J’ai l’intime
souvenir de sa présence, de ses mots, de ses silences. De
longs silences parfois, noyés dans la mémoire, les pensées,
et l’amertume... bien souvent. Il avait l’œil vif, le regard
pénétrant et profond qui tantôt portaient sa chaleur, sa
douceur, ses larmes ; tantôt armaient sa détermination, son
engagement et ses colères. Que de fois il me fut difficile
de croiser l’expression de ses yeux grands ouverts,
puissants, suggestifs, interpellateurs qui accompagnaient
ses mots jusqu’à mon cœur, qu’ils éveillaient,
troublaient ou ébranlaient. Tous ceux qui l’ont rencontré
ont été emportés par ce trouble, ce tremblement intérieur :
il avait appris l’essentiel, il appelait à l’essentiel, sans
détour. Avec cœur, toujours ; et tellement d’intelligence.
Il craignait tant de faire mal, de blesser, d’écorcher : sa
gentillesse provoquait ses hésitations, et parfois ses
maladresses.
A ses côtés, très
tôt, j’ai appris combien le monde se nourrit de mensonges,
de rumeurs et de médisances. Les hommes, quand ils perdent
la morale, trouvent la jungle, et deviennent des loups. Ils
furent nombreux autour de lui de cette espèce : ceux qui
l’ont combattu et sali par intérêt politique, ceux qui l’ont
oublié par intérêt professionnel, ceux qui l’ont trahi par
intérêt financier. On a tant dit, tant écrit, tant menti :
qui l’avait rencontré qu’il n’avait vu, qui lui avait parlé
qu’il n’entendit jamais, qui était dans le secret des
complots qu’il n’avait pas même rêvé... En ma mémoire
résonnent les mots d’un de ses frères de route : "Il aurait
pu être millionnaire, non pas en flattant les rois, mais en
acceptant simplement de se taire et de faire silence sur ce
qui est : il a refusé, il a dit et redit la vérité, devant
Dieu, sans crainte de tout perdre". Et cette histoire, mille
fois répétée par mon frère aîné Aymen, et qui lui fit verser
tant de larmes : il avait quinze ans quand il l’entendit
dire, lors d’un voyage qui les mit en présence de princes
fortunés : "L’argent que vous voulez me donner se dépose sur
la paume de ma main ; quant à moi, par ordre de Dieu, je ne
travaille que pour ce qui se dépose et pénètre dans les
cœurs"... mon frère avait quinze ans quand il le vit, malgré
toutes ses difficultés matérielles, refuser des montants
exorbitants au nom de sa foi en Dieu, de son exigence de
vérité et de son amour pour la justice. Aymen n’a jamais
oublié la leçon ; elle l’a façonné, il l’a transmise.
Il avait tout
appris d’un homme, qui lui avait tant donné, tant offert et
qui, très tôt, l’avait formé et protégé. A son sujet, il
était intarissable : Hassan al-Banna, par son total
dévouement à Dieu et à ses enseignements, avait mis la
lumière en son cœur et tracé le chemin de son engagement. A
tous ceux qui le critiquaient, qui parlaient sans l’avoir
même rencontré, ou entendu, ou seulement lu, il rappelait
combien, à ses côtés, il avait appris la spiritualité,
l’amour, la fraternité et l’humilité. Des heures durant, il
faisait naître de sa mémoire les événements et les instants
qui l’avaient marqués alors qu’il était comme son fils et
qu’on l’appelait respectueusement, dans toute l’Egypte, "le
petit Hassan al-Banna" ou le « petit Guide ». La foi
profonde de son maître, sa dévotion, son intelligence, sa
science, son ouverture d’esprit, sa bonté et sa douceur
étaient les qualités qui émanaient de façon permanente de
ses descriptions. Souvent, il parlait de sa détermination
dans son engagement de tous les instants contre le
colonialisme, contre l’injustice, pour l’islam : cette
détermination n’a jamais été une caution à la violence qu’il
refusait, comme il refusait l’idée dune "révolution
islamique". La seule exception concernait la Palestine : le
message d’ al-Banna était clair ; la résistance armée
s’impose face aux desseins des terroristes de l’ Irgoun ou
de l’ensemble des colons sionistes. Il avait appris de
Hassan al-Banna, comme il le dit un jour, "à poser le front
à terre" : le vrai sens de la prière donnant force, dans
l’humilité, au sens d’une vie entière. Il avait appris
encore l’amour en Dieu, la patience, l’importance du travail
en profondeur, l’éducation et la solidarité. Il avait appris
enfin à tout donner : après l’assassinat de son maître, en
1949, il retint la leçon et sacrifia tout pour faire
entendre le message libérateur de l’islam. L’histoire est
écrite par les puissants ; les pires calomnies avaient été
dites à propos de l’imâm Hassan al-Banna : il n’eut de cesse
d’écrire et de dire les vérités dont il s’était nourri. Mais
l’amour du pouvoir des despotes a causé la mort et répandu
le sang, beaucoup de sang ; et tellement de tortures.
