Opinion
Être Musulmans à
l'ère de la mondialisation
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 6 août 2012
Que l’on vive dans une société
majoritairement musulmane ou en tant que
minorité religieuse, en Orient ou en
Occident, être musulmans est devenu
synonyme de questionnements, de
problèmes, de tensions, de méfiance,
voire de conflits et de guerres. Le
phénomène est désormais global et sa
normalisation a des conséquences sur les
perceptions, les relations, les discours
et les politiques qui se déterminent au
niveau local, régional, national et
international. Il n’est pas une semaine
qui passe sans que, à un endroit du
monde, la « question de l’islam » soit
abordée au travers d’une controverse
locale, d’un conflit régional, d’un
débat national soit encore à travers les
courants extrémistes violents, ou les
littéralistes, ou encore les islamistes
qui accèdent au pouvoir en Tunisie, au
Maroc, en Égypte (et ce des années après
avoir gagné les élections en Palestine).
L’islam, au-delà même des
interprétations extrêmes ou
littéralistes ou politiques, fait
problème et la globalisation de
l’information renforce une psychologie
collective mondiale qui est en train de
rendre naturel, d’une part, le doute, la
méfiance, voire la stigmatisation et,
d’autre part (du côté des musulmans),
des réactions défensives, qui vont d’une
mentalité de victime à une agressivité
parfois incontrôlée. Une époque bien
difficile pour les musulmans qui
doivent, localement et mondialement,
faire face à de nombreux défis.
La confusion est générale et tout
semble lié, mêlé, au cœur d’un flot
continu de couvertures médiatiques et
d’informations qui est difficile à
gérer, à analyser, à décrypter. Les
foulards finalement acceptés par la FIFA
aux Jeux Olympiques (mais toujours
refusés en France) ; des rassemblements
de protestations contre la shari’a dans
les rues de Londres ; une vaste
mobilisation contre l’application de
cette même shari’a aux États-Unis ;
quatre animateurs renvoyés (puis
réintégrés) de leur travail en France
car ils pratiquent le jeûne du Ramadan ;
puis encore des propos outrageants
contre les musulmans aux Pays-Bas… tout
cela est amplifié par la couverture
médiatique immédiate et par internet et
fait écho à la montée de l’islam
politique après les soulèvements arabes,
à la guerre civile en Syrie, à la
question israélo-palestinienne, aux
tensions shiites-sunnites, à la
lapidation appliquée au Nord du Mali par
des salafistes littéralistes et à la
résurgence des appels à une application
plus stricte de l’islam au Pakistan, en
Malaisie et dans certaines
pétromonarchies. Sans oublier la
répression qui continue de s’abattre sur
les musulmans en Chine, en Birmanie
aujourd’hui, et les tensions inter
religieuses dans de nombreux pays
africains et asiatiques. Observer l’état
du monde et des sociétés impose de
considérer la question de l’islam : elle
habite la coexistence des religions, le
rapport entre les civilisations, la
question de la sécularisation, les choix
idéologiques et les modèles étatiques,
les rapports aux cultures régionales et
à la mondialisation, la question des
sociétés civiles, le statut des femmes
et des citoyens. Impossible de faire
l’impasse : chaque être humain
responsable est confronté à la question
de l’islam et doit se faire une idée,
porter un jugement et prendre une
position en conséquence.
