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Responsabilités
historiques : La démocratie maintenant !
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Samedi 12 février 2011
Les jours se suivent et la pression populaire reste conséquente.
Depuis près de deux semaines le peuple égyptien défie son
gouvernement autocrate et ce faisant convoque l’Histoire.
L’heure est effectivement grave et les conséquences potentielles
du renversement du régime du dictateur Moubarak, à la suite du
tunisien Ben Ali, sont régionalement et internationalement d’une
importance critique. Si le régime égyptien, si central d’un
point de vue économique, géostratégique et sécuritaire, tombe
alors tout est effectivement possible dans le monde arabe et au
Moyen-Orient. Les administrations du monde entier, au premier
rang desquelles les Etats-Unis, Israël, l’Europe et les Etats
arabes dans leur ensemble, le savent, le sentent et se sont
mobilisées dans les coulisses d’un drame populaire qui, en
s’allongeant dans la durée, leur permet de chercher des
alternatives, de protéger leurs intérêts, de se préparer, pour
le meilleur ou pour le pire (voire de chercher à récupérer à
leur compte un mouvement ne masse qu’aucun État, aucun parti,
aucune organisation n’avait initié ni piloté). Derrière les
discours de circonstances célébrant la démocratie, la liberté et
les droits de l’homme, les calculs les plus froids et les Iplus
cyniques sont à l’œuvre. De Washington à Tel Aviv, du Caire à
Damas, Sanaa, Alger, Tripoli ou Ryad, la même préoccupation
demeure : comment contrôler le mouvement, comment en tirer
profit ?
Car enfin qui, en Egypte et dans le monde arabe, veut
vraiment une démocratie réelle, transparente et indépendante ?
Hormis les peuples et les voix de la société civile, qui donc a
intérêt à ce que les protestations de masse parviennent à
atteindre leurs objectifs de liberté, de dignité et de
démocratisation réelle ? On entend aujourd’hui Barak Obama,
Angela Merkel, David Cameron ou autres faire la leçon aux
peuples en expliquant ce qui est juste, et attendu, du point de
vue de la démocratie et du choix des peuples alors que ces mêmes
dirigeants n’ont pas hésité, des décennies durant, à composer
avec les pires dictateurs, dont bien sûr Moubarak qu’ils
appellent aujourd’hui à devenir plus démocrate. Qui donc est
assez naïfs pour croire à ces discours de circonstances et de
récupération politicienne. Les voix qui se font entendre de
l’intérieur de la société civile égyptienne et dans les rangs de
l’opposition sont devant des choix historiques. La machine de
propagande du régime (sa télévision et ses tentatives de
division, etc.) marche à plein régime et a effectivement réussi
à jeter le trouble dans de nombreux esprits et à semer la
division entre les citoyens égyptiens. Il appartient aux forces
d’opposition de rester mobilisées, non violentes et unies dans
la protestation à l’instar de ces extraordinaires images de
citoyens coptes et musulmans engagés côte à côte sur la place de
la libération au Caire. Il importe qu’ils soient lucides,
courageux et sans naïveté : la libération ne sera pas aussi
"facile" que celle de la Tunisie et la révolution sera mille
fois encore l’objet de récupération. Les enjeux sont de taille :
si le peuple égyptien réussit à renverser le régime autocratique
et à s’assurer un minimum de démocratie réelle alors plus rien
ne sera comme avant et le monde arabe pourrait vivre l’émergence
d’une nouvelle ère que tous les vrais démocrates devraient
appeler de leurs vœux. Pour ce faire un vrai gouvernement
pluriel de transistion, sans les tenants de l’ancien régime
Moubarak, serait le bienvenu.
Il est impératif de continuer à exiger non pas seulement la
tête de Moubarak mais le démembrement de son régime et de son
système corrompus basés sur le clientélisme, la torture et le
vol systématique. La richesse de la famille Moubarak (de son
fils Jamal sans compter ses alliés) s’élève à des milliards de
dollars placés dans des banques, ou dans des entreprises ou
marchés sous contrôle, ou fictifs. Les femmes et les hommes,
leaders politiques, intellectuels ou encore les représentants
d’organisations de la société civile ou de l’opposition ( de la
gauche aux islamistes tels que les Frères Musulmans) sont devant
un choix non moins historique : soit ils arrivent à s’entendre
en créant un front d’opposition respectueux de la volonté de
liberté du peuple, soit ils essaient de récupérer à leur tour le
mouvement populaire et ainsi risquer la division et entraîner la
révolution vers un échec programmé. Car enfin ni la gauche, ni
les syndicats, ni les Frères Musulmans, ne peuvent s’arroger le
droit de représenter exclusivement un mouvement de masse qui les
dépasse et qu’ils doivent servir. L’avenir du monde arabe
dépendra beaucoup de l’intelligence des oppositions qui
l’animent : à terme, celles-ci ne pourront blâmer
qu’elles-mêmes. On a même entendu des représentants religieux (à
l’instar du mufti d’Egypte) se placer du mauvais côté de
l’Histoire en condamnant les protestations populaires : si
l’islam institutionnel, l’islam serviteur de l’Etat, ne peut (ou
n’a pas le courage de) s’opposer au gouvernement qui l’emploie,
alors il est préférable qu’il se taise et n’instrumentalise
point la religion. L’avenir dépendra de la capacité à mettre sur
pied des plates-formes réunissant les voix d’opposition
plurielles et les élections démocratiques, décideront plus tard
de qui a la légitimité de représenter le peuple.
