Entretien avec Hedy Epstein
« Quelle
leçon doit-on tirer de l’Holocauste ? »
Silvia Cattori
Hedy Epstein
11
janvier 2008 Hedy Epstein est
une survivante de l’Holocauste, née en 1924, dont les parents
ont été déportés à Auschwitz, où ils ont péri. En 2003,
elle a décidé de faire un voyage en Palestine. Horrifiée par
les mauvais traitements que les soldats de l’armée israélienne
font subir aux peuple palestinien, elle se consacre, depuis lors,
à les dénoncer.
Dans l’entretien accordé à Silvia Cattori, Hedy Epstein a
affirmé pour commencer : « Je voudrais dédier cet
entretien aux enfants de Gaza, dont les parents ne peuvent ni les
protéger, ni les mettre en sécurité, comme mes propres parents
avaient eux pu le faire, en m’envoyant en Grande Bretagne en mai
1939 par un convoi d’enfants ». (*).
Silvia
Cattori : En 2004, après le
traitement humiliant et déshumanisant auquel vous aviez été
soumise à l’aéroport de Tel Aviv, où l’on vous avait obligée
à vous dévêtir et accepter d’être « fouillée à
l’intérieur » [1],
vous étiez bouleversée et vous aviez déclaré : « Je
ne reviendrai jamais en Israël ». Néanmoins, vous y êtes
retournée depuis lors quatre fois. L’été dernier, vous y étiez
à nouveau. Comment trouvez-vous la force de revenir dans ces
conditions ?
Hedy Epstein :
Jamais je n’avais ressenti une telle colère, qu’après ce qui
m’était arrivé en janvier 2004 à l’aéroport de Tel Aviv,
à moi et à l’amie qui voyageait avec moi.
Une fois dans l’avion, encore
pleine de rage, j’ai écrit sur chacune des pages des magazines
fournis par la compagnie : « Je suis
une survivante de l’Holocauste et je ne retournerai jamais en
Israël ». Parfois, j’appuyais si fort mon stylo sur
les pages qu’elles se déchiraient. C’était une manière d’évacuer
ma colère.
De retour chez moi, encore très
en colère et traumatisée, j’ai décidé de recourir à un
soutien psychologique. Cela m’a aidé à surmonter ma colère et
m’a permis d’organiser un nouveau retour en Cisjordanie, à
peine quelques mois plus tard, en été 2004. J’y suis retournée,
depuis lors, chaque année, cinq fois au total depuis 2003. J’y
suis retournée parce que c’était, à mes yeux, la juste chose
à faire ; témoigner et faire savoir aux Palestiniens
qu’il existe, à l’extérieur, des gens qui sont suffisamment
préoccupés par leur sort, pour revenir et se tenir à leurs côtés
dans leur lutte contre l’occupation israélienne.
Silvia
Cattori : Comment expliquez-vous que
les fonctionnaires israéliens vous aient traitée d’une façon
si brutale ?
Hedy Epstein :
Ils ont essayé de m’intimider, de me faire taire, espérant que
je ne reviendrais plus jamais. [2]
Bien qu’ils y soient très momentanément parvenus, en fin de
compte ils ont échoué. Pour paraphraser le Général McArthur [3],
un général américain qui disait « Je
reviendrai », je suis retournée quatre fois en
Palestine depuis les événements de janvier 2004 à l’aéroport
de Tel Aviv ; et j’y retournerai encore. Ils n’arriveront
pas à m’en empêcher. C’est ainsi que je me prépare à
embarquer, dans quelques mois, sur un bateau pour Gaza [4].
Silvia
Cattori : N’était-ce pas trop
traumatisant pour une personne sensible comme vous de retourner en
Cisjordanie et de voir les soldats israéliens humilier, détruire
les vies et les propriétés des Palestiniens ?
