Tunisie
La Tunisie ou la
révolution selon Qatar
Tarak Ben Salah
Photo:
Kapitalis
Vendredi 22 juin
2012
La reconstruction du pays et de la
société sera rude et longue. Elle ne
peut être que collective. Prenons le
temps nécessaire, mais
interdisons-nous toute conduite pouvant
transformer le temps en désespoir et
déshérence.
Par Tarak Ben Salah*
Il y a 50 ans, un bel homme, porteur
de valeurs universelles et armé de
convictions révolutionnaires, sillonnait
les pampas, pataugeait dans les
mangroves, traversait les fleuves et les
rapides, se frayait un chemin dans la
jungle tropicale pour annoncer aux
damnés de la terre des temps
nouveaux, le temps du partage, le temps
de l’espoir et d’une nouvelle espérance.
De Che
Guevara au Cheikh Dabbara!
Che Guevara a délaissé les prestiges
illusoires et le confort des fauteuils
ministériels. Il voulait participer à
changer le monde, à transformer les
conditions de vie de millions de
peones et de montoneras, de
«ceux d’en bas». Il se battait pour
la généralisation de l’enseignement et
de l’accès à la santé et pour l’égalité
des chances; il savait la nécessité de
révolutionner les structures de la
propriété pour accéder à un Nouvel Âge
des relations humaines.
Pour le Che l’accès au pouvoir
n’avait de sens et d’intérêt que pour
concrétiser et réaliser les changements
et les attentes des mostadhafin
(les pauvres et les faibles). Cette
étoile filante illumine toujours
l’horizon des révolutionnaires
humanistes, des «sous-commandants
Marcos» aux «indignés de Hessel».
Sous d’autres cieux, dans d’autres
lieux, les révolutions préventives ont
succédé aux guerres préventives! Sous
d’autres cieux, dans d’autres lieux,
d’autres hommes, avec d’autres
instruments, virevoltent pour mieux
faire volte-face devant les attentes et
les espoirs de leur peuple.
Le «sous-émir»
commandant en chef de «la
révolution tunisienne»
En Tunisie, un «sous-émir»
survole les dunes de sable et les puits
de naphte, surfe aussi bien sur les
neiges de Davos et de l’idéologie de
dieu-le-marché que sur les pistes de
neiges éternelles et garanties
halal de Dubaï, ripaille dans les
restaurants subaquatiques de
Palm-Island, se purifie dans les étages
supérieurs des gratte-ciels cruciformes,
aux Mecca-Cola et Zemzem-Cola! Notre «sous-émir»
– «Radhia al Qatar Wa Radhiate Al
Jazira ‘Anhe» – s’est érigé en
commandant en chef, laïc et religieux, à
la mosquée comme en ville, de «la
révolution tunisienne» ! Il a
nominé les trois têtes du nouveau
pouvoir en Tunisie. Il a maçonné un
gouvernement à la «gomme arabique»
où les employés d’Al-Jazira tutoient les
adeptes de l’émir du Qatar et côtoient
les ahuris de l’Ocde et du
libre-échange! Il distribue les
certificats de faiseurs de révolution!
Aujourd’hui, comme gage de servitude
politique? Demain, comme gage de
servitude et de suivisme géostratégique
et d’allégeance religieuse sectaire?
Cuba était le bras romantique et
solidaire – avec ses médecins, ses
enseignants et autres conseillers en
planification – du projet de diffusion
du socialisme et de l’hégémonisme
soviétique dans les Caraïbes – région
assimilée, dès le milieu du XIXe
siècle, à une «Méditerranée
américaine». Le Qatar serait-il le
nouveau passeur en niqab d’une
doctrine Monroë-Bush élargie aux «Caraïbes
arabes»?
Huit mois après l’élection de
l’Assemblée nationale constituante (Anc)
et plus de six mois après la mise en
place d’un gouvernement pourtant
légitime, un an et demi après la
fuite de l’ex-président Ben Ali,
rien ni personne ne parvient fermement à
susciter la confiance ou à rassurer les
Tunisiens. Au contraire, semble-t-il!
Plus l’on s’éloigne du 14 janvier, plus
le doute s’installe, plus l’espoir
s’étiole, plus la solidarité retrouvée
se disloque et plus l’enthousiasme se
sublime en méfiance et en colère ou en
résignation et sentiment d’impuissance!
