Religion
Dépasser
l'islamisme
Tariq Ramadan

© Tariq
Ramadan
Lundi 5 août 2013
L’islamisme (ou "l’islam politique")
n’est pas mort. Ceux qui ont annoncé sa
fin, ou même l’ère du
« post-islamisme », se sont trompés,
nous le constatons tous les jours en
Afrique, au Moyen-Orient, ou en Asie.
Nous sommes loin encore de la
disparition ou de la mutation de
l’islamisme. C’est donc sous la forme
d’une thèse, d’un positionnement
idéologique, voire d’un voeu, que
j’affirme ici qu’il est impératif de
dépasser l’islam politique et d’établir
une critique fondamentale de l’islamisme
sous toutes ses formes.
Avant d’exposer les raisons d’une
telle prise de position, il convient de
préciser trois points qui sont
impératifs quant à la compréhension de
ma réflexion. La confusion est telle
aujourd’hui et les amalgames si
tendencieux, et si grossiers parfois,
que la clarté s’impose. Il faut donc
dire d’abord que les Frères Musulmans en
Égypte ou an-Nahda en Tunisie ont une
légitimité populaire et électorale dans
leur pays respectif et qu’il importe à
tout démocrate de respecter le choix des
urnes. On peut être en désaccord avec
les positions et les décisions des
islamistes au pouvoir mais rien ne peut
justifier un coup d’Etat militaire,
comme en Égypte (et de ce fait les
manifestants non violents qui demandent
le départ des militaires ont raison
d’exprimer leur refus de cette
manipulation). La seule vraie question
ici n’étant pas de savoir s’il peut y
avoir une démocratie avec les islamistes
(qui ont respecté les règles
démocratiques) mais bien s’il peut
exister ne serait-ce qu’un semblant de
démocratie avec des militaires qui n’ont
eux jamais, jamais, respecté cette
dernière depuis plus de soixante ans. En
Tunisie, la déstabilisation interne, par
le jeu malsain des forces islamistes
littéralistes (et extrêmistes) et des
laïques fondamentalistes et obtus, ne
peut avoir raison de la légitimité des
institutions. On ne peut justifier
l’injustifiable au nom de nos désaccords
idéologiques avec les élus du peuple.
La seconde précision tient au
problème de la terminologie. Nous sommes
dans une confusion terrible et l’on ne
sait plus très bien de qui et de quoi
l’on parle quand on réfère à l’
"islamisme". Cette dernière notion,
devenue négative et rédhibitoire, couvre
des mouvements allant d’al-Qaida (à
travers le monde et plus récemment au
Nord du Mali) jusqu’aux légalistes d’al-Nahda,
des Frères Musulmans en passant par les
partis de la Justice et du Développement
au pouvoir au Maroc et en Turquie (avec
certaines réserves, certes) ou encore le
régime iranien. Difficile de croire que
ces amalgames ne sont pas entretenus et
que l’usage de cette terminologie
approximative soit le fait du hasard. Et
ce d’autant plus que les pays du Golfe,
riches et alliés de l’Occident, dont les
autorités affirment que la démocratie
n’est pas islamique, qui appliquent
souvent la shari’a dans la forme légale
la plus répressive, qui interdisent aux
femmes une réelle participation sociale
et politique, ne sont jamais, eux,
affublés du qualificatif diabolisant d’
"islamistes" comme si leur positions ne
tenaient pas de l’islam politique. Il
importe de qualifier avec précision les
différents partis ou organisations
islamistes car il existe des mouvements
non violents, réformistes et légalistes,
et d’autres littéralistes et dogmatiques
et d’autres encore violents et
extrémistes : cette catégorisation est
la condition élémentaire de toutes
analyses scientifiques et politiques
sérieuses. Dans le présent article notre
critique est d’abord centrée sur les
positions des mouvements réformistes et
légalistes mais elle touche toutes les
tendances (en ce que le point commun des
tenants de l’islam politique est l’accès
au pouvoir de l’Etat).
