Opinion
A propos du
Terrorisme, des Salafis Jihadistes
et de l'Occident
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Mardi 9 octobre
2012
On a l’impression de ne pas en
sortir. Depuis des années, presque mois
après mois, on nous annonce aux
Etats-Unis, en Europe, au Moyen-Orient
ou en Afrique, que des réseaux
extrémistes et terroristes ont été
identifiés et/ou démantelés. Les medias
en font part, les arrestations sont
spectaculaires et l’impact symbolique
conséquent. Nous ne sommes pas sortis
d’affaire, la menace règne, les
extrémistes sont actifs et, malgré la
mort d’Oussama ben Laden, des cellules
sont opérationnelles et prêtes à
s’attaquer à des cibles non moins
symboliques : des lieux publics, des
écoles, des institutions religieuses,
parfois spécifiquement juives. Le «
terrorisme islamique » habite notre
époque, et pour longtemps encore
apparemment.
Nous avons souvent dit, ce qu’il faut
inlassablement répéter : ces
groupuscules ne représentent pas les
valeurs de l’islam et leurs actions sont
clairement anti-islamiques, et à
condamner. Tuer des innocents,
s’attaquer à des civils et à des
institutions publiques ne peut jamais
être justifié. Si la critique de la
politique d’Israël est légitime et
juste, comme celle de tout Etat, elle ne
peut justifier – en aucune façon –
l’antisémitisme qui est anti-islamique
de la même façon. De fait, le consensus
parmi les savants musulmans reconnus
(sunnites et chiites) et parmi les
fidèles ordinaires (dans leur
quasi-totalité) est la condamnation très
ferme de la violence des extrémistes et
des actions des salafis jihadistes, où
qu’ils sévissent. Le monde doit
l’entendre, et les musulmans n’avoir de
cesse de le répéter. Que les choses
soient claires.
Sur le plan international, les
salafis jihadistes et les extrémistes
ont depuis longtemps des positionnements
politiques dangereux dont les premières
victimes – après les personnes exécutées
elles-mêmes – sont les populations
musulmanes dans leur ensemble.
L’extrémisme et le terrorisme ne
touchent pas seulement l’Occident mais
l’Asie, le Moyen-Orient et l’Afrique
plus largement. Aujourd’hui des
mouvements s’installent – positionnés
entre le littéralisme conservateur et le
jihadisme – en Egypte, Syrie, Libye et
dans le Nord du Mali alors qu’ils sont
toujours présents et actifs en Irak ou
en Afghanistan. Il est impératif de
confronter les vues de ces groupements
et surtout de limiter leur capacité de
nuisance. Durant les quinze dernières
années, mais davantage encore depuis
cinq ans, ces mouvements ont montré leur
capacité de mobilisation populiste en
temps de crise : le phénomène est
ponctuel et marginal, mais la
conséquence de leurs actions chocs et
meurtrières sur les perceptions et les
imaginaires du plus grand nombre ne sont
pas à négliger.
Il faut également noter que les
jeunes qui s’enrôlent dans ces groupes
extrémistes ont clairement des lacunes
profondes quant au savoir religieux et
sont souvent très peu équipés
politiquement (quand ils ne règlent pas
des problèmes personnels de conscience
en voulant se couper d’un passé de vie
débridée, ou de la délinquance). Ils
peuvent être la proie de n’importe quel
discours populiste et radical provenant
de milieux jihadistes comme ils peuvent
être les instruments de Services de
Renseignement étatiques manipulateurs et
très mal intentionnés : de nombreuses
affaires ont révélé le jeu trouble de
Services de Renseignement qui, du
Pakistan aux Etats-Unis en passant par
l’Irak, la Libye, le Liban, Israël,
l’Egypte, la Syrie, l’Angleterre,
l’Allemagne et la France avaient
infiltré des groupuscules et avaient des
agents de liaison, informateurs voire
même instigateurs. Derrière la sincérité
religieuse et la naïveté politique de
ces jeunes radicalisés, se cachent
parfois des autorités religieuses et/ou
politiques, ou encore des services
secrets d’Etat, sans aucune sincérité
religieuse et faisant preuve d’un
machiavélisme politique avéré et
efficace. Cette idéologie extrémiste et
les organisations qui la véhiculent sont
dangereuses à de multiples égards et
leur condamnation doit être ferme,
accompagnée en sus d’une analyse
rigoureuse des causes, des acteurs et
des zones d’ombre. Sans naïveté.
