Opinion
Du bon usage des
religions en général,
et de l'islam en particulier
Tariq
Ramadan

© Tariq Ramadan
Mardi 5 février
2013 J’ai participé la semaine
dernière à un débat intéressant, à
l’université de Cambridge (UK), avec
notamment le Professeur Richard Dawkins,
biologiste évolutionniste athée et le Dr
Ronald William, ancien Archbishop de
Canterbury. La question était relative à
l’incompatibilité des religions avec les
sociétés modernes et les défis du XXIème
siècle. Prof. Dawkins et son camp
défendaient l’idée que les religions
étaient plus néfastes qu’utiles et
qu’elles étaient "le mal" en maintenant
la thèse d’un Créateur de l’univers qui,
au demeurant, est qu’une (mauvaise)
opinion, une aberration, ne reposant sur
aucune preuve. Le propos était
tranchant, dur, un brin dogmatique : les
religions sont dangereuses et on doit
s’engager contre leurs affabulations
tout en espérant leur disparition.
Étrange conclusion d’une posture qui se
présente comme rationaliste et humaniste
: éliminer "l’adversaire", espérer son
anéantissement au nom des vérités
"scientifiques" qui sont seules vraies
et qui seules méritent le respect. Le
dogmatisme, on le voit, peut autant être
l’enfant du rationalisme que celui des
religions.
Regarder la vidéo du débat :
http://www.tariqramadan.com/spip.ph...
Encore faudrait-il commencer par le
commencement. La "vérité" que serait la
non existence du Créateur n’est autre
qu’un postulat qui ne peut se prévaloir
d’aucune preuve, comme le reconnait
Dawkins et tant de philosophes et
scientifiques avant lui. C’est donc une
"opinion", une "croyance", le produit
d’une "foi", au même titre que la thèse
opposée. Le rationalisme athée ne peut
s’arroger le monopole de l’expression
scientifique pour la simple et bonne
raison que son propos sur Dieu n’est pas
"scientifique", ne s’appuie sur aucune
preuve et se construit au gré
d’hypothèses et de probabilités. Ce qui
demeure troublant, c’est l’attitude et
la tournure intellectuelle, quasi
religieuse, des partisans de la mort des
religions : si ces dernières refusent le
paradis à leurs opposants ou aux
"infidèles", on constate que les
premiers espèrent de la même façon
l’élimination de ces "dangereux"
croyants, "puérils" et "illuminés". Il
apparaît pourtant que la seule attitude
humaniste - entre deux thèses dont
aucune ne peut apporter la preuve
rationnelle définitive de son bien-fondé
- serait non seulement d’engager le
débat mais également de le souhaiter par
souci de bonne santé intellectuelle
mutuelle : car enfin, dans tous les cas,
on apprend avec ces débats à entretenir
l’autocritique et l’humilité
intellectuelle. Le XXIème siècle et les
athées ont besoin de la présence des
religions, comme ces dernières ont
besoin des défis actuels et des
contempteurs de leur époque pour élever
la conscience et l’intelligence de
celles et de ceux qui lisent les textes
sacrés atemporels et veulent répondre
aux questions de leur temps. A
Cambridge, lors du vote,
l’impressionnante audience a donné tort
à Dawkins et à son camp : plus d’un
millier d’étudiants et de participants
ont estimé, à une très large majorité,
que les religions demeuraient une
nécessité de l’histoire et de l’avenir.
Au-delà de cette question, le malaise
est néanmoins profond et révélateur. À
l’époque contemporaine les religions ont
certes le droit au chapitre dans la
société civile, mais ce désormais
presque uniquement quand il est question
des interrogations problématiques qui
naissent de l’époque ou que formulent
les progressistes agnostiques ou athées.
Les religions sont sommées de répondre
aux questions récurrentes liées à la
science, à l’évolution, au statut des
femmes, de l’homosexualité, etc. Ces
questions sont importantes et la
conscience religieuse contemporaine doit
les aborder et prendre des positions au
coeur de ces débats. Il reste que la
présence du religieux se traduit en
termes polémiques, avec une posture
défensive, perpétuellement en quête de
justifications. Le rapport historique de
pouvoir s’est clairement inversé et on
assiste parfois à une sorte d’imposition
unilatérale des normes de la pensée
progressiste athée ou agnostique : la
pression est forte et dans certains
débats, on n’est pas loin d’un nouveau
type d’inquisition intellectuelle.