Enfin, je tiens à préciser ici que la
critique de l’islamisme n’est en aucune
façon un signe d’adhésion quant aux
positionnements et aux projets
politiques de leurs opposants. Depuis
plus de soixante ans, les forces dites
"libérales", ou "progressistes", ou
"laïques", ou encore "de gauche" (ici,
c’est l’inflation des termes connotés
positivement) n’ont pas proposé
d’alternatives sérieuses pour sortir les
divers pays de la crise. Etre opposés
aux "rétrogrades islamistes" ne suffit
pas à établir la crédibilité idéologique
et pratique d’un quelconque courant
politique. Or ces courants "libéraux"
ont parfois négocié avec les dictateurs,
parfois pris langue avec l’Occident sans
avoir su être en phase avec leur propres
concitoyens, parfois enfin ils ont caché
leur division et leur inefficacité en
étant simplement unis contre "les
islamistes". Ces courants n’ont souvent
pas d’assise populaire, peu de
crédibilité et n’offrent pas de réelles
alternatives ; en sus, ils traversent
des crises multiples et profondes et
leurs leaders en sont les premiers
conscients. Ainsi notre critique de
ceux-là, n’est pas un blanc-seing aux
thèses de ceux-ci : au demeurant, il
s’agirait plutôt ici de mettre en
évidence la crise profonde de la
conscience politique dans les sociétés
majoritairement musulmanes, tout courant
idéologique confondu.
Il est impératif aujourd’hui de
dépasser l’islamisme. Lorsqu’au début du
vingtième siècle, les premiers courants
de l’islam politique s’installent et
s’organisent à travers le Moyen-Orient,
l’Afrique et l’Asie, ils ont d’abord (et
majoritairement) un triple objectif : se
libérer de la colonisation, revenir à
l’islam pour résister à
l’occidentalisation culturelle et ce
sont enfin des mouvements populaires qui
développent les mêmes thèses que ceux
que l’on retrouvera en Amérique latine
au cœur de la théologie de la libération
quant à défendre la justice sociale et à
donner la priorité aux pauvres et aux
opprimés. Ils étaient religieusement
conservateurs, socialement et
économiquement très proches des peuples
et pensaient naturellement que
l’Etat-Nation était le meilleur moyen de
libérer leur pays, alors sous le joug
d’une colonisation multidimensionnelle.
Que l’on adhère ou non aux thèses de ces
mouvements, on pouvait comprendre la
logique de leur positionnement
idéologique et politique.
Le monde a changé et tout porte à
croire que les courants islamistes,
comme les Frères Musulmans et toutes les
tendances légalistes et réformistes,
n’ont pas pris la mesure des
bouleversements mondiaux historiques,
des transformations dans les rapports
internationaux de pouvoir, et plus
fondamentalement du nouveau paradigme de
la globalisation. De plus, ce qui était
à l’origine compris comme un moyen de la
réforme sociale, politique, économique
et culturel, le pouvoir de l’Etat, a
fini par devenir une fin en soi et à
contribuer à pervertir les intentions,
autant que les actions, d’un très large
segment des mouvements islamistes. Tous
ces facteurs réunis ont, avec le temps,
opéré un décalage entre les thèses
répétées de ces mouvements - préservant
certes un réel soutien populaire - et
leur capacité à répondre aux défis de
l’époque. Devenus des mouvements
islamistes nationalistes, leur obsession
du rapport à l’Etat a fini par leur
faire négliger les vraies questions
économiques, les défis culturels
majeurs, voire même de délaisser les
questions fondamentales de la liberté,
de la citoyenneté et de l’autonomie de
l’individu. Pressés dans l’opposition et
totalement investis (et prisonniers)
dans la volonté de légitimiser, aux yeux
de l’Occident, le bien fondé de leur
participation au processus démocratique
en tant que forces crédibles, ouvertes
et dignes de confiance, les islamistes
sont devenus une force de réaction qui
au nom du pragmatisme, et en allant de
compromis en compromis, ont certes
préservé la référence religieuse de leur
discours mais en la vidant de son
potentiel de libération sociale,
économique et culturelle.
