqu’à
l’auto-accomplissement), ont déterminé des étapes dans la
rencontre avec l’autre : reconnaissance en miroir des humanités
respectives, verbalisation - pour soi et pour l’autre - ce que
dit l’autre, pour enfin accéder, dans l’approche de Rogers, à
« la chaleur », l’accueil positif d’autrui (comme il est). Si
cet exercice est codifié et impose des règles nécessaires au
psychologue dans les limites de sa fonction (notamment en ce qui
concerne le jugement ou l’engagement affectif), il n’en est pas
de même pour les êtres humains dans leur vie quotidienne. Ils
appartiennent naturellement à des univers de référence
spécifiques (à une spiritualité, à une religion, à une
philosophie, à une nation, à un parti ou autre) et c’est cet
exercice exigeant de l’empathie avec l’humanité de l’être
d’autrui, au-delà des appartenances singulières, qui peut leur
permettre de ne pas s’enfermer dans leurs certitudes et leurs
jugements.
Nous sommes aux
antipodes de l’individualisme et/ou de la suffisance due à la
paresse ou à l’ignorance : il s’agit d’exiger de soi un effort
pour sortir de soi, pour rencontrer l’autre et se décentrer,
afin de chercher à accéder à une compréhension intellectuelle
intime et respectueuse. Apprendre à observer, à écouter (au sens
premier de l’écoute active), à se transporter autant que faire
se peut dans l’être de l’autre pour chercher à comprendre, à
sentir, à ressentir. La méthode du psychologue praticien
s’arrête là où commence l’engagement humain de l’individu libre
qui, à partir de l’empathie, ne s’interdit pas la sympathie,
voire l’affection puis, profondément, la
fraternité. Sans avoir la prétention de tout comprendre, sans
nier qu’il puisse parfois naître des questionnements et des
jugements critiques, l’individu entre en communication avec
l’autrui par l’écoute, la nécessaire humilité de celui qui a
quitté son ego, le respect de celui qui cherche à apprendre et,
surtout, la confiance de celui qui accueille et est accueilli.
Une fraternité d’être, une fraternité de destin. On retrouve une
des dimensions de l’empathie, et de ce dépassement de soi dans
la fraternité humaine, dans les enseignements fondamentaux des
spiritualités et des religions. Dans le bouddhisme mahâyâna
(Grand Véhicule), l’aspiration à atteindre l’Eveil (bodhicitta),
et à se libérer de la souffrance, passe par la pratique des
quatre incommensurables qui sont la bienveillance (maitri),
la compassion (karuna), la sympathie (mudita) et
le détachement (upeksa). La souffrance étant le lot
commun de chacun au cœur des cycles, la compassion n’exprime pas
ici un rapport de pouvoir ou de condescendance (vis-à-vis d’une
potentielle victime dépendante et en besoin) mais bien plutôt le
sens du partage, de la communauté de destin, et de l’aspiration
commune à se libérer, dans l’amour et le détachement, des
chaînes de l’éternel retour : la compassion commence d’ailleurs
par soi. On reconnaît ici l’essence de l’empathie et les
principes de la psychologie transpersonnelle et humaniste
contemporaine inscrits au cœur d’une spiritualité dont le
principe est l’universelle souffrance et la nécessaire
libération par l’Eveil. Ce qui importe, au bout du compte, tient
à la volonté de sortir de soi et de reconnaître en l’autre son
humanité et ses aspirations communes avant ses choix
distinctifs. Ce rapport humain et cette disposition morale
vis-à-vis d’autrui est le chemin de la fraternité que l’on
retrouve dans les monothéismes : le sens du projet messianique,
de l’élection spirituelle et du service dans la tradition juive
et le Midrash véhiculent, comme le rappelle David Sears ou le
Rabbin Jonathan Sacks, cette même idée. C’est la notion
chrétienne d’amour (et non de « compassion » se référant
clairement à l’ordre de la charité) qui traduit le mieux cette
expérience de l’empathie humaine. Le verset coranique commande
et recommande, dans le sens de notre propos, de s’ouvrir à
autrui dans sa similarité et ses différences : « Dieu ne vous
défend pas d’être bons et équitables envers ceux qui ne vous
attaquent pas à cause de votre religion et qui ne vous expulsent
pas de vos foyers. Dieu aime ceux qui sont équitables. » Il
s’agit d’abord d’établir une relation de cœur et d’affection (al-birr)
qui permettra – comme s’il s’agissait d’une condition implicite
– une relation vraie et profonde de justice (al-qist). Il
s’agit plus précisément d’ « équité » qui associe la disposition
confiante et raisonnable du cœur et l’application juste et
équitable de la loi.
Extrait de L’Autre en Nous, chapitre 6