Déjà, alors qu’il
avait à peine vingt ans, al-Banna lui avait confié la
direction de son journal al-Shihâb ; il avait ensuite
été volontaire en Palestine, à l’âge de 21 ans, participant
à la défense de Jérusalem. En 1948, à 22 ans, il se rendit
au Pakistan où il fut pressenti pour le poste de Secrétaire
général du Congrès islamique mondial : sa
détermination effraya les "diplomates". Il resta de nombreux
mois au Pakistan : il prit part aux débats sur la question
constitutionnelle et anima une émission de radio
hebdomadaire sur l’islam et le monde musulman qui le rendit
très populaire auprès des jeunes et des intellectuels. De
retour en Egypte, il s’engagea dans la mobilisation pour la
réforme sociale et politique. Il parcourait le pays, donnait
des conférences, animait des rencontres. En 1952, il lança,
sur le modèle d’al-Shihâb, un journal mensuel al-Muslimûn
dans lequel allait écrire les plus grands savants musulmans
et qui allait être diffusé du Maroc à l’Indonésie en langue
arabe et anglaise. Mais Hassan al-Banna, bien avant son
assassinat, les avait avertis : la route serait longue,
jalonnée de douleur, de tristesse et d’adversité... Il
savait, lui et tous ceux qui l’accompagnaient, qu’ils
auraient à subir le mensonge, l’humiliation, la torture,
l’exil ou la mort.
L’exil. Nasser
les avait trompés, les avait emprisonnés ou tués... Il dut
quitter son pays en 1954, il n’y est plus revenu qu’en ce 8
août 1995, dans son cercueil... Quarante et un an d’exil, de
souffrances, d’engagement et de sacrifices. Pour Dieu, pour
la justice, contre toutes les dictatures et les hypocrisies.
L’exil, exigence de la foi. Le long de cette route, les
difficultés et les peines furent nombreuses et continuelles.
En Palestine, d’abord, où il fut désigné Secrétaire général
du Congrès islamique mondial de Jérusalem avant
d’être banni de la ville par Glob Pascha soumis aux ordres
américains. A Damas ensuite, où il reprit la diffusion d’al-Muslimûn
avec Mustapha a’-Sibâ’i ; puis au Liban, avant d’arriver à
Genève en 1958. Il obtint son doctorat à Cologne en 1959 :
il publia sa thèse sous le titre Islamic Law, Its Scope
and Equity dans laquelle il présenta la synthèse des
positions fondamentales de Hassan al-Banna en matière de
sharî’a, de juridiction, d’organisation politique et de
pluralisme religieux. Ouvrage essentiel, le premier sans
doute en langue occidentale, sur la question de la référence
islamique globale : on y trouve de la conviction, de la
détermination en même temps qu’une ouverture d’esprit
manifeste et permanente ; jamais la moindre caution à la
violence.
Il fonda le
Centre Islamique de Genève en 1961 avec le soutien et la
participation de Muhammad Natsir, de Muhammad Assad, de
Muhammad Hamidullah, de Zafar Ahmad al-Ansâri et Abu
al-Hassan a’-Nadawi. Figures emblématiques, frères fidèles
de la même lutte. Ce Centre Islamique devait servir de
modèle pour la création d’autres lieux à Munich, à Londres,
à Washington et de façon général en Occident : l’objectif
était de permettre aux musulmans émigrant en Europe ou aux
Etats-Unis, de garder un lien avec leur religion, de trouver
un lieu d’accueil et de réflexion. Il s’agissait également
de produire une activité absolument indépendante afin de
présenter l’islam, d’effectuer un travail de publication
libre, d’analyser les questions du moment sans contrainte.
De nombreux ouvrages et fascicules furent publiés en arabe,
en anglais, en français et en allemand depuis Genève avec,
par ailleurs, la reprise du journal al-Muslimûn. dont
la diffusion cessera en 1967. Dans le même temps, il pensa
la création de la Ligue islamique mondiale dont il
rédigea les premiers statuts. Son engagement était total et
les fonds saoudiens qu’il reçut par l’intermédiaire de cette
même Ligue islamique , alors opposée au pouvoir
nassérien et qui jouait-là une carte stratégique, n’ont
jamais été soumis à des conditions particulières
d’engagement ou de silence politiques. Quand, à la fin des
années soixante, la Ligue islamique mondiale , très
saoudienne, émit des conditions à son soutien financier, en
particulier d’avoir une main-mise sur le Centre islamique et
ses activités, il refusa. Les vivres furent coupés dès
1971 : l’indépendance de pensée et d’action était préservée.