Les citoyens occidentaux épris de liberté et de valeurs
démocratiques sont aussi devant des choix historiques. Ils
peuvent faire semblant de croire à la rhétorique de leur
gouvernement respectif. Continuer à être naïfs - et se laisser
manipuler- en pensant que les Etats-Unis ou les Etats européens
redoutent les conséquences des révolutions populaires arabes car
ils craignent "sincèrement" que les islamistes s’installent au
pouvoir et mettent à mal les droits de l’homme, ceux des femmes
et, plus fondamentalement, les principes de la démocratie.
Quelle hypocrisie ! Les Etats-Unis n’ont-ils pas une longue
histoire de collaboration et de tractation avec les forces
islamiques et islamistes les plus traditionnelles, rétrogrades,
voire extrémistes, de l’Afghanistan à l’Arabie Saoudite ?
Ont-ils donc jamais été gênés par l’absence de démocratie et par
le manquement aux droits des femmes ? Les Etats-Unis, l’Europe
et les Nations Unies n’ont-ils pas contribué (avec l’accord du
gouvernement israélien) à la mise sur pied des premières
élections libres et transparentes dans les territoires occupés
en acceptant que le mouvement islamiste Hamas changeât de nom
sur les listes des desdites élections, et qu’ils les emportent
de façon prévisible... pour ensuite punir et étouffer le peuple
palestinien responsable de cette erreur politique ? L’histoire
des relations stratégiques des gouvernements occidentaux avec
les mouvements islamistes est longue et faites parfois
d’alliance : elle fut déterminée par les intérêts économiques et
géostratégiques et les gouvernements démocratiques n’ont eu
aucun état d’âme à s’allier aux forces les plus extrêmes. Il
appartient aux citoyens occidentaux de rester cohérents avec
leurs principes et d’exiger que leur gouvernement respecte les
principes démocratiques et le choix des peuples et qu’ils
cessent d’être (volontairement ou non) naïfs devant la
diabolisation à géométrie variable des oppositions dans le monde
arabe et les sociétés majoritairement musulmanes.
Notre responsabilité en Occident est immense en effet : parce
que nous avons la liberté, parce que nous avons accès à
l’éducation et à l’information, il est de notre responsabilité
de soutenir les revendications populaires légitimes sans
hypocrisie ni angélisme. Des forces d’opposition populistes,
conservatrices ou même potentiellement radicales, existent dans
toutes les sociétés d’Orient et d’Occident et le principe de la
démocratie consistent à les confronter par le débat et la
contradiction politique tant que celles-ci respectent l’état de
droit, le principes des élections libres et le processus
démocratique (avant et après les élections). Il ne peut jamais
être question pour les « démocrates du Nord » d’accepter, au nom
de la sécurité et des intérêts économiques et géostratégiques,
la dictature, le répression et la torture. Ce que nous avons
entendu ces derniers jours du gouvernement israélien appelant
l’Occident à soutenir le dictateur Moubarak est proprement
sidérant pour un pays qui s’honore d’être la seule démocratie de
la région. Comme si sa sécurité dépendait du fait d’être entouré
de dictateurs réprimant leur peuple ! Quelle étrange équation ?
Or, un Etat soucieux de sa sécurité et de la stabilité
régionales ne fait pas la paix avec des tortionnaires mais avec
des peuples libres et dont la dignité est respectée.
Depuis des années, à la suite des attentats terroristes, on a
lancé des débats et des forums de "dialogue" et/ou "alliance des
civilisations". A la lumière des événements très concrets du
monde arabe, ceux-ci apparaissent comme des exercices très
théoriques voire des manœuvres de distraction stratégique
destinés à nous empêcher d’aborder les vraies questions
politiques à la lumière des nouvelles relations internationales.
Le monde change, et le Moyen Orient s’ébranle : au lieu de
répéter jusqu’à l’ivresse, en Occident, que les forces
d’opposition dans le monde arabe sont dangereuses (parce que
exclusivement islamistes et/ou radicales) et que, implicitement,
il serait donc justifié que l’on limitât (ou contrôlât) l’accès
des Arabes et des musulmans à la démocratie ; il serait bon
d’accompagner les peuples vers leur liberté : c’est d’abord une
question d’humanisme et d’éthique politique. Quant à la défense
de "nos" intérêts qui nous fait parfois oublier bien vite nos
principes ; il faut rappeler qu’à long terme, le respect des
peuples et de leur dignité est le seul moyen de sécuriser notre
avenir en Occident car des peuples du Sud libres et ayant accès
à leurs richesses est le seul moyen d’endiguer les déséquilibres
internationaux, l’immigration et l’insécurité. Notre avenir est
lié, et donc commun.
Article paru dans Le Monde du samedi 12 février 2011
© Tariq Ramadan 2008
Publié le 18 février 2011
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