Hedy Epstein :
En tant que personne de nationalité états-unienne, [5]
je suis une personne privilégiée. J’en suis très consciente
et me sens mal à l’aise de me trouver dans cet habit, en
particulier quand je suis en Palestine, consciente du fait que
cela me permet d’aller et venir comme je le veux. Un privilège,
bien sûr dénié aux Palestiniens qui ont les plus grandes
difficultés à se déplacer d’un endroit à l’autre, entravés
qu’ils sont par des fermetures de routes, par des check points,
par un mur de prison haut de 25 pieds, par de jeunes soldats israéliens
qui ont toute liberté de décider lequel d’entre eux peut
passer et lequel ne le peut pas, qui peut aller à l’école, à
l’hôpital, à son travail, rendre visite à sa famille et à
ses amis.
J’ai vu les longues files de
Palestiniens au check point de Bethléem. J’ai parlé avec un
homme de 41 ans qui m’a dit qu’il travaillait trois jours par
semaine, qu’il voudrait bien travailler à plein temps, mais
qu’il n’y a pas de travail à Bethléem. Pour arriver à temps
à son travail, il doit se lever le matin à deux heures et demie
pour arriver au check point à trois heures et quart. Il est
contraint d’arriver si tôt sur place parce qu’il y a foule,
s’il veut prendre sa place dans la longue file. Il doit attendre
avec les autres l’ouverture du check point, vers cinq heures et
demie. Parfois, les soldats israéliens ne laissent passer
personne.
Au cours de chacun de mes cinq séjours
en Palestine, j’ai passé quelque temps à Jérusalem. J’y ai
pris douloureusement conscience du fait que la taille actuelle et
les présentes limites de la ville n’ont pas grand chose à voir
avec ses paramètres historiques ; les implantations réservées
aux seuls juifs, comme les colonies de Har Homa
et Gilo, sont désignées comme des faubourgs
de Jérusalem.
Jérusalem Est est hérissée de
drapeaux israéliens flottant sur des maisons dont les
Palestiniens ont été « déplacés »,
ce qui judaïse de plus en plus cette zone.
Durant mon dernier voyage, en août
2007, je n’ai eu le temps de rendre qu’une brève visite à ma
chère amie palestinienne et à son mari à Ramallah. Lors de mes
précédents voyages, moi-même et mes compagnes avions été
leurs hôtes durant plusieurs jours, bénéficiant de leur
hospitalité, cette hospitalité palestinienne si caractéristique,
qui ne ressemble à aucune hospitalité que j’aie pu connaître
ailleurs, où que ce soit. La femme, que j’avais connue toujours
gaie, paraissait abattue, sans se plaindre toutefois, constatant
simplement : « La vie est plus
difficile du fait que mon mari ne travaille plus ». Lors
d’une conversation que j’ai eue par la suite, alors que j’étais
seule avec son époux, celui-ci m’a dit qu’il avait quitté
son travail pour aller étudier à l’école. Il y avait du vrai
dans ces deux constatations ; mais le commentaire de l’époux
masquait manifestement sa gêne et apparaissait comme un effort
pour sauvegarder sa dignité.
J’ai également rendu visite à
mes amis palestiniens et leur enfant à Bethléem, chez lesquels
je suis restée une nuit. La télévision, toujours allumée, a
capté à un moment notre attention. On y parlait des juifs du
monde entier qui émigrent en Israël. On voyait de nombreux
petits drapeaux israéliens brandis pour accueillir les nouveaux
« citoyens israéliens » arrivant à l’aéroport Ben
Gourion, à Tel Aviv. Il y avait une grande banderole à l’arrière-plan
sur laquelle était écrit, en anglais et en hébreu « Welcome
Home ».
Alors que l’émission se
poursuivait, nous fixions la télévision en silence. Soudain,
l’un de nous, je ne me souviens plus qui, a rompu ce silence
pesant en demandant, à personne en particulier : « Et
qu’en est-il du retour des Palestiniens ? »
Lors de la manifestation non
violente qui a lieu chaque semaine à Bi’lin, [6]
alors que les gaz lacrymogènes lancés sur nous par de jeunes
soldats israéliens nous étouffaient, et que nous courions tous
pour y échapper, j’ai entendu un échange de mots entre deux
garçons palestiniens, l’un disant à l’autre « Je
ne veux pas mourir », « Moi non
plus » répondit l’autre. Leur peur est restée en
moi. Que va-t-il leur arriver ? Quel est leur avenir ?