Difficile, dans ces circonstances, de
mettre en avant les multiples
contributions des religions à
l’édification de l’Homme dans
l’Histoire. L’époque moderne ressemble
souvent à une sorte de Tribunal
"scientifique", "progressiste",
"rationnel" (et irrationnel) de toutes
ces religions à "l’archaïsme résistant".
En Occident, la nouvelle visibilité
des citoyens et résidents musulmans a
fait de l’islam une cible de choix, en
ce sens. Des millions de musulmans -
dont les mosquées, la tenue
vestimentaire et les pratiques
religieuses sont visibles - interpellent
leurs concitoyens, les intellectuels et
les politiques : un temps passé semble
revenir avec le retour du religieux que
certains pensaient avoir dépassé. Les
musulmans sont de fait soumis à la même
perpétuelle pression sur le bien-fondé
de leur croyance, leurs pratiques et
leurs positions sur la "shari’a", le
"jihad", le terrorisme, la violence, les
femmes, le foulard, l’homosexualité,
etc. Leur religion et leur présence sont
devenues des problèmes et ils passent la
plupart de leur temps à expliquer en
quoi cette perception est erronée. La
classe politique, les intellectuels, les
journalistes et les citoyens en général
n’accèdent pas même à cette idée que la
présence de l’islam et des musulmans
pourrait être d’un quelconque intérêt ou
avoir un apport positif dans les
sociétés occidentales. Les plus ouverts
n’y voient pas de "problème" mais de là
à y voir "une contribution" possible, il
y a loin. Ils peuvent même inviter les
musulmans à avoir une présence plus
normalisée ou, en d’autres mots, moins
visible à tous points de vue. Certains
musulmans - peu rassurés - s’engouffrent
dans la brèche de cette "ouverture"
d’esprit formulée par leurs concitoyens.
On en vient à ne pas même imaginer une
présence positive, participative,
contributive, de l’islam en Occident. Il
est question d’un problème à résoudre,
tout au plus.
Pourtant, la tradition musulmane,
comme toutes les philosophies et les
religions, appelle la conscience humaine
à s’intéresser au sens de la vie, à la
dignité humaine, au respect de
l’intégrité des êtres à l’heure où se
répandent des pratiques dangereuses, de
l’eugénisme à la légalisation de la
torture. La spiritualité musulmane, des
écoles juridiques aux cercles mystiques
(soufis), invite la conscience et le
cœur des êtres à penser les termes et
les conditions de la liberté de l’être,
et du détachement. Elle questionne les
fondements même du consumérisme et de la
servitude marchande. N’y aurait-il rien
à partager avec des citoyens dont la
spiritualité et la pratique mettent au
premiers plans le sens de la
responsabilité et la nécessité de
devenir un sujet, un être et un adulte
responsable ? Comme les philosophies,
les religions et les spiritualités,
l’islam questionne les finalités que
nous assignons à nos activités
(politiques, économies, sciences, etc.)
et à nos moyens (technologiques,
militaires, etc.). Il ne doit pas s’agir
de convertir autrui ni d’imposer des
limites aux savoirs et à la liberté mais
de poser des questions sur les fins, sur
l’éthique, sur la dignité de soi, des
êtres et de la Nature. Au cœur de
l’islam réside un impératif de
solidarité dont notre individualisme
assumé a pourtant bien besoin : le droit
du pauvre participe du devoir de
conscience de chacun.
Nos sociétés n’ont-elles pas besoin
de réflexions de cette nature ? De
débats profonds sur les fondements
éthiques et les finalités ? Les
religions en général et l’islam en
particulier n’auraient-ils donc rien à
exprimer d’autre que de sempiternelles
justifications au cœur d’une guerre
idéologique pernicieuse. L’Occident
prendra-t-il conscience de la riche
diversité qui l’habite ? Saura-t-il
faire un bon usage de la présence de
l’islam et des musulmans en comprenant
leur rôle positif au coeur des débats
philosophiques majeurs dont notre époque
a besoin ? Saura-t-il se réconcilier
avec ses propres valeurs relatives au
pluralisme et à l’égalité ? Les
musulmans sauront-ils se libérer de
cette posture qui entretient une pensée
victimaire de citoyens physiquement
visibles, objet de la perception
négative de leurs concitoyens ? Ont-ils
les moyens de devenir
intellectuellement, scientifiquement,
artistiquement, éthiquement visibles en
tant que sujets critiques, croyants et
néanmoins libres. Au confluent de ces
deux séries de questions se terre
l’horizon de notre avenir commun. En
Occident comme à l’Orient. Tel est le
destin commun des riches comme des plus
pauvres, le questionnement existentiel
de tous.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 5 février 2013
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