Nous sommes bien loin des thèses
d’une interprétation nouvelle des
sources scripturaires ou d’une
"théologie" de la libération des peuples
qui mettrait en avant la priorité des
pauvres et des opprimés et qui, enfin,
penserait les rapports sociaux et
politiques en termes économiques et
culturels. Les islamistes n’offrent pas
d’alternatives économiques viables et
crédibles aujourd’hui et, au nom de
cette constante obsession de leur
reconnaissance internationale, ils ont
plié devant les impératifs de l’économie
capitaliste dominante. La référence
religieuse est devenue une référence
réactive, et strictement protectrice
(essentiellement contre les dérives
permissives de l’Occident et des
occidentalisés), sans capacité à offrir
des alternatives éthiques sur les plans
de l’éducation, de la justice sociale,
de l’environnement, de la culture et de
la communication. On assiste même
parfois à des dérives populistes dans
les discours qui instrumentalisent la
parole religieuse à des fins avant tout
identitaires, émotionnelles et, bien
sûr, électoralistes.
On peut célébrer la réussite
économique de la Turquie, de même que
leur capacité à avoir prouvé leurs
compétences et leur pragmatisme (sans
oublier d’être critique sur les absences
de liberté, et les velléités de certains
dirigeants de monopoliser le pouvoir) ;
on peut saluer l’évolution de la pensée
des islamistes qui affirment aujourd’hui
que "la liberté vient avant la shari’a"
ou qu’il faut établir un Etat civil avec
des références islamiques plutôt qu’un
"Etat islamique" de nature théocratique,
etc. Ces derniers propos restent encore
davantage des slogans (répondant aux
attaques, notamment au moment de
l’exercice du pouvoir), que les
fondements d’un projet politique clair,
original, réellement alternatif. Car
enfin qu’y a-t-il de nouveau dans les
programmes des islamistes légalistes et
conservateurs, si ce n’est de montrer
qu’ils sont capables de faire aussi bien
que leurs opposants et ici, faudrait-il
plutôt dire, aussi mal qu’eux quant à
l’incapacité généralisée à changer
l’ordre des choses.
Peut-être faudrait-il commencer par
revoir les priorités, par changer
fondamentalement de paradigme, et que
l’islam politique cesse d’être,
intrinsèquement, politique. Après près
d’un siècle d’opposition aux pouvoirs,
et quelques décennies de son exercice,
l’islamisme est devenue une idéologie de
moyens et de gestion et n’offre de
proposition de sens et de renouveau
qu’en réaction aux "agressions des
ennemis" de l’Occident ou de
l’intérieur. Les sociétés
majoritairement musulmanes ne pourront
pas se libérer avec une telle vision
réactive et limitée. Il est urgent
d’être à l’écoute des peuples qui ont
besoin de sens, de dignité et de
spiritualité. Cette dernière ne
correspond pas du tout à une vision
éthérée du rapport à la foi, à la
religion ou aux règles : il s’agit ici
de penser les finalités de l’agir humain
et de développer les contours d’une
éthique individuelle et sociale qui soit
une réelle alternative à l’ordre injuste
et inhumain du monde. Les besoins de
sens, de liberté, de justice et de
dignité sont patents et les musulmans
ont besoin que l’on élabore enfin une
philosophie holistique des fins et non
plus qu’on s’en tienne à la gestion
chaotique des moyens dans laquelle
l’islam politique s’est enfermée. Les
sociétés majoritairement musulmanes ont
besoin d’une révolution intellectuelle :
radicale dans son essence, courageuse
quant à ses objectifs.
Loin des pouvoirs, à distance des
enjeux politiques et politiciens, il
s’agit de se réconcilier avec la densité
et l’amplitude de la profonde tradition
de la civilisation islamique qui portait
un sens, stipulait des règles à la
lumière des objectifs de dignité, de
liberté, de justice et de paix. Les
peuples musulmans ont aujourd’hui besoin
de cette réconciliation, de cette
réappropriation de soi. Il est question
de spiritualité et de mystique : non pas
de ce type de soufisme dévoyé, qui en ne
voulant pas "faire de politique" a
essentiellement fait la politique des
pouvoirs et des colonisateurs, mais de
cette quête de soi que le soufisme
authentique n’a jamais divorcé de la
préoccupation humaine, sociale et
politique ( au sens de la gouvernance
sage et juste). On ne peut se contenter
d’affirmer que la liberté vient avant la
"shari’a" : ce qui fait défaut, c’est
l’élaboration d’une réflexion profonde
sur la liberté à l’époque contemporaine
et des objectifs supérieurs de la Voie (ash-shari’a)
au-delà de sa réduction à un corps de
règles, présentées comme les lois
intangibles de Dieu. Ce que ash-Shabiti
a fait dans sa synthèse sur "les
objectifs de la shari’a", et qui est
proprement une "philosophie du droit",
il faut le produire impérativement avec
la notion liberté et développer une
"philosophie de la liberté" qui ne soit
pas étriquée, réactive ou dogmatique
mais ample, holistique et libératrice,
pour les femmes comme pour les hommes.