Et pourtant, en dépit du caractère
presque désespéré de cette situation, qui pourrait ne jamais
changer, les Palestiniens se montrent étonnamment forts. Bien que
l’oppression israélienne se poursuive et s’aggrave, avec de
nouvelles formes d’oppression militaire, les Palestiniens ne se
sont pas rendus ; ils continuent à vivre là.
C’est un peuple d’une résilience
étonnante. Ils ne se rendront jamais. Les Israéliens peuvent
bien en tuer un grand nombre, détruire leurs maisons, détruire
leurs vies, mais ils ne pourront jamais détruire leur espoir
d’une autre vie, d’une autre et meilleure façon de vivre
ensemble.
Quoi que les Israéliens fassent,
ils ne pourront pas enlever aux Palestiniens leur espoir et leur
dignité. En dépit de toutes les inégalités, les Palestiniens
gardent toujours l’espoir.
Les Israéliens
ont le pouvoir ; les Palestiniens ont la dignité.
Les Israéliens possèdent les
avions depuis lesquels ils jettent des bombes sur la population de
Gaza, ils ont des bulldozers fabriqués ici aux Etats-Unis, pas
loin de chez moi ; ils peuvent faire tout cela mais, malgré
cette inégalité de puissance, les Israéliens ne pourront jamais
détruire l’espoir et la dignité des Palestiniens.
Silvia
Cattori : Pour les Palestiniens
d’Hébron ou de Naplouse, le fait de voir une femme âgée, qui
a échappé au nazis, voyager dans des conditions aussi précaires
pour leur exprimer amour et solidarité, n’est-ce pas une chose
très inhabituelle et touchante ?
Hedy Epstein :
Je pense qu’il est important pour les Palestiniens, qui (dans
leur très grande majorité, ndt) n’ont pas l’autorisation de
sortir de Palestine, qui vivent sous occupation militaire israélienne
dans des conditions si horribles, de savoir qu’il y a des gens
de par le monde qui condamnent l’oppression israélienne et qui
sont assez préoccupés de leur sort pour venir jusqu’à eux,
partager leurs difficultés et leurs souffrances, fût-ce pour une
très courte période.
Je suis à chaque fois impressionnée
de voir que les Palestiniens savent beaucoup mieux que nous ce qui
se passe dans le monde. Les gens, aux Etats-Unis, ne savent pas ce
qui se passe, parce que les médias ne les informent pas
correctement. Les Palestiniens que j’ai rencontrés m’ont priée,
une fois retournée chez moi, de dire ce que j’avais vu et vécu
en Palestine. Je me suis bien sûr engagée à le faire. C’est
ainsi que je saisis chaque opportunité pour honorer cet
engagement. J’ai donné des conférences dans les écoles, les
universités, les églises, les organisations, et cela, aux
Etats-Unis ainsi qu’en Allemagne (en allemand).
Je presse les gens d’aller en
Palestine pour voir ce qui s’y passe et faire l’expérience
douloureuse de ce qu’est la vie là-bas. C’est une expérience
qui change la vie. Ils en reviendront différents, plus éveillés,
plus sensibles et, espérons le, mis au défi de faire changer les
choses.
Bien que je ne sois pas une juive
religieuse (je me considère comme une humaniste laïque), je
connais un peu la tradition juive qui enseigne que : « Nous
n’avons le droit, ni d’abandonner l’espoir, ni
d’abandonner le travail que nous avons entrepris, même si nous
ne pouvons pas terminer nous-mêmes la tâche ».
Puisque la situation est si
affreuse, particulièrement à Gaza, je sens que je dois continuer
à être une voix morale, que je dois continuer à avoir le
courage de dénoncer publiquement les crimes contre l’humanité
commis par Israël, et aussi de dénoncer les fausses interprétations
répandues par les médias. Israël ne pourrait pas perpétrer ses
crimes contre l’humanité sans le soutien des Etats-Unis, sans
que le monde le lui permette, et sans que les mass médias ne
s’emploient – à de rares exceptions – à déshumaniser les
Palestiniens, à répandre la peur à leur sujet, ainsi que
l’ignorance et la détestation de leur culture.