Plus redoutable, une forme de nostalgie
morbide pointe son dard.
L’espoir suscité par le déroulement
des élections et l’entrée en scène des
nouvelles institutions et autorités,
légales et légitimes, ont très vite
laissé le champ libre au
désenchantement.
La brèche ouverte par la révolte des
mois de décembre 2010 et janvier 2011
semble condamnée à se refermer? Le
potentiel révolutionnaire de cette
révolte est en train d’être
méthodiquement laminé et circonscrit? La
stratégie de mise en route des «printemps
arabes» dévoile peu à peu ses
intentions prophylactiques?
L’Assemblée
nationale Constituante doit se rebiffer!
Une très large partie des membres de
l’Anc a été élue sur des listes
partisanes et sur des promesses
mirobolantes et fallacieuses. L’Anc
commence à peine à sortir de ses
cafouillages et de ses tergiversations.
Sa première erreur a été sa
structuration explicite en groupes - «majorité»,
«opposition» et «infréquentables»!
Alors que sa mission lui imposait de
dépasser les appartenances partisanes et
de rechercher le consensus le plus large
et l’exemplarité la plus implacable.
Sa deuxième erreur fut la désignation
d’un gouvernement pléthorique qui
s’avère jour après jour incohérent,
incompétent et incapable de susciter la
confiance. Sa troisième erreur a failli
lui coûter sa crédibilité, voire sa
légitimité! C’est la péripétie tragique
des «honoraires» des députés.
Cette revendication méprisable et
répugnante nous en dit long sur l’état
d’esprit qui règne sur nombre de ceux
qui ont eu l’honneur d’être choisis par
le peuple pour diriger ce qui doit être
et rester une épopée nationale. Cette
péripétie a eu le mérite, grâce à la
liberté et la transparence, quand même,
arrachées et préservées, d’accélérer le
travail de nos députés pour faire
oublier un forfait moral et symbolique.
L’Anc devra prendre de nouvelles
initiatives pour regagner complètement
sa crédibilité. Elle devra évaluer de
manière responsable, à l’aune de son
vécu et de sa connaissance de notre
pays, nos capacités politiques et
culturelles à vivre sous un régime
parlementariste pur. L’histoire nous
enseigne que même les régimes
parlementaires savent dévier vers la
dictature! Elle doit également se
pencher, en dehors des appartenances
partisanes, sur le rendement et la
pertinence du travail du gouvernement.
Elle doit se prononcer sur la légitimité
de certaines décisions de ce
gouvernement. En particulier, l’accord
signé il y quelques jours avec
l’Organisation de coopération et de
développement économique (Ocde).
Peut-être que les membres de l’Anc
devraient se soustraire à toute forme
d’allégeance. Les membres de l’Anc,
affiliés à un courant politique ou à un
particularisme social pourraient
annoncer collectivement et simultanément
leur rupture symbolique avec leur
partis. Ils endosseront ainsi les
couleurs nationales et assumeront enfin
le rôle de «représentant du peuple
ou de la nation». Ils signifieront
par cet acte que c’est désormais la
recherche de l’intérêt général
qui primera sur toute autre
considération.
Une action
gouvernementale hors-sujet !
Le gouvernement légitime devait
diriger une véritable phase de
transition démocratique. Son action
devait être non partisane. Il devait
rechercher le consensus et l’adhésion
des forces du changement. Le
gouvernement de transition devait se
contenter de gérer les affaires
courantes et surtout d’entamer
vigoureusement le processus de
destitution des hommes et femmes de
l’ancien régime et de dissolution des
centres de pouvoir encore dominés par l’esprit
du Rcd.
Cheikh
Hamad, le père adoptif des révolutions
arabes.
Ce gouvernement légitime devait
prendre les décisions politiques les
plus cruciales, les plus impopulaires
auprès des rhinocéros du Rcd,
les plus dangereuses pour la stabilité
du pays mais qui constituent le
véritable catalyseur de confiance et
d’assurance pour tous ceux qui ont
milité pour sortir du totalitarisme.
