Opinion
Enjeux décisifs en
Syrie
Tariq
Ramadan

Tariq
Ramadan
Mardi 8 janvier
2013 Les chiffres
sont alarmants : plus de 60 000 morts en
Syrie et depuis août dernier on a
atteint une moyenne de plus de 5000
morts par mois, près de 170 par jour. La
communauté internationale observe,
ballotée entre les multiples voyages et
propositions de Lakhdar Brahimi, les
discours d’intention des présidents et
ministres... Et la guerre civile
continue, avec son lot d’atrocités et de
manipulations. Dans la confusion, il
est impératif de rappeler quelques
positions de principes avant d’essayer
d’interpréter les faits sans naïveté ni
faux espoirs. Le régime de Bachar al
Assad est un régime dictatorial,
corrompu et usurpateur, qui n’a jamais
hésité, depuis l’ère de son père déjà, à
tuer et à torturer ses opposants par
dizaines de milliers. La politique
intérieure a été une politique de
terreur.
Sur le plan régional, la Syrie a eu
un rôle très trouble au Liban en jouant
sur les alliances et les divisions
internes. Face à Israël, alors qu’elle a
été accusée de soutenir tous les
mouvements palestiniens de résistance,
la Syrie a surtout joué le rôle
d’épouvantail et d’ennemi utiles pour
les dirigeants successifs de Tel-Aviv :
au-delà des discours fermes, et parfois
incendiaires, le gouvernement syrien est
toujours resté très passif et ce même
quand les attaques israéliennes se sont
déroulées sur son sol, contre ses
(prétendus ?) réacteurs nucléaires,
comme en septembre 2007.
La Syrie, avec l’Iran, a été
présentée comme l’ennemi des intérêts
occidentaux, le pays incertain, en qui
on ne pouvait avoir confiance et dont il
fallait craindre le pire. Pourtant,
quand le peuple syrien a commencé à
descendre dans la rue, et que les civils
se faisaient tuer par centaines par
l’armée régulière, il a fallu plus de
huit mois aux administrations
américaines et européennes, pour changer
de discours et de politique à l’égard du
gouvernement syrien. Le courage et la
détermination de la population syrienne
ne correspondaient pas aux plans et aux
intérêts occidentaux dans la région :
pendant huit mois donc, les États-Unis
et l’Europe ont demandé à Bachar al
Assad de réformer son régime et de leur
rendre "plus démocratique".
Compte-tenu du déroulement de la
situation, sur le plan interne comme
régionalement - avec les bouleversements
en Égypte, en Tunisie, en Lybie, au
Yémen et les tensions en Jordanie, au
Bahreïn et toujours avec l’Iran -, il
fallait gagner du temps, trouver des
interlocuteurs un tant soit peu fiables
au sein de la nébuleuse de l’opposition
syrienne. Sans oublier l’offensive
stratégique de la Chine et de la Russie
- très présents dans la région
géostratégiquement et économiquement -
et qui avaient mal acceptés la mise en
scène de l’intervention en Libye, à
grands renforts de résolutions des
Nations Unies qui furent le prétexte à
l’élimination de Kadhafi et à la main
mise occidentale sur les ressources du
pays. Le scénario libyen ne se
renouvellerait pas une seconde fois et,
à la vérité, il paraît évident qu’aucun
acteur ne l’envisageait ni le désirait.
Le positionnement américain et
européen a changé au cours des mois et
la pression contre le gouvernement
syrien s’est intensifiée. En même temps
que le soutien officiel à l’opposition
syrienne, puis à l’armée libre peu à peu
constituée. L’Arabie Saoudite et le
Qatar devenaient des acteurs plus
engagés encore en finançant directement
et en armant l’opposition politique et
militaire. De leur côté, la Chine et la
Russie ont continué à se montrer
inflexibles quant à leur soutien au
régime de Bachar al Assad (acceptant
parfois d’envisager un futur sans lui,
mais sans réelle détermination). La
Turquie a délaissé sa politique de "pas
de conflits aux frontières" en soutenant
clairement les opposants au régime. Les
pions de l’échiquier ont été ainsi
difficilement et douloureusement
disposés pour parvenir à ... une impasse
: aucune solution diplomatique ou
politique n’est en vue, la guerre civile
continue, le nombre de morts augmente.
Dans le langage de l’administration
américaine, il s’agit d’un "conflit
régional de basse intensité", maitrisé
et, en soi, cyniquement, plus utile que
néfaste.
Les dividendes du conflit pourraient
être substantiels à court et à plus long
terme. Le Moyen-Orient est profondément
déstabilisé, et désormais divisé sur de
multiples fronts : sur le plan
politique, la tension entre les laïques
et les islamistes demeurent ; les
désaccords entre les sunnites sont
tangibles (salafis littéralistes,
réformistes, salafis jihadistes, etc.)
et la fracture entre les sunnites et les
chiites est devenue un des termes
majeurs de l’équation moyen-orientale.
Il faut y ajouter les alliances
politiques anciennes et nouvelles : pays
du Golfe non démocratiques et
pro-occidentaux, nouveaux pouvoirs
égyptiens, libyens et tunisiens,
instabilités irakienne et libanaise et
enfin ostracisme iranien.
Le Moyen-Orient traverse une crise
profonde et l’Occident, comme la Chine
et la Russie (ou encore la Turquie et
l’Inde) cherchent à se repositionner et
à protéger leurs intérêts économiques et
leurs alliances géostratégiques. Le
déplacement du centre de gravité de la
tension est également intéressant pour
la stratégie israélienne : le pays
traverse une crise interne mais
l’affaiblissement et les divisions des
pays arabes permettent, d’une part, à
l’allié américain de maintenir et de
renforcer les termes de la collaboration
et, d’autre part, au gouvernement
israélien de poursuivre sa lente
colonisation des territoires
palestiniens.
On peut - et on doit - s’opposer au
régime autocratique de Bachar al-Assad
mais cela ne peut pas vouloir dire que
l’on tombe dans le piège d’une
présentation simpliste du conflit et
d’un soutien aveugle aux résistants.
L’opposition syrienne est problématique
par sa constitution et certains de ses
alliés et soutiens sont dangereux par
leurs intentions avouées et inavouées.
La confusion est grande : il importe de
marier une position de principe
(opposition à la dictature) à une
lecture et à une vigilance politiques
qui refusent la naïveté (soutenir
aveuglement l’opposition).
L’Occident, la Chine et la Russie
semblent s’être mis d’accord à court
terme pour ne pas être d’accord ... et
les Syriens paient de leur vie ce
terrible cynisme. Ce qui est troublant
aujourd’hui, c’est de ne voir poindre
aucune alternative viable, aucune
solution autre que celle à laquelle
aboutira le langage des armes. Ce sera
long, très long, avec des milliers de
morts en sus. Avec un doute fondé :
libéré du despote, il n’est pas sûr que
le peuple syrien soit libéré de la
mainmise étrangère. C’est le contraire,
au demeurant, qui semble être le plus
probable.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 8 janvier 2013
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