D’avoir rencontré les
Palestiniens, fait l’expérience de leur hospitalité, de leur
chaleur, de leur dignité et même de leur humour, me donne
l’obligation de faire connaître leurs voix et leurs expériences
à quiconque veut bien m’écouter, d’apporter mon témoignage
sur le Mur, les confiscations de terres, les démolitions de
maisons, la violation des droits à l’eau, les entraves à la
liberté de mouvement.
La paix à venir ne sera pas le
fruit d’une attente passive, mais bien plutôt d’engagements
et de luttes pour la justice. Il ne peut y avoir de paix sans
justice.
Nadav Tamir, le Consul Général
israélien à Boston, écrivait dans le Boston Globe en novembre
2007 : « La question n’est plus d’être
pro-Palestinien ou pro-Israélien, mais une confrontation entre
ceux qui préfèrent la paix et ceux qui préfèrent le sang. Il
est temps de choisir son camp ».
Silvia
Cattori : Vous avez mentionné plus
haut votre désir de vous embarquer pour Gaza dans quelques mois [7] !?
Hedy Epstein :
Oh oui, absolument. Il n’y a rien qui puisse m’arrêter. Je
suis déterminée à y aller ; je vais prendre des leçons de
natation, au cas où.
Le bateau « Free
Gaza » n’a pas pu partir l’été dernier, pour différentes
raisons. Je pense qu’il est important, pour tous ceux qui sont
invités sur ce bateau, de saisir cette chance de montrer au monde
ce qu’Israël est réellement en train de faire à Gaza, et
d’exprimer leur intention de briser ce siège illégal.
Les médias sont tellement contrôlés
– probablement, aussi par Israël – que, quel que soit le
pouvoir en place aux Etats-Unis ou en Europe, ils ne diffusent
jamais ce qui se passe réellement, chaque jour, sur le terrain,
combien de souffrances sont causées par l’extrême oppression,
ce que les gens vivent, pas seulement à Gaza mais aussi, dans une
moindre mesure, en Cisjordanie. Il faut que le monde le sache, et
si nous pouvons être des messagers pour que le monde sache enfin
ce qui se passe, alors il est important que nous jouions ce rôle.
Silvia
Cattori : Alors que la plupart des
pays s’emploient à isoler les autorités du Hamas dans la bande
de Gaza, à priver son peuple de l’aide humanitaire la plus
essentielle, vous voulez y aller. La prise de pouvoir du Hamas à
Gaza ne représente-t-elle donc pas un obstacle pour vous ?
Hedy Epstein :
Non. Le Hamas a été élu démocratiquement. Il y avait là des
observateurs neutres qui n’ont rien trouvé à reprocher à ces
élections. Les représentants du Hamas ont été élus démocratiquement.
Comme vous le savez, Israël et les Etats-Unis voulaient ces élections,
mais ils en espéraient un autre résultat. Ils n’ont pas apprécié
que le Hamas les remporte. C’est pour cette raison qu’ils
attaquent le Hamas, qu’ils ne veulent pas le reconnaître, et
qu’ils imposent une sorte de punition collective aux 1.5 million
d’habitants de Gaza.
Il y a une énorme crise
humanitaire. L’armée israélienne contrôle toutes les sorties
vers Israël, la Jordanie et l’Egypte. En fait elle contrôle
les airs, la mer et la terre.
Presque rien ne peut entrer à
Gaza, et rien ne peut en sortir. Gaza est essentiellement une
communauté agricole. Les paysans de Gaza, qui produisent des
fleurs, des fraises et des tomates par exemple, dépensent
beaucoup de temps et d’énergie à cultiver ces produits, et ils
ne peuvent pas les vendre ! Ainsi, les fleurs se fanent et
les fraises et les tomates pourrissent.
Le gouvernement israélien prétend
qu’il n’occupe plus Gaza. Mais ce n’est pas vrai.
Silvia
Cattori : Pour tous ceux qui ne
savent pas, ou ne veulent pas savoir ce que le gouvernement israélien
est réellement en train de faire, votre voix est de la plus
grande importance. En effet, une personne comme vous, qui peut témoigner
aussi bien de l’oppression nazie que de l’actuelle oppression
sioniste, capable de considérer les faits avec un esprit tout à
fait honnête, est extrêmement rare !
