Opinion
Interpréter la
crise au Moyen-Orient
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Mardi 9 octobre
2012
Les manifestations qui ont eu lieu en
Egypte, en Libye puis se sont exportées
à travers les sociétés majoritairement
musulmanes, au Pakistan, en Indonésie et
en Afghanistan, ont répandu la violence
et la mort. Des diplomates et des civils
tués, des propos de rejet et de haine
vis-à-vis des Etats-Unis : la tension
est à son comble et elle semble la
meilleure preuve du bienfondé des thèses
défendant le conflit irrémédiable des
civilisations, et essentiellement de
l’Islam contre l’Occident. Alors que les
soulèvements arabes de ces deux
dernières années avaient permis de
croire que les sociétés majoritairement
arabes chérissaient les mêmes valeurs de
liberté, de justice et de démocratie,
voilà des vagues de violence qui tendent
à prouver le contraire. A cause d’un
extrait de film islamophobe et raciste,
les musulmans perdent la raison et
expriment leur haine des Etats-Unis et
de leur gouvernement (alors que ceux-ci
ne sont pas même responsables du film en
question). Lors d’une récente visite aux
Etats-Unis, des intellectuels et des
journalistes me demandaient : ne nous
sommes-nous pas trompés, durant le
réveil arabe, en pensant que les
musulmans étaient capables d’embrasser
les idéaux démocratiques ?
Il faut dire et répéter, au-delà de
la couverture médiatique qui amplifie
les faits, que ceux qui manifestent et
sont violents sont une infime minorité
dans les sociétés majoritairement
musulmanes. Il serait erroné de
considérer que quelques milliers de
manifestants violents représentent les
musulmans alors que des millions sont
descendus dans la rue de façon non
violente et disciplinée et ont fait
tomber les dictateurs. Il faut condamner
sans condition ces violences contre les
ambassades et les civils (ces actions
sont clairement anti-islamiques) et il
faut, en même temps, essayer de
comprendre leurs causes. Au-delà du
sentiment, sincère et partagé par les
musulmans, d’être insulté et méprisé de
façon grossière et haineuse par ce film,
il existe des enjeux internes aux
sociétés majoritairement musulmanes
qu’il ne faut point négliger. Depuis
cinq ans environ, les groupes salafi
littéralistes (souvent appelés wahhabi)
sont politiquement plus visibles et
cherchent à avoir un rôle plus
déterminant dans l’avenir des sociétés
majoritairement musulmanes. Le cas isolé
de l’Afghanistan – quand leurs
organisations avaient soutenu les
Talibans contre les Russes dans les
années quatre-vingt dix - tend à se
répandre : en Egypte, en Tunisie, en
Libye, au Nord du Mali de même qu’en
Asie, il existe une nouvelle donne des
salafis, actifs, politisés et qui
cherchent à avoir un rôle prépondérant
au cœur des évolutions actuelles. Une
minorité des salafis s’est tournée vers
des groupements radicaux (comme au Mali)
mais la majorité s’installe au cœur des
débats sociaux et n’hésite pas à
promouvoir un populisme religieux en
nourrissant les émotions populaires, en
diabolisant l’Occident – et surtout les
Etats-Unis – et en déstabilisant les
processus démocratiques (comme c’est le
cas en Tunisie et en Egypte). Ce sont
les salafis qui ont d’abord appelé les
populations à manifester avant que la
violence déborde. On a vu le même
phénomène avec l’appel à manifester du
leader du Hesbollah , Hassan Nasrallah.
Ici encore, on cherche à galvaniser les
sentiments populaires, à dépasser le
clivage sunnite-chiite en montrant que
les chiites chérissent aussi le
Prophète, et à se donner un rôle de
leader dans l’opposition aux Etats-Unis
en tant que défenseur de la dignité de
tous les musulmans. On assiste à des
conflits de pouvoir et d’autorité
religieuse qui vont avoir des
conséquences déterminantes sur l’avenir
du Moyen-Orient : entre les sunnites
eux-mêmes (les littéralistes, les
réformistes, les soufis, etc.) et entre
ces derniers et les chiites, les
divisions sont profondes et peuvent à
tout moment provoquer des instabilités,
voire des implosions.
