Palestine Time
Palestine : un concentré
d’angoisse
Samah Jabr*
Le matin du 21 janvier, nous avons trouvé sur
notre balcon nos plantes en pot complètement brisées. Les restes
de la tempête qui avait traversé l’Europe deux jours
auparavant étaient arrivés sur Jérusalem et avaient eu raison
de la petite verdure que ma mère espérait avoir pu emmener avec
elle lorsqu’elle avait quitté sa grande maison à cause de
l’encerclement de Jérusalem par la section du Mur de séparation
qui isole la majeure partie de la Jérusalem arabe du reste des
Territoires palestiniens.
Avec la disparition de la grande maison familiale,
nous avons aussi perdu notre cher jardin rempli d’oliviers, de
figuiers, de citronniers et de vignes, ainsi que les magnifiques
fleurs de jasmin et les buissons de roses au-dessus du mur ;
nous avons essayé de nous consoler avec ce petit jardin de
petites plantes en pot que maman avait installé sur l’étroit
balcon de notre modeste nouvel appartement ; il a maintenant
disparu, lui aussi.
Malgré toutes les contraintes qui nous sont imposées,
nous essayons de profiter de la vie. Pour ceux qui vivent dans les
Territoires palestiniens étriqués et bouclés de tous côtés,
organiser un agréable repas en famille peut être l’une des
plus divertissantes activités pour célébrer quelques jours de
vacances.
Cette année, la fête de l’Eid
était différente des rituels habituels. Nous avons d’abord
attendu que la nausée éprouvée en réaction à l’exécution
de l’ancien président irakien Saddam Hussein soit passée avant
de pouvoir inviter nos êtres chers au repas de l’Eid.
Le temps que nous retrouvions notre humeur joyeuse et notre appétit,
les vacances étaient terminées. Nous profitâmes alors du jeudi
qui suivait l’Eid et qui fait la jonction
entre les jours fériés et le week-end durant lequel beaucoup
d’entre nous ne travaillaient pas pour accueillir notre famille
éloignée. Notre appartement est petit, mais nous avons de grands
cœurs et de solides appétits.
Des mamies aux enfants, nous nous sommes tous
assis autour du délicieux agneau grillé, notre sacrifice pour
l’Eid, attendant ma soeur, la seule
d’entre nous travaillant ce jour-là et qui revenait de
Ramallah. La télévision était allumée et la réponse à la
question de savoir pourquoi ma sœur était si inhabituellement en
retard nous arriva avant qu’elle-même ne revienne.
Il y avait une nouvelle invasion israélienne, et
cette fois-ci à Ramallah. Nous avons tous pu voir en direct la
cité nue violée devant les yeux du monde, en plein jour.
Dans une incroyable débauche de sauvagerie et de
brutalité, les bulldozers de l’armée israélienne écrasaient
les voitures contre les murs, renversant tout et détruisant les
beaux chariots de fruits et de légumes du fameux marché de
produits frais de Ramallah, tirant sur tout ce qui bougeait dans
les rues ainsi qu’en l’air pour traumatiser les habitants. A
la fin de la « parade », quatre
Palestiniens avaient été tués et des dizaines d’autres blessés.
À la maison, notre appréhension augmentait pour
ma sœur qui était restée bloquée dans Ramallah ; nous
n’arrivions pas à la joindre par téléphone et ses enfants
commençaient à s’agiter et à poser d’embarrassantes
questions aux adultes non moins anxieux qui les entouraient. Notre
angoisse intérieure s’est évanouie dès que ma sœur a réapparu
cette nuit-là. Mais de savoir que plusieurs autres familles
avaient perdu un être cher lors de cette invasion a renforcé
notre sentiment d’un deuil national ; nous avons perdu
toute envie de festoyer.
Le fait le plus dérangeant à l’occasion de la
dernière invasion israélienne dans Ramallah est de voir nos rues
vidés de tous leurs gens en armes et en uniformes. Ces personnes
surgissent seulement lors des affrontements internes. Alors que
les soldats israéliens tiraient sur des civils désarmés dans
Ramallah, toutes les forces de sécurité ainsi que la garde présidentielle
avaient disparu des rues. Ces gens en uniformes apparaissent
uniquement dans Ramallah pour dresser des contraventions aux
conducteurs ne respectant pas le code de la route et pour entourer
les voitures du Président et de ses alliés, ou pour attaquer des
manifestants comme la fois où ils ont tiré sur les fidèles de
la mosquée Jamal Abdul-Nasser lorsque ceux-ci manifestaient
contre la tentative d’assassinat dont avait été victime le
Premier Ministre Ismaïl Haniyeh en décembre dernier. Mais
lorsque l’armée israélienne pénètre en ville, nous ne voyons
pas un seul d’entre eux. Et vous, en avez-vous vu ?