Hedy Epstein :
Je ne fais pas de comparaisons entre l’oppression nazie et
l’oppression sioniste ; pourtant, j’ai été accusée de
le faire. Je parle des leçons apprises de l’Holocauste. Je
considère mes expériences en tant que survivante de
l’Holocauste comme l’influence déterminante derrière mes
efforts pour promouvoir les droits humains et la justice sociale.
Pour moi « Se
souvenir ne suffit pas » : c’est le titre de mon
autobiographie, publiée en allemand, en 1999 en Allemagne, sous
le titre « Erinnern ist nicht genug » [8].
Se souvenir doit aussi inclure une perspective présente et
future.
Quelle leçon doit-on tirer de
l’Holocauste ? Je sais ce que c’est que d’être opprimé.
Personne ne peut tout faire, mais je sens qu’il m’incombe de
faire tout ce que je puis, pour faire ce qui est juste, pour, dans
ce cas, être aux côtés des Palestiniens dans leur lutte contre
l’oppression israélienne, sous laquelle ils doivent vivre, et
dont ils souffrent chaque jour et chaque nuit.
Pourquoi ai-je survécu ?
Simplement pour rester assise ici et dire : oui, la situation
est mauvaise, quelqu’un devrait s’en occuper ? Je crois
fermement que chacun de nous, y compris moi, doit être ce
quelqu’un qui essaye d’améliorer la situation.
Ceci ne veut pas dire que les
souffrances des Palestiniens sont plus ou moins importantes que
les souffrances des gens en divers autres lieux. Mais j’ai
seulement, chaque jour, une quantité donnée d’énergie et de
temps à ma disposition. Plutôt que de disperser ici et là mon
énergie, j’ai simplement décidé de la concentrer sur la
question israélo-palestinienne.
Silvia
Cattori : En route pour la
Palestine, vous vous êtes d’abord rendue en France pour visiter
un des camps de concentration dans lesquels vos parents avaient été
déportés. S’agissait-il de votre première visite ?
Hedy Epstein :
Permettez-moi de préciser les choses. En 1940, le 22 octobre,
tous les juifs de la région du sud-ouest de l’Allemagne, d’où
je viens, furent déportés dans un camp de concentration, le Camp
de Gurs, situé au pied des Pyrénées, dans ce qui était
alors la France de Vichy, qui collaborait avec les Allemands. Les
hommes et les femmes étaient séparés par des fils de fer barbelés.
Vers fin mars 1941, mon père fut transféré au Camp
les Milles, près de Marseille. En juillet 1942, ma mère fut
transférée au Camp de Rivesaltes, près de
Perpignan.
En septembre 1980, j’ai visité
le Camp de Gurs, le camp de concentration de Dachau
(mon père y est resté quatre semaines après la Nuit
de Cristal, en 1938), et Auschwitz. En
1990, j’ai visité le Camp les Milles, où
mon père a été détenu jusqu’à sa déportation à Auschwitz
via Drancy (un camp de transit, près de Paris).
Jusqu’en août 2007, je
n’avais pas été en mesure de visiter le Camp
de Rivesaltes, où ma mère a été détenue pendant environ
deux mois en 1942, jusqu’à sa déportation à Auschwitz, via
Drancy. Et, l’été dernier, avec des amis, je suis allée
visiter le Camp de Rivesaltes pour la première
fois.
Dans une lettre datée du 9 août
1942, mon père m’a dit : « Demain,
je vais être déporté vers une destination inconnue. Il pourrait
se passer longtemps avant que tu n’aies à nouveau de mes
nouvelles ». Dans une lettre datée du 1er septembre
1942, ma mère m’a dit exactement la même chose. Par la suite,
j’ai reçu encore une carte postale de ma mère, datée du 4
septembre 1942, où elle écrivait : « Je
voyage vers l’est et t’envoie un adieu final ». Voilà
ce qu’ont été les dernières communications de mes parents.
Lorsque, en 1956, j’ai appris
que mes parents avaient été envoyés au camp de concentration
d’Auschwitz, en Pologne, je n’ai pu que supposer qu’après
avoir passé presque deux ans dans des camps de concentration en
France, ils devaient être en très mauvaise condition physique,
et qu’ils avaient probablement été envoyés directement à la
chambre à gaz, dès leur arrivée.
