|
Tariq Ramadan.com
Le monde musulman face à Obama
Tariq Ramadan
Tariq Ramadan
Mercredi 1er avril 2009
Dans un récent article, je mettais en évidence le rôle crucial
de l’ Union Européenne à l’heure de l’arrivée au pouvoir de
Barak Obama aux Etats-Unis. Les pays européens ont effectivement
une responsabilité fondamentale quant à l’influence qu’ils
peuvent jouer afin de rendre la politique internationale
véritablement multipolaire. Si l’on se tourne du côté des pays
arabes et asiatiques majoritairement musulmans, on s’aperçoit
que la même euphorie règne, une « Obamania » très répandue, qui
laisse presque penser que le nouveau « messie américain » est
arrivé et qu’il va sans doute régler la majorité des problèmes
auxquels font face les différents pays. Outre la naïveté du
propos et de l’attente (qui oublie que la politique Etats-Unis
est bien autre chose que le symbole d’un homme et de sa couleur
de peau), il convient, ici aussi, de reconsidérer les
perspectives et d’établir clairement les responsabilités et la
nature des espérances.
Dans un récent colloque
qui se déroulait à Qatar au sujet des relations entre les
Etats-Unis et « le monde islamique », nous étions une centaine
de participants à débattre de la complexité, des avantages et
des ambigüités de ces relations. Madeleine Albright, Barham
Salih (vice premier ministre d’Irak), David Petraeus (ancien
commandant des troupes US en Irak) et Anwar Ibrahim (ancien vice
premier ministre et chef de l’opposition en Malaisie) ont
participé à un important panel durant ces rencontres. On a pu
entendre Anwar Ibrahim affirmer avec détermination qu’il fallait
cesser cette litanie et ces attentes à propos de Barak Obama et
que les sociétés majoritairement musulmanes étaient responsables
de mettre de l’ordre dans leurs affaires. Le propos étaient
effectivement bienvenu et il importe ici de répéter avec clarté
que les sociétés majoritairement musulmanes - des politiques
intérieures jusqu’aux conflits locaux (de la Palestine, à
l’Irak, à l’Afghanistan ou aux menaces qui pèsent sur l’Iran) –
sont les premières responsables de leur destin et qu’il faut
cesser, pour les gouvernements comme pour la plupart des
peuples, d’endosser en permanence le statut de « victimes ». Les
peuples palestiniens, afghans ou irakiens sont bien sûr des
victimes de leurs agresseurs mais ils sont aussi les victimes
directes ou « collatérales » de la lâcheté et de l’hypocrisie
des Etats et des gouvernements des sociétés majoritairement
musulmanes.
Au-delà de la crise
économique mondiale que nous traversons, ces dernières
paraissent bloquées, politiquement, intellectuellement et
culturellement. Dictatures, absences de débats pluralistes,
déficit de renouveau et créativité sur le plan artistique et
culturel (deux ou trois pays font exception), etc. : le tableau
est bien sombre. Un grand mouvement de démocratisation réel et
profond est nécessaire si l’on veut voir changer l’ordre des
choses et assister au réveil d’un nouveau « monde musulman ». Ce
mouvement de démocratisation exige d’abord une lutte généralisée
contre la corruption qui sévit transversalement dans toutes les
sociétés majoritairement musulmanes d’Est en Ouest. Rien ne
pourra être espéré, ni réalisé, sans un minimum de transparence
qui mette un terme aux passe-droits, au clientélisme, aux
commissions illégales, au trafic d’influences, au non respect
des institutions, etc. Le monde musulman aujourd’hui est un
univers traversé par la corruption la plus tenace : les
sempiternels discours sur la référence et l’éthique islamiques
sont accompagnés des pratiques les plus hypocrites.
Il importe donc de voir se
réveiller les sociétés civiles du monde musulman. Les peuples,
et les intellectuels, ne peuvent pas rester ainsi passifs et
rendre à leur tour seuls responsables de leur situation les
Etats et les dictatures. Que celles-ci existent et que les
peuples en soient victimes, cela ne fait pas l’ombre d’un doute
mais cela ne peut justifier l’entretien d’une pensée victimaire
qui justifierait l’inaction. La mise sur pied de cercles de
débats populaires et les actions concertées de citoyens et
d’organisations peuvent faire évoluer les choses. Le cas échéant
des mouvements non violents de résistance de la société civile
sont des moyens qui, par leur caractère de masse, peuvent
ébranler les dictateurs en place : on ne voit rien de tout cela
aujourd’hui. A travers le monde, de l’Amérique du Sud à
l’Afrique et à l’Asie, le joug des dictatures a été secoué à
l’exception notoire des pays arabes où les dirigeants sont
encore « démocratiquement » élus à vie depuis des décennies.
L’exigence de l’Etat de
droit et des élections libres et transparentes sont les
troisième et quatrième conditions du processus qui doit être
enclenché dans ces sociétés. Les modèles des systèmes politiques
dépendent des histoires respectives, de la culture et de la
psychologie collective mais les principes sont inaliénables : la
régulation par le droit et le suffrage universel sont les seuls
moyens pour permettre aux sociétés de sortir de leur impasse
politique. Il faut dire et répéter que ces principes ne
s’opposent en rien à la référence islamique : ceux qui affirment
cela instrumentalisent la religion pour justifier, d’une façon
ou d’une autre, la monopolisation du pouvoir ou de son
opposition. La critique de ces postures, opposées en apparence
mais objectivement alliées de fait, doit être radicale.
Parler de l’Etat de droit,
du suffrage universel et de la société civile c’est bien sûr
exiger, comme une conséquence, deux autres conditions (les
cinquième et sixième), le statut égalitaire des citoyens
(quelles que soient leurs croyances) d’une part, et la
participation pleine et entière des femmes au processus de
démocratisation. Il est urgent que les sociétés musulmanes, les
acteurs politiques et les intellectuel(le)s clarifient leur
position sur ces questions et déterminent clairement le droit
des « minorités » et mettent en branle un processus
d’émancipation des femmes au cœur du mouvement de libération des
sociétés musulmanes. Contrairement à ce qu’affirment les
opposants à ce processus, il ne s’agit pas d’
« occidentalisation » mais d’une réconciliation nécessaire de la
pensée musulmane avec ses propres principes d’égalité des
individus et des droits inaliénables des femmes à la
participation à la vie sociale. Face aux esprits les plus
conservateurs ou dogmatiques, c’est donc au nom, et non pas
contre la référence islamique, que l’on devrait être en droit
d’attendre une réforme générale du statut des femmes dans les
sociétés majoritairement islamiques.
La septième et dernière
condition consiste à demander des comptes aux élus du peuple,
des parlementaires aux premiers ministres et aux présidents (ou
aux rois). Leurs gestions des affaires doivent être soumises à
un contrôle indépendant et transparent qui seul garantit le bon
fonctionnement des institutions et la bonne gouvernance. Nous en
sommes bien loin aujourd’hui et l’arrivée ou non d’Obama au
pouvoir ne changera rien. Le « monde islamique » le blâmera sans
doute bientôt de rester trop « américain » et de suivre encore
et toujours une politique des intérêts « prédateurs » de son
pays. On ne pourra s’empêcher d’en vouloir aux sociétés
majoritairement islamiques, et notamment les pays arabes, de
rester semblables à elles-mêmes et de nous offrir, encore et
toujours, le spectacle de la dictature, de la corruption et de
la résignation.
© Tariq Ramadan 2008
|