Non moins pénibles que les nouvelles en
provenance de Ramallah sont celles venant de Gaza. Il y a en effet
un déplacement des arsenaux en Palestine. Les évènements
sanglants concomitants avec les affrontements internes dans les
rues de Gaza ajoutent le sel sur la plaie. Le jour même où
Ramallah était envahi, huit Palestiniens de plus étaient tués
dans Gaza au milieu des coups de feu tirés par des hommes armés
dont les affiliations ne sont pas connues. Une chose triste qui
peut se produire dans la plupart des révolutions est le fait que
les armes permettent à des gens qui manquent de lettres de créance
et sont peu estimables d’acquérir un statut social important
pour leur propre profit. Ces gens-là sont disposés à user de
leurs armes même contre les mauvaises cibles du moment que cela
permette de maintenir leur statut social. C’est également vrai
en Palestine, et l’usage arbitraire des armes dans les rues
palestiniennes en est la preuve.
A
la mi-janvier, Abir Aramin, une petite fille palestinienne âgée
de 10 ans du village d’Anata - une zone périphérique coupée
de Jérusalem - est morte après que la police israélienne des
frontières ait tiré des grenades asphixiantes en direction d’Abir
et de jeunes personnes qui manifestaient contre le Mur séparant
Anata des villages avoisinants. Abir a été frappée à la tête ;
ses amis et ses proches ne cesseront jamais de verser des larmes
sur sa disparition. Je ne savais pas qu’une bombe lacrymogène
était censée produire cet effet.
Décalée par rapport à cet endroit qui est
devenu plus triste et plus dur durant mon absence de trois ans
pour études, je me déplace entre Ramallah et la clinique de la
santé mentale à Jéricho pour y voir des patients, observer leur
comportement désorganisé, écouter leurs histoires accablantes
et leur répondre avec le peu de moyens qui sont les miens ;
certains parlent juste pour réassembler leurs vies en morceaux,
d’autres ont besoin de pillules, difficiles à obtenir, pour les
aider à organiser leur pensée, à stopper leurs illusions et
hallucinations, ou simplement les aider à dormir et à diminuer
leur anxiété. Mais les paroles et les pillules ne feront jamais
revenir un enfant tué, un mari emprisonné ou une maison perdue.
Chaque jour, j’écoute des hommes se lamenter
parce qu’ils n’ont pas de travail ; je parle aux mamans
qui ne peuvent pas emmener leurs enfants avec elles pour le
traitement parce qu’elles ne peuvent pas payer le prix de
transport ; pour tant de mes patients, l’agonie et la
souffrance sont existentielles... C’est au delà des capacités
curatives de la psychiatrie.
Je ne peux pas décrire à quel point il m’est
difficile d’aller travailler. Chaque jour, je passe par ces
structures laides et humiliantes appellées « checkpoints » ;
j’ai l’impression d’y laisser une partie de ce que je suis,
et ma rage augmente quand je les traverse. Lorsque j’arrive à
mon travail, je ne souhaite pas rentrer chez moi, et lorsque je
suis chez moi, je ne souhaite pas aller au travail. L’expérience
des points de contrôle me détache de deux choses qui me sont si
chères.
Je vois les visages des gens qui traversent ;
je regarde dans leurs yeux et je comprends combien Israël vole ma
vie et la leur ; Israël est en train de détruire mon bien-être
et le leur ; nous sommes tous en train d’attendre aux « checkpoints »,
espérant le bon moment pour nous révolter ensemble, traverser en
force les points de contrôle et mettre à bas le Mur de séparation.
Entre ce qui privé et ce qui est général, ce
qui est inter-palestinien et ce qui est israélo-palestinien,
j’ai le sentiment que nous, Palestiniens, vivons dans une
cocotte-minute, dans un pot rempli d’angoisse ; nous goûtons
tous à la même épreuve douloureuse ; où que nous
tournions la tête, on nous fait souffrir et on nous agresse. Nous
vivons en luttant malgré tout ce qui s’en va. En un moment,
alors que nous nous relaxons et reposons, nous perdons à nouveau
tout. Il n’y a rien d’absolu dans ce pays ; nous ne
pouvons jamais faire de prévision ou exercer un libre-choix.
Aujourd’hui, sans prendre en considération toutes les difficultés,
je peux aller de ville en ville pour voir mes patients
palestiniens, mais nous ne savons rien à propos de demain. Je
redoute un jour prochain où il ne me sera plus possible
d’atteindre mon lieu de travail à cause de mesures israéliennes
qui enfermeront totalement les Palestiniens dans leur angoisse,
coupés du monde, jusqu’à ce qu’ils émigrent ou
disparaissent.
Je vois venir ce jour, et je sais que je ne
partirai pas.
Samah Jabr - Palestine Times, 2 février
2007 : « Palestine :
The pot of anguish »
Traduction : Claude Zurbach [Info-Palestine.net]
* Samah Jabr est
médecin et réside à Al-Qods (Jérusalem)
Samah Jabr - Palestine
Times, 1er janvier 2007
Traduction : Claude Zurbach [Info-Palestine.net]
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