Opinion
Le Moyen-Orient de
tous les dangers et de l'espérance
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 3 décembre
2012
Il y a deux ans, à la surprise de
beaucoup d’analystes, je m’étais fait
l’avocat d’un "optimisme mesuré et
prudent" quand les masses arabes
descendaient dans les rues, de Tunis au
Caire, de Benghazi à Damas ou à Sanaa.
La lecture prioritairement "politique"
des événements, perçus comme
essentiellement endogènes, était une
erreur majeure. Chaque jour qui passe
confirme, bien malheureusement, ma thèse
initiale. Les "révolutions arabes" sont
inachevées et le printemps régional est
un leurre à la lumière des tensions
nationales généralisées. Il faut du
temps, certes, et rien n’est encore
acquis ou définitif mais force est de
constater que la région de ANMO (Afrique
du Nord et Moyen-Orient) n’a jamais été
aussi affaiblie, vulnérable et
déstabilisée au cours de ces trente
dernières années. L’instabilité
politique n’a d’égal que la crise des
économies nationales gangrenées par la
corruption, les dettes, le chômage et la
paupérisation. Quel sera l’avenir du
Moyen-Orient ? Quel futur pour les
peuples et quel destin pour les
Palestiniens ?
L’Egypte traverse une crise grave et
la situation et critique. Afin de
neutraliser les pouvoirs militaires
et/ou juridiques qui l’empêcheraient
d’appliquer sa politique, voire
remettraient en cause son propre statut
en appelant à de nouvelles élections, le
président Muhammad Morsi a anticipé
s’est octroyé des droits "temporaires"
qui rappellent curieusement les
prérogatives singulières de Mubarak. Il
est vrai que les oppositions et les
interférences institutionnelles
multiples rendaient impossible la
gestion politique du gouvernement
égyptien. On saura très vite s’il s’agit
de mesures réellement temporaires
permettant de faciliter la transition ou
d’une dérive qui ramènerait le pays à
l’ère de la dictature. Quel que soit le
scénario, il apparait que l’Égypte est
fragile, que les marges de manœuvre sont
restreintes. En termes hospitaliers,
l’Égypte est aux soins intensifs, en
état de survie politique et en totale
asphyxie économique : impossible en
l’état de produire une vision d’avenir.
Il en est de même en Tunisie. Après les
espérances de liberté et l’alliance
intelligente des laïques ouverts et des
islamistes réformistes, les coups portés
par les tendances plus fermées, voire
extrêmes, portent leurs fruits. Le
gouvernement n’a pas réussi son pari
dans cette course contre la montre et
tout porte à croire qu’il serait
sanctionné en cas d’élections
immédiates. L’impatience des peuples est
compréhensible mais elle ouvre la voie
aux populistes de tous bords. Les
laïques intégristes comme les salafi
littéralistes, voire jihadistes, usent
de tous les moyens pour déstabiliser le
gouvernement et ce faisant le pays. Ce
dernier se contorsionne au gré des
tensions idéologiques qui le traversent
sans qu’aucune force politique ne soit à
même de penser et de proposer une
politique économique et sociale qui
puisse sortir le pays de la crise. La
Tunisie est désormais un pays assisté
aux dépendances multiples. La Lybie est
traversée par les conflits claniques et
tribaux alors que seul son secteur
pétrolier est sécurisé pour les intérêts
conséquents des États-Unis, de la France
et de la Grande-Bretagne. La Syrie vit
une tragédie inqualifiable, la Jordanie
est parcourue par des manifestations qui
fragilisent la monarchie. Le Yémen est
dans une impasse alors que le Liban est
divisé de façon dangereuse et que l’Iran
subit les conséquences d’un boycott
international qui l’affaiblit
considérablement.
