Opinion
Humain, trop
humain : le pouvoir du contrepouvoir
Tariq
Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 3 septembre
2012
Les hommes restent les hommes, il
faut rester vigilants. Le philosophe
Nietzsche avait titré l’un de ses
ouvrages Humains, trop Humains,
et il y recensait certaines des
caractéristiques qui définissent
l’humain au-delà des religions, des
philosophies, des cultures et des
croyances. L’hypertrophie de l’ego, le
goût du pouvoir, l’instinct grégaire, la
prétention, les mises en scène sociales,
etc. : une vaste comédie humaine où les
hommes s’illusionnent, se mentent, se
trompent et trompent. L’homme ordinaire
n’est que cela affirmait Nietzsche et
seul l’artiste d’exception peut dépasser
l’humain. Les philosophies morales, de
l’antique hellène à la raison pratique
de Kant - en passant par les
spiritualités confucéenne, hindoue,
bouddhiste et les trois religions
monothéistes - affirment également que
tel est le triste état de l’humain à
cette différence qu’elles postulent que
les femmes et les hommes du commun ont
les moyens intellectuels et éthiques de
se dépasser. Entre ce que les êtres
humains sont, dans les ombres, et ce
qu’ils peuvent aspirer à être, à la
lumière, il y a l’exigence de
l’éducation, de la maîtrise
intellectuelle critique, du contre
pouvoir de la conscience individuelle et
collective. Les hommes doivent se méfier
positivement et constructivement des
hommes, de leurs semblables, de leurs
familles, des membres de leur communauté
de foi, de leurs concitoyens. Ils ne
sont pas les mêmes seuls ou en groupe,
ils ne sont pas les mêmes en minorité ou
en majorité, ils ne sont pas les mêmes
dans l’opposition ou au pouvoir, ils ne
sont pas les mêmes victimes ou
bourreaux. Les mêmes, avec un autre
statut, ne sont plus les mêmes : il faut
se méfier de soi et garder l’œil sur ses
semblables. Les derniers versets du
Coran, en ce sens, sont troublants : au
terme d’une révélation de lumière et
d’horizon moral, la répétition de cette
quête de protection auprès de l’Unique
vis-à-vis des hommes livre le secret de
nos sociétés : avec ou sans Dieu, seul
ou en société, opprimés ou oppresseurs,
nous restons des humains, très humains,
trop humains. Dangereusement humains.
L’Histoire est jonchée de ces
idéologies de la liberté, de la justice,
de la libération des pauvres et des
exploités, qui se retournent contre
celles et ceux qu’elles avaient
mobilisés ou qui reproduisent les mêmes
logiques d’exclusion et de terreur
vis-à-vis de ceux dont elles voulaient
se libérer. Nulle civilisation, nulle
philosophie politique, nulle religion
n’a le monopole de ces contradictions,
de ces instrumentalisations, de ces
espérances trompées, spoliées,
manipulées. Les illusions libérales et
financières capitalistes, les promesses
d’égalité et de justice socialistes et
communistes, les idéaux moraux des
islamistes ont été convoqués, trompés...
Tous ont du sang coupable sur les mains.
Sans exception. Les grands démocrates
capitalistes protégeant leurs intérêts
et répandant la dictature et la mort au
nom de la "mission civilisatrice" ; les
socialistes et les communistes résistant
pour la justice, à l’instar du Vietnam
(en de si nombreuses occasions), et
finissant par exploiter, torturer, tuer.
Les victimes des exterminations d’hier,
se prévalant de ce statut, pour devenir
- pour certains - les bourreaux
d’aujourd’hui à l’instar d’Israël (et de
tant d’autres peuples ou ethnies à
travers le monde). Les leaders
musulmans, islamistes réformistes
déclarés, littéralistes salafi, ou
encore extrémistes violents, qui avaient
promis l’idéal islamique de paix et de
justice et qui se voient embourbés dans
les luttes de pouvoir, les conflits
d’egos, les interprétations
instrumentalisées, et qui finissent par
reproduire la répression, la mort de
l’intelligence, la disparition et
l’élimination des opposants.
Troublante réalité, troublantes
vérités. A l’heure où l’on parle de
soulèvements libérateurs au Moyen-Orient
et en Afrique, à l’heure où la bonne
conscience universelle célèbre les
valeurs partagée de la démocratie et où
l’idéologie du libre marché et de
l’économie libérale semble s’être
imposée à tous, il faut plus que jamais
rester vigilants. Ceux qui, en Occident,
soutenaient hier des dictateurs,
soutiennent désormais les peuples, au
nom de la même logique intéressée. Ceux
qui soutenaient les peuples hier peuvent
finir par soutenir aujourd’hui des
dictateurs, comme en Syrie ou dans les
pétromonarchies, au nom d’intérêts
calculés et parfois bien sombres. Les
mobilisations, les émotions, voire les
illusions populaires, sont mauvaises
conseillères : et les foules s’emportent
parfois et peuvent devenir
collectivement aveugles, aveuglées,
voire dangereusement manipulables. Le
monde est complexe et le pouvoir des
médias dans sa représentation, sa force
de communication et d’interprétation est
un formidable amplificateur d’émotions,
et ce faisant d’illusions. La
communication rapide et massive est mère
des naïvetés de masse. Faut-il donc
perdre espoir ? Y a-t-il donc encore un
espoir ? Perdre espoir est aussi
dangereux que d’entretenir de faux
espoirs. Ou donc trouver l’espérance
responsable ?
Vis-à-vis de soi comme vis-à-vis
d’autrui et des sociétés, il faut
développer des contrepouvoirs, des
espaces de résistances spirituelles,
intellectuelles, sociales, politiques,
culturelles et économiques. La vraie
conscience critique commence exactement
avec cette exigence : une éthique du
contrepouvoir qui observe et cherche à
maitriser et à prévenir les dérives de
son propre égo, les trahisons
potentielles de ses sœurs et frères de
foi et de lutte. Un contrepouvoir qui
résiste aux excès du pouvoir mais
n’hésite pas à identifier les
potentialités d’oppresseurs et de
bourreaux qui dorment chez les
minorités, les opprimés et les victimes
d’aujourd’hui. L’éthique du
contrepouvoir exige un contrepouvoir de
l’éthique : au nom des principes
supérieurs de liberté, de dignité, de
justice soumettre l’humanité des hommes
à un jugement éthique, jamais
compromettant, compromis ou sélectif.
Cela ne peut vouloir dire déserter les
sociétés humaines, l’engagement social
et la politique : au contraire. À la
lumière de la destinée des humains et de
leurs caractéristiques humaines, trop
humaines, il ne peut être question
d’offrir le pouvoir à ceux qui en
abusent sans contrepartie ni exigence.
Aux pouvoirs, il faut imposer le miroir
exigeant et déterminé d’une résistance,
et d’un contrepouvoir, qui ne lâchera
rien, ni à ses frères ni à ses ennemis.
C’est cette conscience qui, somme toute,
est le berceau des espérances justes et
responsables : où les opprimés, les
pauvres, les femmes, les exclus, qui
comptent souvent pour presque rien dans
les cercles de pouvoir, deviennent les
sujets de leur Histoire et sont capables
de changements historiques. Le pouvoir
du contrepouvoir est l’autre nom de la
conscience, un synonyme de la foi.
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 4 septembre 2012
Le sommaire de Tariq Ramadan
Le dossier religion musulmane
Les dernières mises à jour
|