Silvia
Cattori : Qu’avez-vous ressenti en
visitant le Camp de Rivesaltes ?
Hedy Epstein :
J’ai été stupéfaite par la très grande dimension de ce camp,
qui pouvait héberger 30’000 personnes, et par son état déplorable.
Certaines des baraques n’existent plus ; d’autres sont en
voie d’écroulement, sans toits, les murs en ruine ; et
partout une végétation sauvage. La désolation partout. Des
moulins à vent proches se dressaient comme des sentinelles,
surveillant la mort de ce qui fut la maison d’un peuple désespéré,
la maison de ma mère.
De la correspondance avec ma mère
à l’époque où elle était dans ce camp, je connaissais les
deux baraques dans lesquelles elle avait été logée. Une
d’entre elles, je ne l’ai pas trouvée ; elle n’existe
probablement plus. La seconde, la baraque numéro 21, je l’ai
trouvée.
L’entrée des baraques est surélevée,
rendant l’accès difficile. Mais, comme pour m’inviter à pénétrer
dans la baraque numéro 21, une planche de bois s’inclinait sur
l’entrée. Avec l’aide de mes amies je suis parvenue à garder
l’équilibre alors que je m’avançais à l’intérieur, sur
la pointe des pieds, comme une danseuse de ballet. J’ai touché
les murs là où, peut-être, ma mère pourrait les avoir touchés.
J’ai ramassé quelques débris pour les emporter chez moi ;
j’ai essayé d’imaginer ce que cela avait été pour ma mère.
Puis je suis sortie de la baraque par l’entrée opposée, en
sautant au-dehors dans une dense végétation, stoppée par des épineux
qui me retenaient sur place. Une de mes amies fit cette remarque
poignante : « Le bâtiment ne veut pas
te laisser partir ».
Silvia
Cattori : La visite du Camp de
Rivesaltes vous a-t-elle fait du bien, en vous rapprochant de l’âme
de votre chère mère ?
Hedy Epstein :
Alors que j’étais là-bas, je me suis senti très proche de ma
mère ! J’imaginais comment elle se déplaçait dans le
camp, ce que cela était pour elle. Elle a vécu là de juillet à
septembre 1942, une période où il fait très chaud. Je me suis
rappelé que ma mère souffrait de la chaleur de l’été lorsque
nous vivions encore ensemble à Kippenheim. Il
faisait très chaud quand j’ai visité ce camp l’été passé.
Et, comme souvent dans ma vie, cela m’a rappelé quel « privilège
immérité » est la vie que je mène.
C’est grâce au grand amour désintéressé
de mes parents, que j’ai échappé à ce qu’ils ont eu à
endurer. En m’envoyant en Grande Bretagne, par un convoi
d’enfants en mai 1939, mes parents m’ont littéralement donné
la vie une seconde fois.
Silvia
Cattori : C’était une visite extrêmement
émouvante, n’est pas ? Un retour à une très triste période
de votre vie, coupée de vos parents !
Hedy Epstein :
Avant que je ne quitte l’Allemagne pour la Grande Bretagne par
ce transport d’enfants, mes parents m’ont fait beaucoup de
recommandations, d’être bonne, d’être honnête, cela se
terminant toujours par : « Nous nous
reverrons bientôt ». Je le croyais que nous nous
reverrions bientôt. Si mes parents y croyaient, je ne le saurai
jamais. Mes parents et moi avons correspondu directement jusqu’à
ce que la Grande Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne, le
3 septembre 1939. Dès lors, il nous fut impossible de
correspondre directement. Nous ne pouvions plus échanger que des
messages de 25 mots par l’intermédiaire de la Croix Rouge.
Après que mes parents aient été
envoyés dans les camps de la France de Vichy, nous avons pu à
nouveau correspondre directement. Toutefois, mes parents n’étaient
autorisés à écrire chaque semaine qu’une page par personne.
Moi, je pouvais écrire autant que je le voulais. Mes parents ne
m’ont jamais rien dit des horribles conditions dans lesquelles
ils étaient contraints à « vivre ». Je n’en ai
entendu parler qu’après la fin de la guerre.