Il faut ajouter à cette analyse, les
connexions stratégiques entre la
présence de ces groupes en Occident et,
en même temps, dans les pays
majoritairement musulmans. Faire face au
terrorisme et à des cellules qui se
créent, de façon presque informelle et
déconnectée à travers le monde, est
particulièrement difficile. On l’a vu en
Allemagne, aux Etats-Unis, en Angleterre
comme en France ou ailleurs. Au-delà des
actes terroristes qui sont suivis par
des réactions politiques ou militaires
presque immédiates de la part des pays
touchés (comme les Etats-Unis en
Afghanistan puis en Irak après le 11
septembre 2001), il reste que les
opérations contre ces cellules en
Occident, accompagnées d’une couverture
médiatique intense, ne soient pas
complètement déconnectées des politiques
internationales des pays occidentaux. Le
terrorisme a ainsi justifié des actions
de surveillance renforcée en Occident
même et des opérations militaires à
l’étranger alors que l’opinion publique
était psychologiquement préparée à
l’accepter (puisque la menace des
jihadistes s’était fait sentir sur le
territoire national lui-même). Il n’est
pas interdit de penser que la France –
qui a annoncé par la voix de son
Président et de son Premier Ministre
qu’elle combattrait l’extrémisme
islamique partout où cela serait
nécessaire – justifie bientôt une
implication plus importante à
l’étranger, notamment au Nord du Mali,
puisqu’elle a été touchée par cette
menace sur son propre sol (et que des
otages français y sont encore détenus).
La région est stratégique et les
réserves de pétrole qu’on y a
découvertes récemment sont aussi
importantes – sinon davantage – que
celles de la Libye. Il est utile de s’en
rappeler pour éviter tout angélisme.
Au-delà de ces considérations, il
importe d’être clair sur les
responsabilités en refusant de
s’apitoyer de façon victimaire. Encore
une fois, les musulmans – représentants
religieux, leaders ou croyant(e)s
ordinaires – doivent effectivement
prendre la parole et condamner ce qui
est fait en leur nom par les
extrémistes. De la même façon, les
politiques comme les medias devraient
prendre la précaution permanente
d’éviter les amalgames. Non pas
seulement en affirmant, en temps de
crises ou d’attentats, que les
jihadistes ou les extrémistes ne
représentent pas tous les musulmans…
mais justement en parlant des musulmans
autrement, et à d’autres moments, que
lors des crises ou des attentats.
Sur un autre plan, la diabolisation
des extrémistes musulmans est telle
qu’aujourd’hui tout semble à peu près
permis quant au traitement des individus
soupçonnés. S’il est normal
d’interpeller des suspects, de prévenir
des actions terroristes, il ne peut être
légitime d’arrêter des individus
préventivement sans respecter leurs
droits à la défense. Des hommes sont
aujourd’hui en prison en Angleterre, en
Allemagne, en France, au Canada ou aux
Etats-Unis sans savoir ce qu’on leur
reproche et sans jugement. Ils sont dans
un trou noir juridique où tout est à peu
près permis au nom de la « menace
terroriste ». Dans les démocraties qui
se respectent, on ne doit pas seulement
refuser les amalgames entre les
jihadistes et les musulmans, on se doit
aussi de traiter les premiers selon les
règles de l’Etat de droit. Ils ont
effectivement droit à un avocat, à un
procès et à un jugement équitable. Un
droit inaliénable.
Ce que l’on voit aujourd’hui en
Occident est dangereux pour l’Occident
lui-même qui finit par y perdre son âme
: des extraditions extraordinaires et
illégales, des détentions sans raisons
ni explications, la sous-traitance de la
torture, les incarcérations en isolement
absolu (comme aux Etats-Unis) ou les
traitements dégradants en Europe ne sont
pas dignes des valeurs professées par
les Etats défendant les droits et la
dignité de l’Homme. Ce n’est pas parce
que l’on combat des terroristes – ou des
individus supposés l’être – que cela
justifie de devenir des monstres au cœur
d’un système de droit où l’on se donne
le droit extraordinaire de ne pas en
respecter les règles élémentaires..
L’exemple du traitement carcéral est
édifiant et très révélateur. La méfiance
vis-à-vis de l’islam est telle que l’on
rend impossible la pratique sereine de
la religion dans les prisons. Dans
beaucoup de prison d’Occident, aux
Etats-Unis, au Canada, mais plus souvent
en Allemagne, en Angleterre et en
France, le traitement des détenus de
confession musulmane (qui atteignent des
chiffres record : entre 20 et 50% de la
population carcérale) est proprement
discriminatoire et parfois proprement
indigne. La pratique de la prière est
empêchée, la nourriture est
inappropriée, et l’encadrement spirituel
absent et laissé à la gestion
informelle, non formée et dangereuse de
prédicateurs autoproclamés. Le problème
est en amont : on ne peut constater,
avec effroi, la radicalisation en aval
sans avoir pris au préalable des mesures
claires quant à l’accompagnement
égalitaire et serein des détenus de
différentes confessions. C’est un choix
politique et dans les prisons les
contradictions des Etats – quant au soi
disant traitement égalitaire de leurs
citoyens – est amplifiée : on peut bien
parler d’égalité de droit et de statut
mais dans la vie quotidienne et dans les
geôles (comme une loupe grossissante) le
mépris, le racisme ordinaire et
l’islamophobie sont des réalités
tangibles. Si l’on voulait produire de
la radicalité, on ne s’y prendrait pas
autrement. Des réformes s’imposent que
doivent exiger tous les citoyens
démocrates et que les Etats doivent
appliquer d’urgence : le traitement des
prisonniers révèlent beaucoup de l’état
réel – derrière les discours de
circonstance – des sociétés
démocratiques.