Il existe des lobbies et des centres
d’influence idéologique qui ont un
intérêt certain à maintenir la pression
médiatique dans le but de faire de
l’islam une menace, et des musulmans des
êtres douteux et dangereux. On se
souvient de ce qu’affirmait David
Yerushalmi (l’homme qui est
l’instigateur de la campagne
anti-shari’a aux États-Unis) : même si
l’application d’un projet de loi contre
la shari’a échoue, l’essentiel consiste
à faire du bruit, à créer la controverse
et à ancrer dans l’esprit du citoyen
ordinaire l’idée que l’islam est une
menace. En ce sens même un échec
retentissant (dans une campagne contre
l’islam) est un succès par le seul fait
qu’il soit retentissant. On retrouve
cette logique parmi les populistes de
nombreux pays et les campagnes
médiatiques ciblées fonctionnent selon
le même mode dans le traitement à
géométrie variable des réalités des
sociétés majoritairement musulmanes. Le
silence très majoritaire des médias
occidentaux sur les dictatures de Ben
Ali ou de Moubarak (quand ils étaient
des alliés en poste) a brusquement fait
place au soutien aux démocraties avec
des questionnements ciblés sur le
traitement des femmes, des homosexuels
et des minorités religieuses sous les
nouveaux régimes. Autant de questions
que l’on ne posait pas aux dictateurs et
que l’on aborde bien timidement quand il
est question des alliés des
pétromonarchies. On connaît ces
couvertures médiatiques tout à fait
idéologiques et les traitements douteux
de l’information.
Il reste qu’il ne s’agit pas « d’une
conspiration globale » contre l’islam et
les musulmans comme certains le
fantasment de façon parfois délirante.
Il existe des centres d’intérêts
idéologiques mais il est évident que la
machine médiatique et la réaction
politique qui s’ensuit sont entrées dans
une logique qui fonctionne en cercle
très vicieux. Les controverses
alimentent l’intérêt du public, font le
jeu des populistes et des alarmistes,
qui alimentent davantage le propos à des
fins électoralistes : les médias suivent
car à terme le succès d’audience est
assuré. A l’heure de la technologie de
pointe, du traitement instantané de
l’information et de la compétition
globale, l’islam est rentable.
Clairement, l’islam produit de l’argent
et de substantiels gains. Entre les
manipulations idéologiques et les
logiques capitalistes, le sujet de
l’islam, et donc le destin des
musulmans, sont enfermés dans une
dynamique négative, pour ne pas dire
oppressante.
Comment en sortir ? Comment, a
fortiori, sortir d’une mentalité de
victime qui souvent s’impose à nous tant
le tsunami mondial, médiatique et
politique, qui fait de l’islam une
menace global de l’ère moderne, semble
tout emporter sur son passage.
Paradoxalement, il faut noter que ce
phénomène lui-même – avec tout ce qu’il
a de négatif – draine avec lui les
éléments de son possible dépassement.
Quand tout le monde se questionne sur
l’islam et les musulmans – sans toujours
savoir de quoi il retourne -, il
appartient à ces derniers de s’engager à
expliquer, à enseigner, à dialoguer. Si
leur visibilité mondiale fait problème à
cause de leurs tenues vestimentaires, de
leurs noms, de leurs couleurs (ou des
conflits régionaux), il ne s’agit pas de
devenir moins visibles mais mieux
visibles : l’époque moderne appelle les
musulmans à un jihad global de la
connaissance, de l’enseignement, du
dialogue, de la communication et de la
résistance. Un jihad du témoignage
serein, pacifié et pacifique. Cela
commence par une connaissance de soi,
une autocritique évitant les tromperies
apologétiques autant que l’auto
flagellation instrumentalisée. Une
conscience musulmane doit naître qui
sache dire ce qui est de l’islam et ce
qui n’en est pas (dans le respect de la
diversité et le pluralisme) et dénoncer
les hypocrisies quant à soi autant que
les mensonges des idéologies intéressées
et/ou populistes. Une conscience ouverte
qui sache recevoir les questions
légitimes d’une majorité qui cherche à
comprendre autant qu’une conscience
courageuse qui ose faire face aux
racismes d’une minorité qui trompe, ment
et manipule. Il s’agit d’un engagement
individuel, local, national, mondial. La
dynamique qui fait aujourd’hui de
l’islam un problème contribue à en faire
une question : les musulmanes et les
musulmans sont responsables, au premier
chef, d’être les témoins confiants de
ses réponses.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 6 août 2012
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