Ce gouvernement devait lancer un
audit généralisé et exhaustif relatif à
la situation de toutes les institutions
de l’Etat, des différentes
administrations, des collectivités
locales, des entreprises publiques, des
entreprises mises sous tutelle
judiciaire, des procédures et conditions
des privatisations réalisées sous
l’ancien régime. Il devait lancer un
audit précis sur lafortune nationale
et sur la situation réelle, quantitative
et surtout qualitative de notre pays
concernant des domaines stratégiques
(santé, éducation, économie
informelle, fiscalité, transports,
environnement, tourisme, sous-sols,
industries, structures agricoles,
circuits de distribution, structure des
importations, etc.). Il devait
lancer une évaluation critique et
objective des politiques économiques
suivies depuis 1956.
Ce gouvernement devait avoir le
courage politique de déblayer le terrain
et assainir la longue et difficile route
du développement de notre pays. Il
devait travailler avec abnégation et
avec un mépris affiché pour toute
arrière-pensée électoraliste. Il devait
se comporter simplement en gouvernement
révolutionnaire, un gouvernement habité
par une éthique susceptible de le rendre
apte à étendre sa responsabilité
politique vers l’avenir. Sans se soucier
de son propre avenir. Il a fait tout le
contraire!
Il a, presque naturellement, pris le
relais du gouvernement de Ben Ali, avec
sa logique et son modèle de croissance,
qui a clairement échoué et qu’une grande
partie de la population a honni et
finalement rejeté.
Devant les représentants du peuple,
le Premier ministre, peu inspiré, a
enfilé le style et la tonalité de
l’ancien président. Insipide, sans ordre
de priorité, sans lignes directrices,
sans vision, il a choisi d’ânonner un
programme dense en vœux pieux! Ce
discours dévoila toutefois les velléités
du gouvernement d’outrepasser son mandat
et sa mission précise: diriger une phase
de transition démocratique. Cette
mission assignée autorisait le
gouvernement à gérer les affaires
courantes et à traiter les urgences.
Elle l’enjoint de mettre de l’ordre dans
la «maison commune»,
c’est-à-dire restaurer, réhabiliter,
réordonner, ré-agencer, redéployer et
rationaliser tout ce qui peut l’être,
moyens humains, matériels et financiers,
au niveau de toutes les structures et
institutions qui dépendent de l’Etat.
Opération «tartib el beite»
(rangement de ma maison) concomitante à
un audit général et exhaustif, préalable
à tout engagement programmatique qui est
de la compétence d’un gouvernement non
transitoire. Cette opération «tartib
el beite» aurait régénéré ou
préservé l’enthousiasme, les élans de
solidarité, la cohésion et la fraternité
vécus les semaines qui ont suivi le 14
janvier 2011 et que nous avons ressentis
à nouveau possibles lors des élections
du 23 octobre 2011. Une telle opération
nécessite et légitime une mobilisation
générale réelle, à portée symbolique.
Elle aurait généré de vastes chantiers (hadhaer),
qui auraient inséré les jeunes, diplômés
en particulier, dans des actions
positives, utiles et à hautes valeurs
ajoutées collectives et individuelles.
Nous serions entrés en cogitation,
en confiance, en patience et en
révolution!
Après
l’espoir, l’inaction, puis la redoutable
déception !
Après l’inaction et la léthargie des
premiers mois, on assiste aujourd’hui à
l’agitation des somnambules! Cette
première période a été, toutefois,
marquée sur le plan des relations
extérieures par l’accueil des «amis
de la Syrie» et des ChalÒabi
syriens. Ce qui signale un alignement
inquiétant de la nouvelle diplomatie
tunisienne sur les positions décidées
par certains émirs du Golfe
arabo-persique.
Sur le plan intérieur, cette même
période nous a donné à voir un ministre
de l’Intérieur vigoureux et répressif
face à des manifestants pacifiques et
tolérants; souple, républicain et
démocrate face à des groupuscules
religieux porteurs des germes de
destruction de notre cohésion religieuse
façonnée par des traditions et des
pratiques séculaires.
Alors qu’une réaction consensuelle
mais vigoureuse, aujourd’hui plutôt que
demain, doit être pensée, organisée et
mise en œuvre pour contenir ces
groupuscules salafistes,
arrivés à maturité après avoir été
cultivés dans les serres londoniennes et
irrigués aux pétrodollars.
