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A propos du livre L'Autre en Nous
Tariq Ramadan


Tariq Ramadan

Mercredi 15 septembre 2010

Le mois dernier est paru, aux éditions Penguin, mon dernier livre The Quest For Meaning : Developing a Philosophy of Pluralism (Août 2010) qui est la version anglaise de L’Autre en nous : Pour une philosophie du pluralisme (Presses du Châtelet). C’est un ouvrage qui ne ressemble pas aux précédents que j’ai pu écrire car il est une tentative de rendre compte transversalement des thèmes majeurs qui parcourent les spiritualités, les philosophies et les religions d’Orient et d’Occident. Le livre se présente comme un voyage et une initiation à une réflexion nouvelle : il s’agit de considérer des notions (le sens, l’universel, la foi et la raison, la tolérance et le respect, la liberté, le féminin et le masculin, l’éthique, l’émotion et la spiritualité, l’éducation, tradition et modernité, l’amour, etc.) et de les approcher à partir de ce qu’en disent les civilisations, les philosophies et les religions. Le style est tantôt rigoureux et rationnel, tantôt spirituel ou poétique à l’image des différentes traditions et approches qui sont étudiées.

Il s’agit de développer une philosophie du pluralisme en acceptant de délaisser sa fenêtre, son point de vue, afin de se plonger dans une notion, un concept, une question, et de s’en imprégner en étudiant ce qu’en disent les différentes philosophies, spiritualités et religions à travers l’histoire et le monde. L’intuition du livre est que le rapport au pluralisme, à la diversité et à l’autre ne se décrète pas uniquement à coup de lois ou de bonnes intentions humanistes mais exige de l’individu de s’engager personnellement dans cette quête, de faire un effort sur soi, de vivre l’empathie avec conscience, intelligence et cœur. Il s’agit d’une philosophie de vie au sens premier du terme : elle exige le courage de questionner ses certitudes, l’humilité quant à ses acquis (et vis-à-vis des réponses d’autrui), du respect toujours et l’amour de l’humain. Elle peut habiter le croyant comme l’agnostique ou l’athée, la conscience d’Occident ou d’Orient, de la femme comme de l’homme.

Je savais que celles et ceux qui ne m’ont connu que par mes derniers ouvrages sur l’islam (et non à travers mes premiers textes sur la philosophie ou la poésie) allaient être surpris par le projet, le style et l’objectif. Qualifié de « savant et d’intellectuel musulman », j’étais – pour certains - forcément inscrit dans une catégorie bien déterminée dont il était forcément très difficile, voire dangereux, de sortir. On m’avait attribué une fenêtre, l’islam, à travers laquelle je devais immanquablement m’exprimer, analyser le monde et m’y tenir. Toute tentative de m’en éloigner, de changer de point de vue, devait forcément être suspecte, douteuse, et une « habile » désorientation du lecteur.

Cela n’a pas manqué. Ma première interview avec un journaliste français fut édifiante. Il m’a avoué avoir beaucoup apprécié le livre et avoir été surpris par « son amplitude et de son ouverture » pour finir par formuler sa première question d’un ton tranchant : « M. Ramadan, êtes-vous encore croyant ? » Il ne pouvait imaginer qu’un musulman convaincu puisse être ouvert à d’autres horizons : de sa propre fenêtre, il enfermait « l’intellectuel musulman » à ce qu’il pensait devoir être son cadre, avec des certitudes tranchées qui forcément refusent la critique rationnelle et forcément s’impose à autrui. Les critiques qui ont été publiées récemment à la sortie de l’édition anglaise vont exactement dans le même sens : l’objet et l’objectif du livre sont négligés au nom de ce que le critique sait, et devrait donc attendre, d’un « intellectuel musulman » tel que « Tariq Ramadan ». Ce dernier ne peut quitter « la catégorie » qu’on lui a attribuée sans risquer les foudres du vigilant critique qui forcément sait de quoi il retourne. 

Ainsi le commentaire dans The Independent d’un critique athée, plutôt à gauche, et en désamour avec le « l’idéologie multiculturaliste », est traversé par cette considération : un (soi-disant) « penseur musulman » devrait parler de thèmes bien précis et s’il n’en parle pas c’est que ses intentions sont forcément troubles. On attend de lui qu’il parle de la laïcité, du code pénal islamique, du droit des femmes musulmanes, du foulard, de l’égalité : un musulman convaincu qui ne parle pas de cela cherche forcément à nous tromper en usant d’un langage vaguement poétique et philosophique. Pire, son intention première est en fait nécessairement de soumettre la raison à l’ordre de la foi qui, forcément encore, doit être supérieure chez le musulman.