Quand je repense à cette époque
où j’étais en Grande Bretagne, je me revois comme une petite
fille très triste ; je ne me permettais pas d’affronter réellement
mes sentiments et mes peurs. Comme je vous l’ai dit, chacun de
mes parents m’avaient écrit, avant leur déportation finale (à
Auschwitz) : « Il se passera
probablement longtemps avant que tu n’aies à nouveau de mes
nouvelles ».
Longtemps, combien cela dure-t-il ?
Une semaine, un mois, une année, dix ans ! Comme je voulais
tellement me voir à nouveau réunie avec mes parents, je
continuais à me dire : « Longtemps
n’est pas encore passé, je dois encore attendre un peu ».
J’étais en plein déni. Je n’arrivais pas à accepter l’inéluctable,
la mort de mes parents. Je jouais avec moi-même un jeu
psychologique, c’était pour moi une façon de survivre, un mécanisme
d’auto-préservation.
Ce ne fut qu’en septembre 1980,
quand j’ai visité Auschwitz et me suis
trouvée sur le lieu appelé "Die Rampe"
(la rampe), où les wagons à bestiaux arrivaient dans les années
1940, où l’on forçait les gens à descendre et où le Dr.
Mengele et ses acolytes faisaient la sélection entre ceux qui
allaient vivre et ceux qui allaient mourir (dans les chambres à
gaz), que je me suis trouvée en mesure d’accepter le fait que
mes parents et d’autres membres de ma famille n’avaient pas
survécu. Cela fait beaucoup de temps à être restée dans le déni.
Peut-être que le déni remplaçait le processus normal de deuil.
Silvia
Cattori : Merci pour cet émouvant
entretien
(*) http://www.kindertransport.org/history.html
Traduit de l’anglais par JPH
Version anglaise : http://www.palestinechronicle.com/story-011308150334.htm
[1]
Sur les abus commis sur Hedy Epstein par les agents de sécurité
israéliens, voir : http://www.jkcook.net/Articles2/0165.htm
http://www.silviacattori.net/article107.html
[2]
On ne peut se rendre en Palestine occupée (Cisjordanie et Gaza)
qu’en passant pas les frontières israéliennes ou par le
passage de Rafah via l’Egypte, sur lequel Israël garde également
un strict contrôle.
[3]
Douglas MacArthur : général étasunien qui a reçu la médaille
d’Honneur ainsi que le Commandement Suprême des forces alliées
dans le Sud-Ouest du Pacifique durant la Seconde guerre mondiale.
[4]
http://www.voltairenet.org/article148842.html#article148842
http://www.voltairenet.org/article150754.html
[5]
Hedy Epstein a émigré aux Etats-Unis en 1948. Elle vit
actuellement à St. Louis –Missouri.
[6]
Les villageois de B’ilin luttent, les mains nues, face à une
armée d’occupation qui utilise des armes de guerre contre eux
pour assurer la construction du mur et l’annexion de leurs
terres.
[7]
Depuis plus d’une année, des gens qui souffrent pour le sort
imposé par l’Occident à Gaza, cherchent à surmonter, aux prix
d’efforts immenses, les multiples difficultés qui entravent le
projet visant à embarquer, avec des personnalités à bord, en
direction de Gaza encerclée par l’armée israélienne. Les
obstacles sont d’autant plus grands qu’il y a, comme à chaque
fois que des initiatives sincères et individuelles sont prises,
des intervenants qui agissent de façon à brouiller les cartes.
Leur but : contenir toute action ou groupe qui échappe à
leur contrôle. Si ce bateau parvient à prendre la mer, comme ses
ardents organisateurs, le souhaitent, à mi-juin 2008, ce sera un
véritable exploit. Ceci pour dire que ce projet, dérange Israël,
qui craint les effets négatifs de sa médiatisation. Mais il dérange
aussi les associations traditionnelles, appelées, « camp de
la paix », dont les positions ambiguës n’apportent pas
vraiment la justice aux Palestiniens.
[8]
http://www.unrast-verlag.de/unrast,2,18,5.html
|