Opinion
Ni Printemps arabe, ni Révolution
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Dimanche 9 octobre
2011
Après l’euphorie, l’optimisme et
l’espoir, il est temps de revenir à la
réalité et d’évaluer les événements du
Moyen Orient et d’Afrique du Nord
(MENA*) en gardant la tête froide. La
vitesse avec laquelle se sont produits
les soulèvements successifs a été si
grande qu’il était légitime de conclure
que nous étions en train d’entrer dans
une ère radicalement nouvelle.
Aujourd’hui, plus de six mois après la
chute des dictateurs tunisien et
égyptien, des questions cruciales se
posent. Il est également légitime de se
demander ce qui est réellement en train
de se passer dans ces deux pays.
Partout, la confusion règne : plus de
110 partis politiques se présentent aux
prochaines élections législatives
tunisiennes, tandis que l’Egypte assiste
à des négociations secrètes afin de
protéger des membres de l’ancien régime
- en particulier des commandants de
l’Armée. Le paysage politique en Tunisie
est devenu trouble et en Egypte, on a le
sentiment que l’armée est en train de
récupérer le soulèvement ; que certains
dirigeants sont en train de jouer un
double jeu.
“Il faut du temps aux révolutions”,
nous dit-on, ne nous pressons pas.
L’Histoire révèle que la liberté a un
prix. Cela est vrai. Nous devons
demeurer engagés, impliqués et
optimistes, sans toutefois être
excessivement idéalistes ou naïfs. La
situation en Tunisie, et plus encore en
Egypte, suscite des inquiétudes : dans
les deux pays, le paysage politique
ressemble de près au chaos. La
polarisation entre des courants laïques
et islamistes empêchent toute discussion
sérieuse relative aux défis sociaux et
économiques majeurs auxquels les pays
respectifs font face. Les Forces Armées
regardent, si ce n’est surveillent, les
développements au sein de la société
tunisienne et égyptienne, tandis que des
pays étrangers réajustent leurs
positions et leurs stratégies. Il se
pourrait, certes, que nous ne
retournions pas aux anciennes
dictatures, mais nul ne sait quel type
de démocratie nous obtiendrons. Certains
pensent qu’il est tout simplement trop
tôt pour le dire. Nous ne pensons point
qu’il s’agisse d’une question de temps,
mais plutôt d’un problème d’influence et
de considérations géopolitiques. Ce à
quoi nous assistons est loin d’être « un
printemps arabe ».
En regardant de près la Libye, ces
questions deviennent encore plus
critiques et la confusion plus profonde.
Que réservera l’avenir après que la
France, la Grande-Bretagne et les
Etats-Unis - agissant à travers l’OTAN -
l’ont libérée de Mouammar Kadhafi ? Qui
sont ceux qui composent le Conseil
National de Transition (CNT) ? Comment
peuvent-ils prendre des décisions aussi
rapides au sujet de la distribution de
la production pétrolière du pays,
favorisant de manière aussi ostentatoire
et sans gêne les pays occidentaux ?
Derrière les belles paroles de
démocratie, de liberté et de dignité
libyenne, quels jeux joue-t-on afin de
contrôler et s’emparer des richesses du
pays ? Le scénario nous rappelle
l’Irak : la situation demeure instable,
Kadhafi a disparu, et très rapidement le
pays sera sous contrôle. Ce dernier sera
économique et géopolitique au lieu
d’être une voie démocratique vers la
liberté. De la confusion, en effet -
mais clairement pas une révolution.
Les Grandes Puissances semblent être
en conflit au sujet de l’avenir du
régime syrien. Il a fallu six mois à la
France, à la Grande-Bretagne et aux
Etats-Unis pour demander à Bashar al-Assad
de se retirer du pouvoir. Alors qu’ils
lui demandent, assez timidement, de
partir, la Chine et la Russie semblent
les aider à ne rien faire. Pas de
résolution de l’ONU, pas de déclaration
explicite ; il n’y a pas de soutien
clair au soulèvement syrien. Une fois de
plus, il ne s’agit pas d’une question de
temps, ni d’une question de démocratie :
les considérations géopolitiques sont
ici les facteurs décisifs. Le sang
syrien reflète la valeur de la position
géographique du pays : il peut être
versé et sera versé au nom de calculs
politiciens. Le Conseil National Syrien
nouvellement établi ne réclame pas, à
juste titre, une intervention
internationale, mais demande un soutien
international et diplomatique : au delà
des mots, ils n’obtiennent rien.
L’Occident, la Chine et la Russie sont
inquiets, nous dit-on, du rôle des
islamistes syriens, et en cela, ils
prouvent une fois de plus que rien n’a
changé. Les Grandes Puissances se
moquent au fond de la démocratie : aussi
longtemps que leurs intérêts sont
protégés, elles demeureront silencieuses
même si des milliers de civils sont
massacrés. Les peuples yéménites ou
bahreïni peuvent bien se sentir
oubliés : ils le sont en effet, car leur
cause, leur espoir, leur sang ne
méritent pas les sacrifices des
puissants.
Le gouvernement turc tente de
s’impliquer davantage. Il a organisé des
conférences, des ateliers de travail et
des rencontres avec des dirigeants et
activistes arabes. Mais agit-il avec une
vision politique et géopolitique
nouvelle ou bien recherche-t-il une
influence économique ? La question clé
est d’évaluer de quelle latitude jouit
le gouvernement turc aujourd’hui afin
d’initier de nouvelles alliances et des
dynamiques originales au sein du MENA.
S’agit-il d’un acteur indépendant qui
tire profit de la compétition entre les
Etats-Unis, les pays européens, Israël,
la Chine et la Russie ? Est-ce que la
Turquie a le potentiel d’apporter
davantage de clarté à la confusion
régnante ? La réponse est loin d’être
évidente : La Turquie semble tenter de
réconcilier sa “bonne volonté” avec des
intérêts économiques significatifs et
des alliances géopolitiques.
Voici venir des temps décisifs. Il
importe d’œuvrer en défendant une
approche régionale holistique, en
gardant à l’esprit, ensemble, les
dimensions politiques, économiques et
géopolitiques du problème. La situation
est moins rose et plus difficile qu’il
pourrait sembler à première vue et dans
l’engouement émotionnel. Ce qui nous
voyons se produire autour de nous n’est
ni un “Printemps Arabe” ni des
“Révolutions”. Quelque chose est en
train de changer au sein du MENA et ce
de manière bien étrange. Le « Réveil
Arabe » demeure une réalité confuse, une
énigme. Il n’est pas facile, à la fois,
de partager et de respecter les espoirs
et l’optimisme des populations tout en
évaluant froidement les calculs cyniques
des gouvernements et des hommes
politiques. L’attitude la plus sage
semble consister à marier cohérence et
étude approfondie en adoptant une
position éthique qui valorise les rêves
sans oublier de dénoncer les vérités qui
dérangent, les mensonges et la
corruption. Ceux des dictateurs, comme
ceux des libérateurs ; ceux des ennemis
comme ceux des amis.
*MENA est l’acronyme de “Middle East
and North Africa”
Aimable traduction de S.H.
© Tariq Ramadan
2008
Publié le 9 octobre 2011
Le sommaire de Tariq Ramadan
Les dernières mises à jour
|