La route serait longue et difficile ; il n’en a jamais
douté, comme il a toujours su quel serait le prix à payer
pour l’indépendance et la parole de vérité.
Combien l’ont
connu et apprécié durant ces années pleines. Voyageant dans
les pays du monde entier ; s’exprimant en Malaisie,
séjournant en Angleterre, en Autriche ou au Etats-Unis,
créant des liens, diffusant une pensée profonde, analytique
et toujours nourrie par la spiritualité et l’amour. Al-Mawdûdî
l’avait remercié de l’avoir réveillé de son inconscience.
Muhammad Assad lui savait gré de lui avoir fait connaître,
ou plutôt profondément sentir, la pensée de Hassan
al-Banna. Malek Shabbaz (Malcolm X) avait entendu, dans la
cuisine du Centre Islamique de Genève, qu’aucune race n’est
élue et qu’un Arabe, pas plus qu’un Noir, n’est supérieur à
son frère de race blanche, si ce n’est par la piété. Malcolm
X a retenu la leçon, il l’a aimé, profondément, et ces
derniers mots écrits, à la veille de sa mort, en février
1965, lui étaient adressés. Yusuf Islâm (Cat Stevens) lui
rendit de nombreuses visites dans son hôtel de Londres : il
m’avoua avoir gardé de lui le souvenir de sa fine
intelligence et de sa douceur ("a so sweet man"). A
l’aéroport de Genève, en 1993, le savant Abu al-Hassan
a’-Nadawi lui témoigna les signes d’un infini respect et
lors d’une visite à Lucknow, en Inde, où se trouve Nadwat
al-ulama’, an-Nadawi se remémorait avec une profonde
émotion l’une de ses visites et les traces que celle-ci
avait laissées. En exil, loin des siens, en butte aux
tracasseries politiques et financières, noyé dans des
problèmes de tous ordres, il s’est rongé le sang et torturé
l’esprit, mais il a préservé l’essentiel : une foi profonde,
une fraternité fidèle, les yeux de la douceur et la soif
d’exigence.
Une chambre. Tant
de documents et de journaux. Ici, un téléphone ; là, une
radio et une télévision ; là-bas des livres empilés, ouverts
ou annotés : le monde à portée de la main. Qui pénétrait
dans cet univers entrait en sympathie avec une histoire, un
passé, une vie, la tristesse et la solitude. Mille et un
souvenirs et, dans le même temps, un incomparable regard sur
l’actualité du monde : il était en contact, en contact
affectif, avec les contrées les plus éloignées. Il
savait tout, ou à peu près, de ce qui se passait au
Tadjikistan, au Cachemire, en Tchétchénie, en Indonésie, en
Afghanistan, au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en Egypte et
ailleurs... Il suivait l’actualité régionale de Washington,
Los Angeles, Harlem, Londres, Munich, Paris, Genève, jusqu’à
Karachi. Un horizon foisonnant d’informations : dans sa
chambre, il souffrait tellement, avec une telle intensité,
de cet état du monde, des mensonges, des massacres, des
emprisonnements et des tortures. Son intuition politique
était redoutable ; on comprenait qu’il fût redouté.
Il ne se
contentait pas de l’actualité, il s’intéressait à tout : au
développement des techniques, de la médecine, des sciences,
de l’écologie. Il connaissait les exigences d’une réforme
islamique profonde. Sa curiosité était sans limites,
toujours éveillée et particulièrement lucide. Il avait
parcouru le monde ; le monde vivait désormais dans cette
chambre. Il y avait eu les foules, les savants, les
présidents et les rois ; il n’y avait plus désormais que
l’observation, l’analyse et cette profonde tristesse. Dans
la solitude, le Coran ; dans l’isolement, les invocations.
Les invocations et les larmes. Il a donné à ses enfants des
noms-symboles, des noms de l’histoire de toutes les
persécutions et de l’infinie détermination. Avec chacun, il
avait le fil d’une complicité, l’espace d’une attention, la
sensibilité de la relation, et l’amour. Avec Aymen, sa
réussite et ses blessures ; avec Bilal, son potentiel et ses
déchirements ; avec Yasser, sa présence, son généreux
dévouement et son attente ; avec Arwa, sa complicité et ses
silences ; avec Hani, son engagement et sa détermination. A
chacun, il a offert de croire en ses qualités. A chacun, il
a rappelé qu’il nous avait fait don de la meilleure des
mères. Elle est, avec les qualités de son cœur, son plus
beau cadeau. Tellement. Infiniment.
