Opinion
Violence et
Libération
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Mercredi 8 février
2012
Alors que la Tunisie semble lentement
évoluer vers une démocratisation
concrète, même si elle est encore pleine
de tensions et d’incertitudes, l’Egypte,
la Syrie, le Yémen et la Libye
traversent des crises profondes et la
violence est partout présente à plus ou
moins grande échelle. Après les
soulèvements populaires, qui se sont
majoritairement distingués par leur non
violence, voilà que les armes parlent et
que les morts se comptent par dizaines,
par centaines, et l’avenir est bien
assombri par ailleurs.
Le Moyen-Orient est tellement
complexe, les enjeux sont tellement
nombreux et intriqués : on nous annonce
même une attaque contre l’Iran alors que
depuis plusieurs semaines les menaces se
multiplient et que la tension augmente.
Tous les pays de la région, et leurs
alliés à travers le monde, sont en état
d’alerte. Israël répète à l’envi que le
plus grand danger est l’Iran, suivi par
les Etats-Unis toujours fidèles et
l’Europe qui vient de décider un boycott
du pétrole iranien (on nous annonce que
les réserves libyennes désormais sous
contrôle pourraient être une des sources
de remplacement temporaires). Les
Etats-Unis encore tentent de protéger
leurs intérêts au cœur de l’imbroglio
égyptien (au gré de ses relations
avérées avec une partie de l’armée
toujours en contrôle). La Russie et la
Chine viennent de s’opposer à une
résolution de l’ONU condamnant la
violence du régime de Bashar al Assad.
Les positions s’affirment : entre les
anciens et les nouveaux acteurs du
Moyen-Orient, des oppositions
s’expriment au nom d’intérêts
contradictoires. La Turquie aimerait –
toujours alliée des Etats-Unis mais
nouvelle pièce d’un échiquier se
déplaçant vers l’Est et l’Asie –
proposer une troisième voie. En tant que
pays majoritairement musulman, le
gouvernement est aussi conscient de la
fracture qui menace la conscience
musulmane contemporaine entre les
sunnites et les chiites.
On pensait voir un « printemps arabe
» emportant la région vers un futur
nouveau, positif, avec de nouvelles
aspirations et de nouvelles alliances
nationales et régionales (puisque les
peuples partageaient cette soif de
liberté, de dignité et de
démocratisation) ; or, chaque pays se
voit embourber dans des contradictions
internes, des luttes fratricides, la
violence et la mort des innocents. En
marge des élections égyptiennes, l’armée
tente par tous les moyens de répandre le
doute et la peur : elle sait que son
avenir a besoin de cette instabilité. Le
gouvernement syrien met en scène « le
terrorisme » de ses résistants en
organisant des attentats aveugles pour
ensuite justifier sa répression aveugle
et inique. Des scenarii si anciens, si
répétés, si prévisibles : en quoi le
Moyen-Orient a-t-il donc changé ? Les
gouvernements se jouent des peuples et
des espérances, comme en Occident on
s’est joué des mots et des intentions
humanistes.
La situation est grave et s’il faut
saluer le courage et la détermination
des peuples, il faut aujourd’hui alerter
les consciences contre les risques de
renversement, voire de régression, quant
aux régimes qui semblent prendre forme
dans la région. On savait l’horreur des
dictatures, on pourrait vite apprendre
le cynisme des « démocraties sous
contrôle ». Les trois caractéristiques
de ces nouveaux modèles de gouvernance
sont déjà assez visibles : l’obsession
nationaliste au détriment de la
politique régionale, la surestimation de
la structure politique par rapport au
modèle économique et enfin le rôle de
l’armée et de sa relation à la sécurité
et la stabilité. Ils sont déjà à l’œuvre
dans les pétromonarchies (à l’exception
de l’insistance sur le modèle
démocratique dont tout le monde se moque
au demeurant) et la nouvelle carte
géostratégique qui se dessine convoque
les mêmes mécanismes derrière les
grandes déclarations démocrates.
Les violences qui traversent le
Moyen-Orient sont un moment décisif
quant à l’avenir des peuples et à leur
libération. Il n’y a pas encore eu ni
printemps ni révolution, nous l’avons
répété depuis les premiers soulèvements.
Les consciences populaires doivent
saisir ce moment historique de crise, de
violence et de tension pour poursuivre
la résistance aux manipulations qu’elles
soient celles des armées ou des forces
politiques qui veulent les diviser. Il
ne faut rien lâcher aux dictateurs
(comme en Syrie), aux anciens des
régimes (comme en Egypte) ou aux Etats
et aux entreprises avides de marché
(comme en Libye). La conscience
nationale et les manifestations sans
vision ne suffiront plus : les
soulèvements ont besoin d’objectifs
régionaux et internationaux clairs, pour
devenir des révolutions. Pour l’heure,
les Etats-Unis, l’Europe et Israël,
comme la Chine, la Russie et l’Inde
protègent leurs intérêts de devant et de
derrière la scène. Si le monde arabe
venait à perdre ses espérances au gré de
soulèvements échoués, ces pays
n’auraient au fond rien perdu. Le
spectacle est bien triste aujourd’hui :
les révolutions exigent une conscience
arabe. Enfin. Ce sont les peuples et
leur courage qui peuvent la porter : si,
et seulement si, ils ne démissionnent
pas.
La liberté est à ce prix. Il
appartient aux peuples de transformer
cette violence en libération. Dans le
cas contraire, on comptera les morts
dans la désolation, après un match de
football ou un massacre de villages. La
dignité est à ce prix.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 8 février 2012
Le sommaire de Tariq Ramadan
Le dossier religion musulmane
Les dernières mises à jour
|