Il est un urgent besoin de jeunes
savants (ulama), des femmes et des
hommes, et d’intellectuels qui soient un
peu courageux. Respectueux du message et
des règles immuables de la pratique, il
est impératif qu’ils se réconcilient
avec l’audace intellectuelle de ceux qui
ont donné force à la tradition islamique
millénaire. Face aux institutions qui
les ont parfois formés et qui sont
étatiquement sous contrôle et
intellectuellement frileuses (à l’instar
d’al-Azhar ou de Umm al-Qura
aujourd’hui), les jeunes générations
musulmanes doivent se libérer,
s’affirmer, et donner sens à une
dynamique de la société civile qui cesse
d’être passive, ou de simplement se
plaindre et de s’indigner, pour explorer
de nouvelles voies, proposer des
alternatives. Fidèle à soi, résistant à
l’ordre des choses.
Les défis sont immenses et en se
libérant de l’obsession "politique", un
mouvement de pensée devrait élaborer les
termes d’un contre pouvoir qui pense la
libération des peuples par l’éducation,
l’engagement social, les alternatives à
l’économie dominante et la créativité
culturelle et artistique. Sur le plan
interne, j’ai mentionné les défis
intellectuels qui consistent à penser
les finalités générales et à développer
une vision globale quant à garantir la
liberté, l’autonomie et la justice. La
question des divisions internes est
prioritaire entre les sunnites et les
shiites d’abord et, bien sûr, entre les
différents courants de pensée (entre les
laïques et les islamistes également) et
elle doit être soulevée : les sujets de
division sont parfois graves, et parfois
tout simplement risibles, et il
appartient aux ulamas, aux intellectuels
libres et aux activistes de sortir de ce
piège (que les islamistes entretiennent
parfois aujourd’hui au point de s’y
perdre et de s’y noyer). Les musulmans
ne sont pas seuls à résister. Non
seulement il est urgent d’établir des
relations Sud-Sud et de sortir de la
relation biaisée "Islam-Occident" mais
il importe d’explorer les potentialités
de nouveaux partenariats éducatifs,
scientifiques et culturels avec des
peuples et des dynamiques d’Amérique
latine, d’Afrique et d’Asie. La pensée
musulmane, qui fut nourrie par l’idée
qu’il faut faire sienne la sagesse d’où
qu’elle vienne, a fini par s’isoler, se
recroqueviller et se dessécher par son
incapacité à étudier, à échanger, et à
tirer profit des apports des autres
civilisations, cultures et sociétés. Les
islamistes ne dérogent pas à l’air du
temps : obsédés par le Nord, ils en ont
perdu le Sud ( la Qibla qui dirige vers
le centre et qui dit le sens, ne
donne-t-elle pas pourtant la même valeur
et la même dignité à toutes les
périphéries ?).
Les islamistes d’aujourd’hui ont
développé un message conservateur
d’adaptation. La conscience musulmane
contemporaine doit s’en libérer et
renouer avec la force réformatrice et
quasi révolutionnaire du message
spirituel et humain de sa tradition qui
l’appelle autant à la réconciliation
avec soi qu’à l’ouverture à autrui. Un
cycle se termine et nous avons besoin de
renouveau : ne serait-ce déjà qu’en
connaissant mieux notre héritage, en
déterminant nos priorités et en sachant
mieux faire usage des nouveaux moyens à
notre disposition pour parvenir à
réaliser les objectifs. Il s’agit de
liberté, de dignité et de libération et
le paradoxe tient au fait que les
musulmans sont les gardiens
inconscients, et tiennent dans leur main
tremblante, les clefs de leur propre
prison.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 5 août 2013
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