Cet étrange pullulement de
salafistes coïncide avec la montée
en puissance, sans cesse annoncée par
certains medias, d’Al-Qaida au Maghreb
islamique (Aqmi)! Ces niches de la
radicalisation islamiste ont été
insérées dans notre tissu social,
contrairement aux allégations de
l’actuel Premier ministre ou de celles
de son mentor. Ce sont des Tunisiens!
Mais des Tunisiens qui ont été aspirés
vers des foyers du chaos utile,
ensuite engraissés, endoctrinés et
manipulés par des étrangers! Ben Laden,
élevé dans les mêmes conditions, a joué
le rôle de repoussoir externe, destiné
aux non musulmans. Il a achevé sa «mission»,
l’islamophobie règne désormais en
Occident! Tel un navire amiral en fin de
vie, il a été océanisé en plein
milieu du printemps arabe!
Les salafistes et l’Aqmi
vont-ils jouer le rôle, cette fois-ci,
de repoussoir interne destiné aux
musulmans afin d’accélérer la
pacification du monde musulman et
la sécularisation à pas forcés des
enseignements et des dogmes du Coran?
Le défi salafiste pose des
questions radicalement différentes des
enjeux sécuritaires ou de respect des
libertés individuelles. Ce défi
salafiste doit pousser les
islamistes patriotes et démocrates à
renoncer à leurs prétentions de
monopoliser l’islam à des fins de
pouvoir ou des fins utilitaristes. Ce
défi doit les aider et nous pousser tous
à prendre conscience qu’il nous incombe
à tous d’imaginer des concepts, des
théories, des stratégies d’Ijtihad,
d’interprétation et de légitimation dont
la finalité première est de protéger
l’islam et de préserver ses dogmes des
aléas et des vicissitudes de la
quotidienneté politique. N’oublions
jamais que certains monothéistes
considèrent toujours l’islam comme une
hérésie! Alors de grâce, mesdames et
messieurs des tendances islamistes,
l’humilité, le renoncement à la
monopolisation et l’utilisation
intéressée de notre religion commune
doit être un principe politique affirmé
et appliqué; non un fond de teint ou un
discours d’hypocrites destinés
à la communication et la séduction où la
fatwa du daha assiassi
(machiavélisme islamisé) légitime tout
et son contraire1.
L’agitation
des somnambules
Le gouvernement a été pris au piège
des promesses électorales des partis qui
ont choisi de s’organiser en «majorité».
La légèreté des candidats s’est muée en
boulets pour les ministres du «meilleur
gouvernement depuis 1956»! Mais
l’incompétence de beaucoup d’entre eux
aussi. L’immobilisme de la première
période, dont a été rendue coupable la
télévision nationale, s’est transmuée en
parties de brassage de vent bien
relayées par la télévision nationale!
Ghannouchi
et Al-Jazira filent le grand amour.
Finalement, les sit-in et les menaces
mesquines publiques contre la télévision
nationale ont été efficaces – efficacité
inquiétante car elle révèle une
faiblesse, compréhensible pour un temps,
professionnelle et intellectuelle de la
corporation des journalistes des médias
publics! Les «messes du 20h»
ouvrent désormais avec un récitatif
élogieux des activités des membres du
gouvernement. Des déplacements et
réunions pour annoncer des centaines de
projets, jaunis,
d’investissements lancés comme des
fleurs fanées sur une population affamée
par les promesses électorales, le manque
d’emplois adéquats et surtout le manque
de confiance!
La plupart de ces projets
d’investissements consistent en
réalisation de zones industrielles! Pour
quels projets? Quelle est la logique qui
a défini la nature et la qualité de ces
projets? Selon quelle stratégie de
développement? Allez savoir! La
consultation du site du ministère du
Développement régional et de la
Planification donne quelques
indications. Dans sa rubrique «les
fondements du développement économique»,
on peut lire que l’économie tunisienne
est une économie de marché. Plus loin et
je cite, «l’économie tunisienne est
une économie extravertie» ! Tout
jeune étudiant en économie sait que ce
terme «économie extravertie»
est un terme péjoratif et que les
stratégies de développement de ce type,
quand elles n’ont pas progressivement
évolué vers un modèle autocentré, ont
lamentablement échoué.
