Les propos du pape Benoît XVI tenus à Ratisbonne
le 12 septembre 2006 auront sans doute eu, sur le long terme,
des conséquences plus positives que négatives. Au-delà de la
polémique, cette conférence a provoqué une prise de conscience
sur la nature des responsabilités portées par les chrétiens
comme par les musulmans en Occident.
Les références au djihad et à la violence de
l’islam dans l’exposé du pape ont choqué les musulmans, même
s’il s’agissait d’une citation de l’empereur byzantin Manuel II
Paléologue. On conçoit donc qu’il faille ouvrir le débat sur les
fondements théologiques respectifs et le substrat commun des
deux religions. L’appel des savants musulmans à travers le monde
autour de la "parole commune" allait en ce sens : nos traditions
ont le même Dieu qui nous appelle à respecter la dignité et la
liberté humaines.
Dans un monde qui traverse une crise économique
sans précédent, où la politique, la finance, le rapport à
l’humain et à l’environnement manquent de conscience et
d’éthique, il ne s’agit pas de créer une nouvelle alliance des
religions contre l’ordre "sécularisé" ou "immoral", mais bien
plutôt d’apporter une contribution constructive aux débats afin
que les logiques économiques ou guerrières ne détruisent pas ce
qu’il reste d’humanité aux êtres humains.
Notre dialogue constructif sur les valeurs et
les finalités communes est autrement plus important et impératif
que nos rivalités sur le nombre de fidèles, le prosélytisme et
la compétition stérile quant à la détention exclusive de la
Vérité. Les esprits dogmatiques qui, dans les deux religions,
s’accaparent la vérité, travaillent somme toute contre les
intérêts de leur religion respective. Quiconque affirme qu’il
détient seul la vérité et que "le mensonge, c’est les autres"...
est déjà dans l’erreur. Notre dialogue doit lutter contre les
tentations dogmatiques en s’appuyant sur un dialogue profond,
critique et toujours respectueux. Un dialogue dont le sérieux
nous impose l’humilité.
Il faut commencer un dialogue sur les
civilisations. La peur du présent nous fait parfois lire le
passé avec une vision biaisée : le pape avait étonnamment
affirmé que les racines de l’Europe étaient grecques et
chrétiennes, comme pour conjurer la menace présente de la
présence musulmane en Europe. Sa lecture est réductrice et il
faut revenir aux faits passés comme à l’histoire des idées.
On s’aperçoit alors que cette opposition entre
l’islam et l’Occident est une pure projection, presque un
instrument idéologique, destiné à créer des entités que l’on
oppose ou que l’on invite à dialoguer. Or, il y a beaucoup
d’islam en Occident et beaucoup d’Occident en islam, et il est
important que l’on inaugure une réflexion interne et critique :
qu’Occident et Europe ouvrent un débat de l’intérieur comme
doivent le faire islam et musulmans afin de se réconcilier avec
la diversité et la pluralité de leur passé respectif.
Ce devoir de mémoire est impératif pour la
conscience collective qui veut éviter les polarisations
émotionnelles et considérer comme il se doit la pluralité
intellectuelle et philosophique qui la constitue. On s’aperçoit
alors que le débat sur la raison et la foi, et les vérités de la
rationalité, a traversé les civilisations, et qu’il n’est point
une spécificité grecque ou chrétienne, ou encore une prérogative
des Lumières.
Les propos du pape à Ratisbonne ont ainsi ouvert
des chantiers qu’il faut explorer et exploiter positivement,
afin de construire des ponts et de nous engager ensemble dans la
contribution commune aux questions sociales, culturelles et
économiques de notre temps.
C’est avec cet esprit que je participerai à ces
débats les 4, 5 et 6 novembre à Rome, et à la rencontre avec le
pape, prévue le 6. Il s’agit de faire face à nos responsabilités
respectives et partagées, et de nous engager ensemble à rendre
notre univers plus juste dans le respect des croyances et des
libertés. Il faudra donc également parler de la liberté de
conscience, des lieux de prières, de l’"argument de la
réciprocité" : toutes les questions doivent être possibles dans
une atmosphère de confiance et de respect.
Il importe que chacun s’assoie à la table avec
l’humilité qui consiste à ne pas penser qu’il détient seul la
vérité.
Article paru dans le journal
"Le Monde".