Or ce n’est ni la substance ni l’objectif du livre mais le critique, campé sur ses certitudes (de ce dont devrait traiter le livre d’un penseur musulman), finit par négliger le livre lui-même en jugeant des intentions de l’auteur. Il projette, depuis ses propres certitudes, beaucoup plus qu’il n’accepte de lire et de comprendre la démarche qui a motivé ce livre.

Même tentation à la catégorisation dans The Guardian où le critique, opposé à l’ « utopie de l’humanisme » et des religions, propose une interprétation très libre des intentions de l’auteur « musulman » et où, encore, on attend de ce dernier qu’il parle de la lapidation des femmes et des homosexuels parce qu’un musulman dont le propos se veut clair doit forcément parler de ces sujets. Le regard est tellement biaisé que lorsque je parle du fait de dépasser la tolérance pour accéder au respect mutuel, le critique traduit de façon tendancieuse et saugrenue qu’il faudrait donc « respecter ceux qui nient l’holocauste ». L’allusion implicite au fait que les « musulmans » pourraient être de ceux qui le nient est somme toute assez explicite.

A la lecture de ces articles on est surpris de constater l’incapacité de certains critiques de sortir de leurs propres préjugés. J’en parle d’ailleurs dans l’ouvrage lui-même lorsque j’aborde la question de « l’esprit dogmatique » qui ne perçoit les réalités que par le point de vue exclusif de sa fenêtre et qui finit par développer un rapport binaire fondé sur la distinction entre « nous » et « eux ». Si d’aventure un intellectuel « musulman », provenant du « eux », osait utiliser « nos » références, il ne pourrait qu’en être d’autant plus suspect puisqu’il brouille les catégories établies. Au demeurant, ces commentaires critiques révèlent davantage sur leur auteur respectif que sur mon ouvrage lui-même. Il est pour eux encore difficile de concevoir qu’un esprit musulman occidental puisse maîtriser et débattre des thèmes, des catégories et user de la terminologie de la philosophie occidentale et orientale à la fois.  

L’objet de l’ouvrage était pourtant bien celui-là : inviter le lecteur à quitter sa fenêtre, questionner son point de vue et ses jugements, et prendre le risque du décentrage. Emprisonnés dans leurs certitudes de ce que peut être et proposer un « intellectuel musulman » certains critiques finissent par évaluer le livre sur la base des jugements préalables qu’ils avaient sur l’auteur. Le livre n’est alors plus qu’un miroir placé exactement en face de leur fenêtre et qui n’est qu’un prétexte à refléter ce qu’ils pensaient déjà. Sans grand intérêt donc mais ô combien révélateur du vent qui traverse l’Occident aujourd’hui, à gauche comme à droite de l’éventail politique et/ou religieux : un musulman qui refuse son statut d’ « autre » est soi ignorant de lui-même soit dangereux pour « nous ». Il ne peut qu’être habile, malintentionné et bien naturellement « controversé ». L’air du temps, somme toute.

Il reste que beaucoup de lecteurs ont certes été surpris mais de façon positive et profonde. Ils ont, sans forcément toujours être d’accord, joué le jeu de ce voyage philosophique vers le questionnement, le débat et l’ouverture au pluralisme et à la diversité. Sûrement parce qu’ils étaient prêts à commencer par eux-mêmes. Ils ont émis des critiques, tantôt positives tantôt négatives, mais de l’intérieur, en s’imprégnant du projet même du livre. Et ce sont ces lectures ouvertes et critiques qui déterminent mon optimisme quant à l’avenir de nos sociétés pluralistes. Bien plus que les jugements de certains intellectuels et critiques, arque boutés sur leurs certitudes, et qui imposeraient à un intellectuel qu’il qualifie de « musulman » de ne parler que de l’islam ou de se taire. Cette perception est heureusement révolue et s’y complaire est inquiétant, sinon dangereux. Certains parlent aujourd’hui, qui sont déjà du passé.

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© Tariq Ramadan 2008
Publié le 16 septembre 2010

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Source : Tariq Ramadan
http://www.tariqramadan.com/...


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