C’est le cas de la Tunisie qui n’a
pas repensé son développement depuis le
tournant libéral des années 1970 et
l’adoption de la fameuse loi d’«avril
72». Le ministre actuel du
Développement ne semble pas faire la
différence entre croissance économique
et développement. Il ne semble pas se
douter non plus que la Tunisie a été le
pays africain et arabe pionnier en
matière de planification et
d’anticipations rationnelles. Autrement,
il n’aurait pas été si fier d’inviter un
expert américain2 en
croissance endogène pour nous
apprendre qu’il faut des infrastructures
créatrices d’externalités positives
pour attirer les investissements directs
à l’étranger.
La stratégie de développement de ce
gouvernement consiste en fait à
prolonger celle de l’ancien régime et
même à approfondir l’arrimage de notre
économie aux intérêts des firmes
transnationales. L’accord qui vient
d’être signé avec l’Ocde est source
d’inquiétude. Le détail de son contenu
n’a toujours pas été rendu public. Il
risque fort de constituer une version
édulcorée de l’Accord multilatéral sur
les investissements (Ami) mis en
veilleuse depuis 19983.
Ce gouvernement n’est nullement
habilité à engager le pays dans des
voies ou des accords à moyen ou long
terme.
Un
gouvernement aux aguets au milieu du
gué!
Six mois après sa mise en place
hésitante et laborieuse, le gouvernement
patine. Les familles des martyrs et les
blessés n’ont pas fini de se battre pour
obtenir les réparations les plus
évidentes et les plus ordinaires.
Certaines attitudes officielles donnent
l’impression qu’on traite le dossier de
quelques hooligans soupçonnés d’avoir
perturbé l’ordre public! Ce sont nos
martyrs et nos blessés. Nous leur devons
reconnaissance, respect, affection et
générosité. Nous devons aller au devant
de leurs besoins psychologiques,
sanitaires et matériels. Leur situation
ne relève point de l’action charitable
nationale et encore moins
internationale. Arrêtez d’annoncer
fièrement que tel Etat ou tel autre
vient d’accepter de prendre en charge
les soins de deux victimes par-ci ou
trois victimes par-là! En particulier
quand il s’agit d’Etats qui abritent
avec arrogance et perfidie une grande
partie du butin du clan des Ben Ali et
consorts. La communauté nationale doit
assumer ces charges sans marchandage
mesquin ou tergiversation piteuse. Sur
ce dossier aussi, l’action de ce
gouvernement est largement insuffisante
et décevante.
Le dossier de la justice
transitionnelle prend lentement mais
sûrement l’eau. L’Association des
magistrats, qui a été la fierté de la
justice tunisienne sous l’ancien régime,
est traitée sur le même pied d’égalité
que le Syndicat des magistrats qui a
abrité les sicaires judiciaires du
régime de Ben Ali.
La Justice transitionnelle, qui
constitue le barrage institutionnel à
toute velléité de retour en arrière, à
toute tentative d’échapper à la «mouhassaba»
(rendre des comptes), à tout espoir de
préserver les fortunes et les privilèges
mal acquis, à toute légitimation des
compromissions politiques, économiques,
judiciaires, sécuritaires avec la
dictature; ce barrage se fissure et les
conditions de sa construction
ressemblent à s’y méprendre à celles
d’‘‘Essodd’’ (Le Barrage),
pièce de Mahmoud Messaadi!
A chaque avancée dans l’élaboration
d’un projet crédible, à chaque
proposition sensée, le gouvernement
répond par des arguments fallacieux,
crée le trouble, suscite la méfiance et
avance… vers la case départ. Sur ce
dossier, l’attitude du gouvernement est
très troublante.
La révolution
tunisienne sur l’échelle de Richter!
Sur l’échelle de Richter des
révolutions, la nôtre a dû à peine
atteindre le niveau 5. Elle a secoué,
déstabilisé, ébranlé le système Rcd.
Mais elle ne l’a pas abattu! Soyons
humbles et lucides et acceptons cette
réalité. Peut-être que par cette
attitude ouverte, responsable et
partagée, nous pourrions construire
la stratégie des étapes qui
garantirait le passage définitif à un
système démocratique accompli.
