Opinion
Réflexions sur l'année 2011
Tariq Ramadan
Tariq
Ramadan
Lundi 2 janvier
2012
L’année écoulée était insolite, riche
en événements inattendus. Le monde
change rapidement. Durant des siècles et
des décennies, on a parlé d’ “ordre du
monde”, de “système économique mondial”,
de “relations (conflits ou alliances)
entre civilisations (organisées et
structurées)”. Mais ces manières
d’observer et de décrire le monde
sont-elles toujours pertinentes ? Depuis
2008, la récession économique a ébranlé
l’ordre ancien ; il est impossible de
dire s’il y a toujours un fondement ou
même un paradigme économique partagé,
auquel nous puissions toujours nous
référer. Les traditionnelles relations
politiques de pouvoir semblent confuses,
tandis que “l’Occident”, “l’Islam”, ou
“le Confucianisme”, en tant que
civilisations, semblent en état de
siège. Le sentiment commun est un
sentiment de “doute, de peur et
d’insécurité” : la réaction générale et
naturelle consiste à chercher protection
et réconfort dans un sentiment
d’appartenance. Certains sombrent dans
une mentalité de victime, créant un
“autre” qui incarne toutes les menaces,
réelles aussi bien qu’imaginaires. Au
cœur d’un chaos mondial apparent, créer
son propre univers, un “nous” auquel
appartenir, procure du réconfort. Les
choses pourraient être résumées ainsi :
en 2011, les peuples ont cherché un
“nous”, un espace et sens auquel ils
peuvent se rattacher. Les peuples,
l’Orient et l’Occident, le Nord et le
Sud, ont été davantage mus par des
espoirs mal définis que par des
idéologies structurées.
En mars, le tremblement de terre et
le tsunami au Japon - qui ont tué plus
de 15 000 personnes - nous ont rappelé
qu’au delà de nos préoccupations
limitées et nationalistes, il y a des
réalités transnationales que nous devons
prendre en considération. Les centrales
nucléaires sont fragiles ; l’énergie
qu’elles génèrent est potentiellement
dangereuse. Le monde entier est
concerné. Les inondations en Thaïlande,
ainsi que le réchauffement climatique
planétaire (ressenti partout) sont des
signes qu’au delà de nos identités, de
nos nations spécifiques, de nos
civilisations, nous avons des défis
communs auxquels nous devons faire face
ensemble. Le chaos mondial exige de la
communication, une synergie, ainsi que
des actions politiques courageuses et
concertées. Mais il n’y a aucun signe de
courage politique à l’horizon.
La crise économique mondiale a
affecté tous les pays. Certains
gouvernements sont tombés sans que les
citoyens n’aient été consultés. De
nouveaux technocrates non-élus ont pris
le pouvoir en Grèce et en Italie et des
agences de notation financière expriment
des opinions et prennent des décisions
qui ont un impact sur la vie politique
et le destin de tous les pays
industrialisés, sans exception. Aucun
Président, aucun Premier Ministre, aucun
parti politique ne semble capable de
gérer seul ces nouvelles réalités : des
dynamiques transnationales sont imposées
aux Etats-Unis, aussi bien qu’à la
Russie, la Chine ou encore aux nations
émergentes d’Amérique du Sud et d’Asie.
Tandis que les peuples cherchent un
“nous” (un espace auquel appartenir), le
monde révèle notre entière
“interdépendance” : “nous” ne sommes
rien sans “vous”, “eux” ; le nous
global.
Les personnes descendues dans les
rues d’Espagne, de Grèce, de Londres,
New York, etc., appartenant au
mouvement d’occupation (et d’indignés)
transnational, appellent à davantage de
justice, de transparence et à de
véritables procédures démocratiques.
Elles se sentent aliénées, sentent qu’on
leur a manqué de respect ; leurs
avantages et droits sociaux lentement
s’érodent et se perdent. Ils ne voient
pas d’avenir au delà du chaos et
réalisent qu’une poignée de gens et
d’institutions décident de leur avenir,
loin de tout processus démocratique. A
quoi sert-il de voter si ni les citoyens
ni les élus n’ont réellement leur mot à
dire concernant les décisions ultimes.
Qui donc nous guide ?
Les manifestations en Occident ont
fait écho aux soulèvements du MENA*. En
Tunisie, Égypte, Libye, au Yémen,
Bahreïn et en Syrie, les peuples ont dit
non aux dictateurs. Ils appellent à la
justice sociale, à la dignité, ainsi
qu’à la démocratie - la même démocratie
qui est à présent remise en question, et
dont on doute et que l’on trahit chaque
jour davantage en Occident. Il s’agit
d’un mouvement transnational, certains
l’appellent “un printemps arabe”,
pourtant la sensibilité et les
revendications demeurent très
nationalistes. Les Tunisiens pour la
Tunisie, Les Égyptiens pour l’Égypte, et
ainsi de suite : les mouvements
nationaux de libération créent pour un
temps ce “nous” protecteur. Mais pour un
temps seulement. Bientôt, en Libye, en
Égypte et en Syrie, les défis régionaux
et mondiaux révéleront une vérité
socio-économique fondamentale : libérer
un pays ne suffit pas ; cela n’est rien,
somme toute, si les relations de pouvoir
économique sous-jacentes ne sont pas
remises en cause, réformées ou tout
simplement radicalement rejetées. Un
soi-disant printemps politique peut
mener à un rude hiver économique. Les
rues du Sud devraient écouter
attentivement celles du Nord et
vice-versa : leur “nous” a besoin d’
“eux”. Un véritable mouvement de
libération doit marier les espoirs de
ces premiers et les désillusions de ces
derniers afin de produire une
alternative réaliste.
L’année 2011 a révélé de nombreuses
choses. Tandis que les opprimés
demeurent opprimés, et tandis que les
Palestiniens sont toujours oubliés, de
devons rester positifs et plein
d’énergie. De nombreux peuples de part
le monde disent “non” ; ils veulent être
traités dignement. Il se peut qu’ils ne
sachent pas comment construire un
meilleur avenir, mais le premier pas
consiste à se lever et de se faire
entendre. Espérons que l’année 2011
montrera qu’elle a été une année de
transition : au delà du mouvement
d’occupation, des réveils arabes, et en
faisant face aux crises
environnementales et économiques
mondiales - nous ne pouvons qu’espérer
que les peuples comprendront combien
leurs destins sont devenus étroitement
liés. Paradoxalement, dans notre monde
global, il n’y aura ni liberté ni
indépendance pour un seul pays si tous
les pays ne prennent pas la mesure de
leur interdépendance. Les rêves du Sud
sont autant liés aux dynamiques de
résistance du Nord comme la menace
nucléaire japonaise est liée à notre
survie. Au delà de nos espoirs
dispersés, notre monde a besoin d’une
nouvelle idéologie transnationale. Notre
“nous” limité a besoin d’un nouveau
“nous” global, au nom de “notre”
singulière humanité.
*MENA : acronyme de Middle East North
Africa : pays du Moyen Orient et
d’Afrique du Nord.
Bonne année 2012...et un grand
merci à S.H. pour sa gracieuse
collaboration et la traduction de ces
textes, semaine après semaine
© Tariq Ramadan
2010
Publié le 3 janvier 2012
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