Un nouveau populisme utilise l’islam
pour mobiliser les foules, nourrir et
déplacer leur colère. Car enfin, sans
jamais justifier les violences, il faut
comprendre les peuples du Sud qui vivent
de multiples frustrations sociales et
politiques expliquant comment ceux-ci
peuvent se laisser emporter par les
émotions brutes. La pauvreté, le
chômage, la corruption, voire la
violence, sont le lot quotidien auquel
ils font face en se référant
majoritairement à leur religion, au
sacré. Et voilà que ceux qu’ils
perçoivent comme des nantis d’Occident
se moquent de leur foi et ridiculisent
la figure du Prophète qu’ils aiment et
respectent profondément. On comprend
aisément comment des groupes peuvent
surenchérir et encourager les peuples à
exprimer leur rejet de l’Occident. On
notera que lors des controverses au
Danemark, aux Pays-Bas ou aux
Etats-Unis, les citoyens musulmans de
ces pays ont exprimé leur mécontentement
de façon calme et démocratique. Des
facteurs socioéconomiques expliquent
également ces troubles et on aurait tort
d’incrimer l’islam et tous les
musulmans.
Il reste qu’il faut regarder la
réalité en face. La majorité des
musulmans du Sud ont une image négative
des États-Unis et de l’Occident. Ils ne
l’expriment pas par les manifestations
et la violence (qui sont répétons-le
minoritaires), mais il existe un manque
de confiance ancré et profond. Beaucoup
d’Américains sont surpris car ils
pensent avoir soutenu les peuples arabes
au moment des soulèvements. Les Arabes
ont la mémoire plus longue et la vue un
peu plus large : pendant des décennies
les Etats-Unis ont soutenu les
dictateurs et les ont protégés. La
situation en Irak et en Afghanistan
reste très difficile : la politique
américaine a provoqué et continue de
provoquer beaucoup d’animosité. Le
traitement humiliant des prisonniers
musulmans à Abu Ghaib et à Guantanamo,
qui est resté ouverte malgré les
promesses du candidat Barack Obama, sont
gravés dans les esprits. Le soutien
permanent et unilatéral à Israël est un
autre facteur de méfiance et de rejet :
quelles que soient les bonnes intentions
du Président américain élu, l’impression
qui demeure parmi les Arabes est que le
lobby sioniste est trop puissant et que
l’amitié avec les Arabes s’arrête aux
discours et aux vœux pieux. Depuis
cinquante ans, les États-Unis semblent
n’avoir fait que protéger leurs intérêts
et leur sécurité au Moyen-Orient,
défendu inconditionnellement Israël, et
avoir utilisé et instrumentalisé les
Etats arabes, et les Arabes, sans grand
respect.
Cette perception est-elle
complètement erronée ? La politique
américaine (et européenne) est pleine de
contradictions et les défis sont de plus
en plus nombreux. Les principaux alliés
économiques sont les pétromonarchies
comme l’Arabie Saoudite, le Qatar ou
Bahrain (qui n’ont rien de
démocratiques) et dont certaines
institutions salafis financent les
organisations de même idéologie :
celles-là même qui les diabolisent dans
les rues de Tunis et du Caire. A l’ère
de la transition démocratique au
Moyen-Orient (même s’il faut rester très
prudent dans l’analyse), il se pourrait
que la politique américaine atteigne ici
ses limites objectives. Il n’est pas
nouveau qu’un sentiment antiaméricain
s’exprime dans la rue arabe, mais
l’époque a changé. De nouveaux acteurs
économiques (Chine, Inde, Russie,
Brésil, Turquie, Afrique du Sud, etc.)
sont en train d’intégrer le marché du
Moyen-Orient. Le déplacement vers l’Est
est patent et l’avenir est inquiétant
pour les États-Unis, L’Europe et Israël.
Au-delà de la violence de certains, il
serait bon que l’administration
américaine prenne en compte les causes
du rejet des peuples arabes et cherche à
développer des politiques régionales
plus cohérentes, plus justes et plus
équilibrées. Sous peine de ne pouvoir -
face à la Chine, à l’Inde, à la Russie
ou autre nouvel acteur - infléchir la
courbe de son déclin. Le candidat Mitt
Romney, avec ses propos inconséquents et
sa ligne politique, semble clairement
accélérer ledit déclin ; le Président
Barack Obama, avec ses beaux discours et
son absence d’actions concrètes, n’a
manifestement pas été capable de le
freiner. La rue arabe est fébrile, une
ère nouvelle a commencé et c’est dans ce
miroir que l’administration américaine
devrait réévaluer ses certitudes, ses
choix, ses priorités et, en urgence, ses
amis.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 9 octobre 2012
Le sommaire de Tariq Ramadan
Le dossier religion musulmane
Les dernières mises à jour
|