Les Rcdistes les plus acharnés,
groggy après la fuite de leur chef,
sont en train de reprendre
dangereusement leurs esprits. Par
ailleurs, il y a une atmosphère
particulière qui donne l’impression que
le pouvoir politique réel reste encore
diffus dans une sorte d’éther
insaisissable, seulement perceptible par
les contours et limites qu’on le devine
vouloir imposer à la démocratie en
Tunisie. Cette situation empêcherait le
pouvoir légitime de se déployer et
d’effacer le sentiment de flottement et
d’hésitation. Peut-être que les forces
du changement auront tout intérêt à
composer ouvertement avec ces réalités?
Peut-être que la situation exige
d’admettre qu’une dose de réconciliation
prématurée, conditionnelle et ciblée,
dans la transparence la plus totale,
constituerait un moindre mal?
Dans le monde des animaux, les
espèces composent avec leurs prédateurs,
sacrifient certains des leurs pour
préserver l’essentiel, la survie du
groupe et surtout celle de l’espèce. La
démocratie dans les pays arabes est une
espèce en émergence. Emergeons
discrètement pour nous enraciner
solidement et définitivement.
Les évènements de ces derniers jours
en Tunisie risquent de renforcer la
poussée réactionnaire en Egypte qui
tente de réhabiliter le régime de
Moubarak en portant son dernier Premier
ministre à la présidence de la
république. Leur réussite risquerait
d’encourager, en retour, les Rcdistes à
resurgir des tranchées.
«Une société
ouverte à ses ennemis»!
La déconfiture de ce gouvernement de
transition n’est ni dans l’intérêt des
forces du changement ni dans celui du
pays. Mais, plus il patine, plus les
pièges risquent de se multiplier et de
se compliquer. La redéfinition des
objectifs du gouvernement, sa
reconfiguration et sa recomposition
semblent s’imposer, désormais. Ce choix
pourrait créer un choc positif et
susciter un nouvel élan vital.
Les violences policières du 9 avril
dernier auraient pu constituer le
prétexte honorable et approprié pour
entamer une rectification de la
politique de l’exécutif, opter pour des
objectifs prioritaires mieux définis et
choisir une équipe gouvernementale plus
ramassée, plus consistante et plus
représentative. Aujourd’hui, une telle
décision serait interprétée comme un
aveu de faiblesse, un aveu d’échec.
Peut-être. Mais elle indiquera
positivement qu’une éthique de la
responsabilité, fondée sur le courage
politique personnel, sur l’aptitude du
gouvernant à reconnaître ses
propres limites et à assumer ses erreurs
et sur la capacité du dirigeant
à faire prévaloir l’intérêt général sur
les calculs d’épicier, à étendre sa
responsabilité vers l’avenir, qu’une
telle éthique est déjà la norme qui
encadre les pratiques politiques en
Tunisie. En même temps, elle signalera
que Ennahdha est capable d’évoluer du
stade Rafah-Hurriet au stade Akp; du
stade du dogmatisme et de l’arrogance,
des financements douteux et des
relations extérieures de subordination
au stade de parti politique moderne,
démocratique, indépendant et centré sur
les intérêts de son pays.
Et, dans l’état actuel des choses, un
aveu de faiblesse de la part du
gouvernement est moins préjudiciable que
le risque d’affaiblissement généralisé
qu’encourent les institutions de la
transition démocratique.
Les organisations politiques,
syndicales et les Ong de la société
civile sont aussi des murs porteurs de
l’édifice démocratique. Les Ong semblent
les plus solides et les moins sujettes à
l’égotisme. Elles sont les plus
efficaces et les plus crédibles. La
classe politique et syndicale devra elle
aussi prendre ses responsabilités et
s’interdire les querelles de clochers.
Elle n’a pas encore fini d’inventer une
fusion qu’elle est déjà en fission! Elle
doit se réorganiser sur de réelles
affinités idéologiques et politiques,
intégrer organiquement les procédures
démocratiques et adopter une éthique
politique qui déploie la responsabilité
individuelle et collective vers
l’avenir. C’est à ces conditions que
nous pourrons bénéficier d’un espace
politique pluri-polaire où la démocratie
puisera son oxygène pour une respiration
régulière et paisible.