Il faut ajouter, de plus, la division
chiite et sunnite qui est devenue l’une
des grilles de lecture des alliances
politiques régionales et
internationales. Le printemps arabe est
déroutant puisqu’il est en train de
devenir la saison de toutes les
faiblesses accumulées : instabilité
politique, absence de vision économique,
faiblesse des dynamiques régionales
concertées, divisions sectaires. Le
chemin vers la démocratie est jonché
d’obstacles, de pièges, de nouvelles
dépendances. Au coeur du Moyen-Orient,
Israël peut poursuivre sa rhétorique,
gérer sa propre crise politique interne
en attaquant Gaza, donner le change en
acceptant une trêve sous les auspices de
l’Égypte alors que sur le terrain, la
fragilité de tous permet de gagner du
temps et n’empêche point - bien au
contraire - la lente colonisation de
Jérusalem et d’une partie des
territoires occupés. Le cynisme de la
reconnaissance d’un curieux statut de la
Palestine au sein des Nations Unies
(Etat "non membre" et "observateur"... -
de sa propre disparition dans les faits
?-) ajoute l’hypocrisie et l’humiliation
à cette tragédie de l’époque moderne. Le
faux printemps arabe est un hiver
palestinien, et Israël survit
manifestement aux saisons. Pour
l’instant tout au moins.
Cette période de transition est bien
celle de tous les dangers et de toutes
les contradictions. Il faudrait du temps
et le temps manque pourtant ; il
faudrait une dynamique régionale
concertée alors que les politiques sont
nationales et nationalistes. Les pays
s’enlisent dans des crises multiples et
porteuses de divisions internes alors
que seul un apaisement et davantage
d’union entre les partis, les acteurs
politiques et les agents économiques sur
les urgences et les priorités seraient
de nature à sortir les pays du chaos et
de l’instabilité. Les peuples ont besoin
d’acquérir une plus grande conscience
analytique et démocratique alors que les
populismes se répandent et amplifient
les réactions émotionnelles, pressées,
binaires et souvent aveugles. Les
leaders politiques et religieux, les
intellectuels et les étudiants, les
femmes (au cœur de leurs luttes
légitimes) autant que les citoyens
ordinaires ont une responsabilité
majeure quant à la maîtrise de leur
destin. Si la démocratisation a un sens,
c’est d’abord en terme de liberté et de
responsabilisation : il s’agit de
commencer par cesser de blâmer
l’Occident, "autrui", "les puissants de
la terre" pour les maux et les crises
qui les minent. Les grandes puissances
ont évidemment joué un rôle avant les
soulèvements, elles continuent certes à
être influentes et elles ne cesseront
bien sûr pas de protéger leurs intérêts,
dictatures ou pas, démocraties ou pas.
Au cœur de cette douloureuse transition,
les pays de l’ANMO rencontrent
aujourd’hui leur destin, et au-delà des
plans et des stratégies desdites grandes
puissances - de l’Occident comme des
pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde et
Chine) - ces pays ont l’opportunité
historique de prendre en main leur
destinée. Penser de nouveaux rapports au
pouvoir, à la référence religieuse, à la
liberté ; tirer profit du nouvel ordre
économique multipolaire, célébrer la
créativité culturelle et artistique et
prendre au sérieux le bien être et les
intérêts supérieurs des peuples. Cela
commence par vivre une libération, une
vraie révolution intellectuelle et
psychologique, qui consiste à sortir de
l’obsession de la reconnaissance par
l’Occident (et par les puissants en
général) : comme si, même libérés, il
fallait encore, sur la scène
internationale, être adoubés, légitimés,
tolérés. Dans l’ordre du monde, les pays
du Moyen-Orient comme de l’Afrique
doivent se penser en terme
d’alternatives, de forces de
contributions et d’explorations de
nouvelles voies. Si la démocratisation
des pays de l’ANMO doit se faire par
imitation et nous mener à reproduire les
crises actuelles des démocraties
occidentales, alors l’avenir est sombre.
L’espérance tient au fait de voir les
Africains et les Arabes se réconcilier
avec le génie de leur histoire, de leurs
mémoires, de leurs références
religieuses et culturelles, de leur
langue, de leur singularité. Il ne
s’agit pas d’être reconnus et acceptés,
contre vents et marées ; il est question
désormais d’être et de bien être.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 3 décembre 2012
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