La polémique a grandi et a pris des
proportions tout à la fois inimaginables et révélatrices. L`Université
Libre de Bruxelles (ULB) empêche un intellectuel de
s`exprimer (littéralement, le censure) : nous voilà au
coeur du débat sur la liberté d’expression. Où sont
donc passés les défenseurs de la liberté absolue de tout
dire ? Au nom de quel droit sélectif se taisent-ils
aujourd’hui ?
Il parait clair, de fait, que ce droit à la
liberté de penser et de dire est respecté selon une géométrie
très variable par les plus hautes instances de l’Université
dite “libre” de Bruxelles. On y est pourtant “dans
le vent”, dans le politiquement correct, quand on défend le
droit absolu de caricaturer, d`offenser et d`insulter les
musulmans. On participe à la même veine populiste quand on
interdit de parole un musulman dont on caricature et travesti
la pensée et l’engagement.
Commençons par remettre les choses à leur
place. Je ne suis pas une victime et je n’ai jamais demandé
à m’exprimer à l’ULB. Ma dernière intervention dans cet
établissement remonte au 15 décembre 2006. J’étais invité
par l ‘Union des Européens Turcs Démocrates à un débat
sur l’Europe. L’ULB avait alors publié un communiqué de
presse affirmant qu’elle avait des réserves sur ce colloque et
certains des orateurs (le recteur ne mentionnait pas de noms
mais semblait faire référence à ceux qui niaient le génocide
arménien ...dont je ne suis pas puisque je l’ai
publiquement reconnu). Le recteur avait néanmoins décidé de
ne pas annuler le colloque de crainte de créer un incident avec
le gouvernement turc puisqu’un Ministre d’État
participait au colloque (Quel courage ! Quelle défense
des libertés !) J‘ai publiquement annoncé que je ne
reviendrai plus dans cette université avant que la direction
de l’ULB explicite ses sous-entendus. On trouvera
l’enregistrement audio de mon propos posté sur mon site.
Depuis décembre déjà j’affirmais que
l’attitude de l’ULB était inacceptable et que je n’y
reviendrai pas avant d’avoir reçu des explications, voire
des excuses. C’était en décembre, bien avant la présente
polémique. Ma position n’a pas changé, je ne mendie aucun
droit de parole. Je constate simplement que la direction de
l’ULB révèle dans cette affaire sa propre dérive en matière
de réflexion autour de la question de l’islam : une
absence coupable de réel débat critique tout en surfant sur les
allégations infondées et les préjugés.
Le Recteur de l’ULB, M. Philippe Vincke,
et sa conseillère Mme Emmanuelle Danblon, ont publié
hier une carte blanche proprement hallucinante. Leur censure
académique serait justifiée et apparentée - par une
analogie historique pour le moins douteuse - à la
noble résistance contre “les tyrannies”, “l’extrême
droite obscurantiste”, “le nazisme” et...“le
conservatisme”. Rien que cela ! Ils seraient donc tous
deux - et ceux qui les soutiennent en silence et "ne
veulent pas avoir de problèmes" - “les Justes”,
les courageux, de notre époque devenue si frileuse à
condamner l’íntolérable ! Ils lutteraient, eux, avec
la dernière énergie de leur conscience libre et critique, et
au nom de leur doute salvateur, contre tous ceux que “leurs
valeurs n’autorisent pas à douter”.
A la lecture de ces lignes, on ne peut s’empêcher
de sourire : de quelle arrogance, de quelle étroitesse
d’esprit faut-il se nourrir, et dans quel simplisme se
complaire, pour affirmer que certaines valeurs de l’islam
empêcheraient les musulmans de “douter”.
M. Philippe Vincke et Mme Emmanuelle
Danblon ont raison de combattre le dogmatisme mais peut-être
faut-il commencer par balayer devant sa porte : le
dogmatisme de certains rationalistes, l’assurance de posséder
les seules bons doutes et les seules vraies vérités
relatives, sont aussi liberticides et meurtriers que les
dogmatismes religieux.
Les accusations (et les sous-entendus) qui sont
portées contre ma pensée sont indignes de représentants
académiques, et à plus forte raison d’une professeure en
charge d’un projet sur “les valeurs”. Je me suis exprimé
à maintes reprises sur la laïcité, le statut des femmes et
des sciences et ma condamnation de l’application de la
lapidation, des châtiments corporels et de la peine de mort.
Je l’ai fait pour le Nigeria, l’Afghanistan mais aussi
pour l’Arabie Saoudite et l’ensemble du monde musulman. On
trouve cela dans mes livres d’entretien et sur mon site. Je
n’ai pas les moyens de faire entendre ceux qui veulent
rester sourds mais je ne peux admettre qu’on déforme ainsi
les faits. Répéter un mensonge n’en fait pas une vérité.
Je ne peux aujourd’hui m’exprimer en Egypte,
en Arabie Saoudite, en Syrie ou en Tunisie. Les portes des
Etats-Unis sous l’administration Bush me sont fermées :
à l’heure où une pensée arrogante mène les Etats-Unis
vers la folie meurtrière, c’est davantage un honneur
qu’une tare d’être exclu. La direction d’Europe 1 vient
d’annuler une émission de Radio dans laquelle je devais
intervenir et l’Edhec de Lille vient également d’annuler
un débat public. L’ULB n’a point inauguré une troisième
voie comme elle le prétend ; elle s’est simplement
soumise et pliée a l’air du temps. Cet “air du temps”
n’est point seulement dramatique pour les musulmans mais
pour l’ensemble des citoyens démocrates. Il s’agit, sous
des prétextes fallacieux, et en entretenant la peur, d’empêcher
le débat libre. L’atmosphère se détériore gravement en
Europe : les politiques sécuritaires de même que
les discours simplistes et xénophobes se généralisent. Même
au sein des universités.
Voltaire doit se retourner dans sa tombe en
constatant quels sont ceux qui prétendent aujourd’hui
parler en son nom. Quant à nous, nous retiendrons de sa vie
ainsi que de l’enseignement de toutes les spiritualités,
des religions et des rationalismes humanistes un enseignement
salvateur : savoir rester dignes, ne jamais rien mendier
nos droits mais les revendiquer et préserver notre
intelligence ouverte quand tant d’esprits se ferment.
Paru ce jour dans le quotidien belge "Le
Soir"