Nous
boitons
sur une ligne de crête!
Deux pôles, en particulier, devront
se reconstituer et se renforcer pour que
la sortie du totalitarisme devienne
effective et irréversible; pour que
l’entrée en démocratie soit fondée sur
un équilibre des forces dans toutes les
institutions du nouvel Etat, sur des
procédures et des systèmes électoraux
qui garantissent une représentativité
équitable, sur un régime politique
adapté à nos besoins et à notre niveau
de développement global, sur un système
d’information qui ne contrevienne pas au
droit du citoyen à une information
objective et pertinente.
Le premier pôle est constitué par le
courant réformateur qui a conduit les
Tunisien à l’indépendance politique
formelle et leur a permis de percevoir
les lumières de la modernité. Ce
courant, incarné à un moment de notre
histoire par le «mouvement
destourien», tente ces jours-ci de
ressusciter ses forces et ses idéaux. Il
a encore un rôle historique à jouer
parce qu’il n’a pas achevé son programme
de modernisation du pays. Plus
exactement, parce qu’il a été empêché
d’évoluer pour pouvoir achever ce
programme. Il l’a été par ses principaux
dirigeants qui ont préféré suivre le
chant des sirènes des intérêts
privatifs, des rentiers, des parrains
revanchards, du culte de la
personnalité, du pouvoir d’un seul, de
la présidence jusqu’à la déconfiture et
à l’agonie au petit matin du 7 novembre
1987. Ce qui n’était déjà plus qu’un
vague vestige du Parti socialiste
destourien (Psd) a été englouti dans la
camisole du Rassemblement
constitutionnel démocratique (Rcd). Dans
ce monstre totalitaire, une large partie
de la «Gauche» – ennemie jurée
du mouvement réformateur tunisien –
s’est laissée glisser
pour-ainsi-dire naturellement.
Le
sous-émir intrônise le super-président.
Pour ressusciter, se donner à nouveau
les moyens de défendre ses idéaux et
participer positivement au développement
général du pays, ce courant devra
repartir sur la base de nouveaux
principes et de nouvelles logiques
organisationnelles. Pour une
réanimation magistrale, il devra se
départir de tout ce qui pourrait
rappeler le culte de la personnalité, le
centralisme hermétique, les conclaves et
les messes basses, les cours florentines
et leurs meutes de courtisans ou encore
les considérations régionalistes ou
népotiques. La crédibilité de ce
mouvement va dépendre immédiatement des
antécédents politiques des ses membres
qui seront scrutés, légitimement, à la
loupe.La confiance en ce courant
nécessitera une critique radicale des
procédés et pratiques du passé qui ont
couvert toute la gamme de l’infamie, des
mensonges aux trahisons, des complots
aux lâchetés, de la cupidité à la
corruption, de la répression et la
torture aux assassinats!
Le courant réformateur devra, par sa
démarche, par chacune de ces actions,
administrer la preuve qu’il est entré en
mutation radicale. Son
instrumentalisation électoraliste,
opportuniste ou nostalgique risque de
lui être funeste. Sa reconversion
loufoque en abri pour maquiller des
rhinocéros du Rcd en lions du
patriotisme et en gazelles de la
démocratie lui sera irrévocablement
fatale.
Le courant réformateur a été ravagé
par 31 ans de parti unique. Son projet
reste actuel et avant-gardiste sur
nombre de points. Il mérite d’être
parachevé. Des hommes sincères et des
générations l’ont porté et se sont
sacrifiés pour sa réalisation. Ils
méritent que nous marchions sur leur
route et que nous consacrions notre
énergie et notre imagination à
l’accomplissement de leur dessein. Ces
desseins et ces rêves avaient conquis,
convaincu et mobilisé dans
l’enthousiasme le peuple tunisien grâce
à l’adhésion, au soutien et à
l’implication du syndicat de Farhat
Hached.