Il importe également d’offrir au
public une meilleure information sur les
affaires qui se suivent et se répètent.
Quand la violence rôde et que la menace
paraît si présente dans nos sociétés, il
est légitime – après des attentats et/ou
des actions avortées – d’attendre des
pouvoirs des clarifications et des
éléments d’explication. Il ne s’agit pas
de cautionner une quelconque paranoïa
conspirationniste, mais il est des
droits que le citoyen ne doit pas
compromettre : ceux relevant de son
information et de sa protection sont
fondamentaux. Comment se fait-il, après
des attentats malheureusement réussis,
qu’il n’y ait jamais des commissions
d’enquête indépendantes publiant les
résultats de leur travail ? Comment se
fait-il encore que, au nom de la lutte
contre le terrorisme, le citoyen soit
maintenu dans le flou, avec les
contradictions des discours officiels
des Etats qui semblent n’avoir de compte
à rendre à personne puisque les
terroristes sont, justement, tellement «
diaboliques » ? Comment se fait-il enfin
que les terroristes arrêtés sont presque
systématiquement tués ou réduits au
silence sans que jamais on puisse
entendre leurs versions des faits ?
Jamais d’enquêtes terminées, jamais de
résultats, jamais d’explications. Une
menace qui plane, toujours… et tant de
trous noirs.
Il ne s’agit pas d’entretenir l’idée
d’une conspiration, mais de revendiquer
notre droit à l’information et à la
sécurité et ce en sus de la défense des
droits des accusés ou des soupçonnés. On
s’est tellement trompé. En France, en
Allemagne, au Canada, en Italie, en
Angleterre comme aux Etats-Unis, des
femmes et des hommes ont fait des années
de prison avant que l’on découvre que
l’on s’était trompé. Certains ont été
libérés sans même recevoir d’excuses ou
d’indemnisations et à Guantanamo des
innocents, que l’ont sait être
innocents, croupissent encore comme des
criminels : le soupçon de terrorisme
fait de l’homme « un terroriste », de
fait et sans droit, à traiter comme tel,
coupable ou pas. Nos sociétés, face au
terrorisme, se transforment, deviennent
liberticides et normalisent des
traitements indignes. Il ne faudrait pas
l’oublier car le terrorisme pourrait
finir par renvoyer une sombre image de
l’Occident à l’Occident : en refusant de
discuter des causes, en s’arrêtant à
(justement) condamner les actions et en
se donnant le droit de déshumaniser les
coupables autant que les individus
seulement suspectés, nous sommes en
train de normaliser des états d’esprit
et des attitudes fondamentalement
racistes et méprisants.
En aval, toutes les déclarations
contre les amalgames n’y changeront
rien. A travers les discours généraux
souvent négatifs sur l’islam, les
condamnations horrifiées des extrémistes
et des jihadistes, et le traitement
indigne des prisonniers, se dessine une
image de la présence musulmane forcément
problématique. Si on ajoute à cela, les
controverses à répétition (caricatures,
vidéos, etc.) qui créent de la tension,
on voit se dessiner les contours d’un
nouvel ennemi de l’intérieur autant
qu’international. Avec les musulmans,
l’islam devient le facteur explicatif du
tout : la violence urbaine, la
marginalisation sociale, le chômage, la
frustration des peuples, les dictatures,
l’opposition à la politique israélienne,
etc. On fait fi des analyses politiques,
socio-économiques, géostratégiques.
L’ère est à l’islamisation de tous les
problèmes et à la dépolitisation des
questions de gouvernance et de justice.
Quand une religion devient la cause
simplificatrice de tout et que l’on
cesse de penser la complexité du
politique, on verse dans le populisme
qui essentialise l’autre et le rend
responsable de tous les maux par la
cause de son être même : c’est la
définition du racisme et des politiques
de la peur. Un Occident si riche et
pourtant si peureux est un Occident qui
peut finir par se perdre. Loin de ses
idéaux, si près de ses démons.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 9 octobre 2012
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