Palestine Time
Fin d’année en
Palestine : tout sauf une ambiance de vacances
Samah Jabr*
« Tout est contrôlé par machine. Il y a la
porte tournante qui est ouverte ou fermée par quelqu’un que
nous ne voyons pas, mais nous entendons sa voix hurlant en hébreu
à des gens parlant arabe, histoire de montrer qui contrôle qui
dans cet endroit... »
Rentrant chez moi après trois années passées en
France, je retrouve ma Palestine sous occupation - et cette année
encore d’avantage que par le passé - dans une humeur très éloignée
de celle des vacances.
Ce n’est pas seulement le manque de festivités
à l’occasion de Noël et de la prochaine fête de l’Aïd [Eid
al-Adha] qui explique cet excédent de tristesse dans mon retour
à la maison ; mais c’est également cette pauvreté si répandue,
cette tristesse et cette fatigue qui accablent le peuple de cette
terre.
Lorsque nous sommes tristes, il est difficile de
se sentir en vacances. Survivre jour après jour tandis que
d’autres font la fête et partagent de la nourriture, alors que
nos pensées sont remplies de soucis et nos cœurs pleins de
chagrin, est une expérience particulièrement dure donnant un pénible
sentiment d’abandon. La difficulté de se comporter comme on est
censé le faire dans une période qui devrait être celle de la
joie et du bonheur, en imitant ce que d’autres font et en se
conformant aux rituels traditionnels, alors que nos esprits
souffrent, ne fait qu’augmenter la peine et n’apporte qu’un
sentiment de vide. Peut-être
est-il plus sain de rester seul ou de partager nos sentiments et
nos réflexions avec d’autres.
Ces vacances arrivent alors que la grande majorité
des foyers palestiniens ont peu d’argent, voire pas du tout. Les
niveaux atteints en Palestine par la pauvreté et le chômage sont
exceptionnels, et il n’y a pas d’espoir de faire revivre notre
économie ou d’alléger les sanctions politiques sans commettre
un suicide national.
L’incapacité des parents palestiniens à
fournir le nécessaire à leurs enfants, encore moins de
satisfaire tous leurs espoirs de cadeaux pour ces vacances, a mis
en lambeaux le rôle du père dans la société et ceci aura des
conséquences morales définitives dans le futur. La crise financière
que nous traversons depuis que ceux qui gagnent leur pain ont cessé
de percevoir un salaire [le prix à payer pour leur vote aux élections]
n’est pas seulement une des raisons de la déception vécue par
nos enfants, mais aussi une cause importante de l’agonie de
leurs parents, sans mentionner le fait que c’est une incitation
à la division et au désespoir.
Cet endroit du monde est littéralement coupé en
morceaux. Chaque matin je prends la route allant de Jérusalem à
Ramallah pour aller à mon travail. Durant la période de mon
absence de Palestine, le Mur monstrueux a été mis en place pour
séparer, tout le long l’axe de la route de Jérusalem à
Ramallah, la zone de Beit Hanina à Qalandia, coupant complètement
de l’endroit où je travaille la maison où j’ai autrefois vécu
avec ma famille, à Dahiet al-Bareed. Ma famille a été obligée
de quitter la grande demeure familiale pour aller s’installer
dans différents petits appartements séparés les uns des autres
dans Jérusalem.
Depuis mon arrivée, j’ai du mal à me faire à
cette nouvelle place ; je ne retrouve pas mon chez-moi. Cet
effet de séparation et d’éclatement provoqué par le Mur est
visible aussi lorsqu’on voit combien passive et recluse est
devenue la communauté jérusalémite depuis qu’elle est confinée
dans Jérusalem. Beaucoup de gens de Jérusalem trouvent plus
facile de faire ses courses à Jérusalem-ouest plutôt que
d’aller faire le marché à Ramallah ou Bethlehem.
L’autre jour, alors que mon frère et moi-même
roulions près du Mur, un soldat israélien nous arrête.
« Où allez-vous ? »,
demande le soldat.
Nous répondons : « A
Ramallah ».
« Ramallah n’est pas bon
pour les israéliens. »
Nous répondons cette fois-ci : « Mais
nous travaillons là-bas », tâchant d’ignorer sa
tentative de nous faire dire notre nationalité ; nous
faisions profil bas dans un jeu qui est toujours gagné par celui
qui a le fusil.
« Vous êtes citoyens israéliens ! »,
dit encore le soldat.
Notre silence était le prix que nous avons payé
pour pouvoir continuer notre route vers Ramallah.
Traverser le point de contrôle de Qalandia sur
notre chemin de Ramallah à Jérusalem peut être décrit comme
une brève expérience psychotique. Les checkpoints
sont plus déshumanisés que jamais, dans le plein sens du terme.