Vers un
syndicalisme moderne de cogestion et de
participation
Aujourd’hui, l’Ugtt constitue
toujours un pôle de pouvoir. Sa
crédibilité passe par une reconstruction
sur la base des principes qui ont
prévalu à sa création. Elle doit
institutionnaliser ces principes et en
faire une véritable tradition syndicale
respectée, quel que soit le contexte
politique national. Pour retrouver la
confiance des travailleurs et des
partenaires sociaux, elle devra se
réapproprier son premier, et unique
jusqu’à présent, programme économique de
développement, le réactualiser et le
proposer à la population et aux acteurs
politiques. Ce programme de
modernisation doit être parachevé pour
sortir l’économie nationale de son
extraversion, du dualisme sectoriel et
des inégalités cumulatives. Ce n’est
qu’en étant une force de proposition que
l’Ugtt pourra peser sur les choix et les
orientations économiques ou sur la
législation du travail dans notre pays.
De son côté, la Cgtt – dont les
fondateurs avaient quitté l’Ugtt-mère
quand les dirigeants de celle-ci
s’étaient transformés en courroie de
soumission au pouvoir du Rcd et de
compromission avec le réseau mafieux du
clan Ben Ali – la Cgtt aurait donc tout
intérêt à consacrer son action syndicale
à organiser les cadres dans les
différents secteurs économiques et à
préparer et coordonner avec eux une
transition à terme de l’action syndicale
traditionnelle vers un syndicalisme
moderne de cogestion et de participation
à l’image du syndicalisme de l’Europe du
nord.
La situation dans notre pays est
délicate et parfois inquiétante. Mais
elle est incommensurablement préférable
à celle du 14 janvier 2011 ou encore à
celle du 7 novembre 1987. Le peuple a
décidé de ne plus vivre dans le mépris.
Pour une fois la peur d’agir et de
réagir s’est estompée significativement.
Reste à restaurer la confiance et la
cohésion. Réussir cet ouvrage est de la
responsabilité de toutes les bonnes
volontés. L’aveu de faiblesse voire
d’échec ne constitue en aucun cas un
déshonneur ou un blasphème!
La tâche de reconstruction du pays et
de la société sera rude et longue. Elle
ne peut être que collective et elle
nécessitera du temps. «Nous sommes
les fils du temps et le temps est
espérance», affirmait Octavio Paz
dans ‘‘Des temps nébuleux’’ !
Prenons le temps nécessaire pour nous
reconstruire et nous
restaurer, mais interdisons-nous
toute conduite qui pourrait transformer
le temps en désespoir et en déshérence.
* Enseignant des Sciences
économiques à l’Université de Paris-Est
Marne-la-Vallée (en France). L’auteur
est rentré définitivement en Tunisie en
juillet 2011 après un exil de plus de 20
ans en France.
Notes:
1- Le Mouvement
Ennahdha semble toujours prisonnier de
l’échec de sa tentative de prise de
pouvoir en 1991-92. L’intention
revancharde n’est jamais de bon conseil.
La société tunisienne a considérablement
changé sous une dictature qui a duré
plus de vingt ans!
2- Depuis le 14
janvier, la Tunisie est devenue le
laboratoire le plus couru par les
experts yankees!
3- L’Ami constitue un
cadre juridique qui hisse la firme
multinationale au statut de véritable
puissance publique dans les pays qui
adhèrent à cet accord. L’adhésion à cet
accord devait engager le pays signataire
pour 15 ans. Certaines décisions et
actions de souveraineté susceptibles
d’être prises par les Etats signataires
deviennent illégales si elles portent
quelque préjudice aux intérêts des Ftn.
Par exemple, une campagne anti-tabac
devient illégale parce qu’elle va à
l’encontre des intérêts des Fmn du
tabac; des subventions accordées par un
gouvernement à des sociétés
cinématographiques nationales, privées
ou publiques, seront considérées comme
un fait de concurrence déloyale au nom
du principe de «non-discrimination»
stipulé par l’Ami! L’Etat tunisien ne
pourra subventionner Cactus production
qu’à la stricte condition d’octroyer la
même subvention à Andromeda, si celle-ci
a des intérêts en Tunisie. Les
négociations de l’Ami sous l’égide de
l’Ocde ont été suspendues en 1998 grâce
au refus, notamment, de la France qui a
vu dans ces accords léonins un danger
pour sa production culturelle et sa
souveraineté nationale.
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Publié le 22 juin 2012 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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