Après plus de
quarante ans d’exil, une vie entière pour Dieu, la foi et la
justice, il savait le dernier crépuscule venir. Aux heures
les plus profondes, il parlait, il en parlait tellement, de
l’amour, de la fraternité, de l’affection. Quelques mois
avant de retourner auprès de Dieu, il me dit, avec la force
de son regard triste et mouillé : "Notre problème est un
problème de spiritualité. Si un homme vient me parler des
réformes à entreprendre dans le monde musulman, des
stratégies politiques, des grands desseins
géostratégiques... ma première question sera de lui demander
s’il a effectué la prière d’avant l’aube (al-fajr) à
son heure". Il observait les agitations des uns et des
autres... jusqu’aux miennes : il m’a tant rappelé de ne pas
oublier l’essentiel, d’être avec Dieu pour savoir être avec
les hommes. Une vie entière de lutte, les cheveux blanchis
par le temps, et un rappel : "Le pouvoir n’est pas notre
objectif ; qu’avons-nous à voir avec cela ? Notre but est
l’amour du Créateur, la fraternité et la justice de
l’islam : c’est notre message aux dictateurs". Tard dans la
nuit, dans cette fameuse chambre, il parlait, se confiait :
le lien avec Dieu était la voie, la spiritualité était la
lumière du chemin. Un jour qu’il jetait un regard sur sa
vie, il me dit : "Notre morale, notre conscience du bien et
du mal, est une arme qu’utilisent contre nous les despotes,
les amoureux des titres, du pouvoir et de l’argent. Ils font
ce que nous ne pouvons faire, ils mentent comme nous ne
pouvons mentir, ils trahissent comme nous ne pouvons trahir,
ils tuent comme nous ne pouvons tuer. Notre exigence devant
Dieu est, à leurs yeux, notre faiblesse. Cette apparente
faiblesse est notre véritable force".
Cette force fut
son énergie jusqu’aux derniers jours. Il est resté fidèle au
message. Profondément. Je lui dois d’avoir compris que
parler de Dieu, c’est avant tout parler d’amour, de cœur et
de fraternité. Je lui dois d’avoir appris que la solitude
avec Dieu vaut mieux que la négligence avec les hommes. Je
lui dois d’avoir senti que la tristesse profonde jamais ne
vient à bout de la foi en Dieu. Sa générosité, son
intelligence, sa douceur et son savoir furent autant de
cadeaux. Je remercie Dieu de m’avoir fait don de ce père.
Auprès de qui j’ai découvert que la foi est amour... de Dieu
et des hommes face à toutes les épreuves et à toutes les
adversités.
Hassan al-Banna
leur avait enseigné : "Soyez comme l’arbre fruitier : on
vous attaque avec des pierres, répondez avec des fruits".
Cette leçon, il l’avait apprise ; il l’avait faite sienne au
sens le plus intime du mot : observateur du monde, éloigné
des foules, dans la solitude de sa demeure, après des années
d’un combat sans répit, pour Dieu, contre la traîtrise et la
corruption, ses mots avaient l’énergie des sources et de la
rabbâniyya (du lien essentiel avec le Créateur) : il
ne cessait de parler de Dieu, du cœur et de l’intimité de
cette Présence. Il avait appris l’essentiel, il appelait à
l’essentiel, sans détour.
Il repose auprès
de qui lui avait enseigné le chemin, Hassan al-Banna. Que
Dieu les agrée tous deux. Un retour d’exil dans la mort
parce que les despotes craignent la parole des vivants. Le
silence des morts est pourtant lourd de sens, comme les
invocations de ceux qui subissent l’injustice. Cette parole
de vérité, il faut pourtant la dire, fut-elle amère, ainsi
nous l’a commandé le Prophète (BPSL). "Nous sommes à Dieu et
c’est vers Lui qu’est notre retour" : Dieu a rappelé à Lui
un homme, le 4 août 1995, un vendredi, avant le crépuscule.
Un homme, un fils, un mari, un frère, un père, un beau-père,
un grand-père. Mon père. Le seul mérite de ceux qui restent
sera de témoigner, jour après jour, de leur fidélité à sa
mémoire et à son enseignement : aimer Dieu, répondre à Son
appel, accompagner les hommes, vivre et savoir mourir, vivre
pour savoir mourir. Contre vents et marées.
Saïd Ramadan. 41
ans d’exil. Une vie entière. Il reste ses mots, son regard
et sa détermination. Cette vie n’est pas la Vie. Que Dieu
l’accueille en Sa Miséricorde, lui pardonne ses péchés et
lui ouvre les portes de la Paix en compagnie des prophètes,
des pieux et des justes.
Je prie Dieu afin
qu’il m’offre d’être pour mes enfants le père que fut ce
père.