A Qalandia, il y a soit très peu soit pas du tout de contact avec
des êtres humains ; tout est contrôlé par machine. Il y a
la porte tournante qui est ouverte ou fermée par quelqu’un que
nous ne voyons pas, mais nous entendons sa voix hurlant en hébreu
à des gens parlant arabe, histoire de montrer qui contrôle qui
dans cet endroit. Après être restés debout entre deux lignes
puis être passés entre plusieurs tourniquets, nous arrivons à
la porte où retentit un "bip" et où
se trouve le détecteur à rayons X. Ici, les cris des gardes que
l’on ne voit toujours pas sont de plus en plus forts.
Ils indiquent les directions pour déposer ses
affaires ou pour montrer sa carte d’identité, mais les
instructions sont toujours données en hébreu et beaucoup
d’entre nous ne le comprennent pas. Comme beaucoup de personnes,
n’ayant pas compris ce qu’on leur demande, ne suivent pas les
bonnes directions, les hurlements des soldats se font encore plus
forts. Ils nous voient ; mais nous ne les voyons pas. Ils
crient après nous ; et nous entendons leurs cris. Ils contrôlent
nos mouvements, et nous nous déplaçons, désarmés, tout au long
de cette procédure dans l’espoir de finalement rentrer chez
nous. Cette expérience est aussi intense et déstabilisante
qu’une crise psychotique aiguë, ceci s’ajoutant à la perte
de temps et à l’humiliation que nous supportons depuis la création
des points de contrôle.
A présent les gens essaient de minimiser au
possible leurs déplacements entre les villes et les villages de
Palestine pour s’épargner la torture psychologique des checkpoints.
Durant les vacances, les Palestiniens sont prisonniers dans leurs
maisons et leurs quartiers si étroits. Quand je pense aux
vacances à Paris - les lumières des Champs-Elysées,
l’agitation des Galeries Lafayette et les festivités au
Quartier Latin et à Notre-Dame de Paris ! Je ne sais pas si
quiconque prête la moindre attention à ce que des vacances
signifient pour nous dans cette terre qui vit sous occupation.
Parmi d’autres choses, ces vacances font
remonter à la surface nos pensées si douloureuses à l’égard
des conflits internes palestiniens qui ont laissé pour morts
plusieurs de nos enfants dans les rues de Gaza et de Cisjordanie.
La misère et la division dans notre peuple font se lamenter les
Palestiniens sur ce qu’est devenue leur situation. Tant de
choses sont survenues dans cette région du monde depuis mon départ
pour la France. Jérusalem est maintenant cachée aux yeux du
monde. Je reviens en Palestine alors que Yasser Arafat n’y est
plus, sans Ahmed Yassin ou Abdul Aziz al-Rantissi [le fondateur du
Hamas et son successeur, tous les deux assassinés par les Israéliens
- N.d.T] ; beaucoup d’autres figures proéminentes de la
Palestine nous ont quittées au fil des années.
À l’intérieur de la Palestine, les gens
partagent leurs griefs personnels en s’exprimant sous la forme
d’un deuil national. Les vacances sont le moment propice pour
que nous soulagions nos coeurs pendant ce temps si difficile. Les
derniers événements bafouent l’amour-propre et le courage de
chaque Palestinien qui est un combattant dans le coeur, l’esprit
et l’âme. Mais un combattant devrait aussi pouvoir supporter
ses mauvais moments. Quelques-uns des amis autoproclamés de la
cause palestinienne ont remis leur soutien en question en voyant
les Palestiniens s’affronter les uns les autres, ou en
choisissant un côté contre l’autre. Alors que nous traversons
une période si difficile, il est choquant de voir combien parmi
les supposé défenseurs de notre cause nous abandonnent, nous
attaquant dans nos moments les plus vulnérables par leurs actes
et par leur absence de soutien. Nous nous retournons vers nos amis
espérant être écoutés, mais nous recevons en retour un soutien
réservé, nous laissant grelotter dans le froid sans chaleur ni
protection. Le prix exigé pour la solidarité avec notre cause et
pour son immuabilité est disproportionné étant donné le blocus
et les manoeuvres israélo-américaines dans la région. Sans
l’aide d’amis capables et honnêtes à l’extérieur de notre
patrie, il parait difficile que nous puissions survivre à la présente
crise.
S’il était possible que toute cette peine soit
juste la démolition nécessaire d’une structure préexistante
dans laquelle prédominait la culture des armes et du pouvoir sur
l’esprit de dialogue et de compréhension, pour que soient
maintenant construites et dominent de nouvelles fondations basées
sur des sentiments de compassion ! Nos vrais amis sont ceux
qui nous aideront à nous relever de ce point si bas jusqu’à
une position plus confortable où nous pourrons à nouveau défendre
nos valeurs.
Plutôt que de choisir un parti contre l’autre,
et indépendamment de toute conviction politique, cette période
de vacances devrait être mise à profit pour discuter honnêtement
de nos difficultés et de la façon de les résoudre en prenant un
tournant positif vers un accord national. Puissent les prochaines
vacances nous trouver en paix, ou au moins, en paix entre nous.
* Samah Jabr est
médecin et réside à Al-Qods (Jérusalem)
Samah Jabr - Palestine
Times, 1er janvier 2007
Traduction : Claude Zurbach [Info-Palestine.net]
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