Interview
Un journaliste place Cuba sur le podium des droits humains
Salim Lamrani
14 mai 2008
Par Benito Pérez
Le Courrier
(Genève)
PARUTION
• En faisant une lecture comparative du
Rapport 2006 d’Amnesty International, le journaliste français
Salim Lamrani juge infondées les sanctions dictées en 2003 par
l’Union européenne contre le gouvernement cubain. Comparaison
est-elle raison?
Le 5 juin 2003, l’Union européenne (UE)
dictait des sanctions diplomatiques contre le gouvernement
cubain. Il s’agissait, pour Bruxelles, de condamner
l’incarcération, deux mois auparavant, de 75 dissidents,
considérés par la justice cubaine comme des agents de
Washington. Plus largement, l’UE critiquait la «violation des
droits humains» à Cuba, et réaffirmait sa position commune
adoptée en décembre 1996, exigeant de La Havane une « transition
pacifique vers le pluralisme démocratique» et «des politiques
économiques » plus efficientes.
Bien que suspendues en 2005, ces mesures, et
plus globalement l’ingérence européenne à l’égard de Cuba, sont
restées en travers de la gorge du journaliste français Salim
Lamrani. Ce spécialiste des relations USA-Cuba (1) y perçoit
l’incapacité de l’UE à adopter une politique étrangère
« rationnelle, constructive et indépendante ».
Pour le prouver,
Salim Lamrani s’est lancé dans une périlleuse aventure. A l’aide
des rapports d’Amnesty International (2), son dernier ouvrage
Double Morale
(3) met en balance les violations des droits humains à Cuba avec
celles commises dans les autres pays d’Amérique. Une approche
relativiste qui montre rapidement ses limites mais a le mérite
d’alimenter le débat sur l’instrumentalisation des droits
humains par les puissances occidentales.
Utiliser les rapports d’une ONG des droits
humains pour défendre Cuba n’est pas commun.
Salim Lamrani: J’ai voulu démontrer
l’hypocrisie de la position européenne, qui ne s’appuie pas sur
une réalité factuelle précise. Pour ce faire, je me suis basé
sur le travail reconnu d’une ONG prestigieuse, Amnesty
International, très contestée par le gouvernement cubain, qui
refuse de l’inviter depuis 1988. J’ai même décidé de m’arrêter
aux seuls droits civils et politiques, bien qu’il y aurait
beaucoup à dire sur les droits sociaux et culturels...
Les droits civils et politiques seraient-ils
respectés à Cuba?
Ne comptez pas sur moi pour tenir ce
discours. Amnesty répertorie un certain nombre de violations. Je
publie d’ailleurs in extenso le rapport 2006 de Cuba dans mon
livre. Mais le résultat de la comparaison avec les autres pays
est édifiant : s’il y a une spécificité cubaine en matière des
droits humains, c’est qu’ils y sont mieux respectés
qu’ailleurs !
C’est-à-dire?
Les violations à Cuba sont non seulement
moins nombreuses mais aussi moins graves: on ne relève aucun cas
d’assassinat politique à Cuba, ni d’exécution extrajudiciaire,
aucun déplacement forcé, aucun cas de torture, aucun
syndicaliste assassiné, aucun cas de disparition forcée, aucun
massacre de paysans, aucun viol commis par la police, pas
d’esclavage, pas d’assassinat d’enfants, etc., etc. Autant de
crimes qui figurent dans les rapports des autres pays du
continent. Pensez à la Colombie, au Brésil, au Mexique, à la
Bolivie!
La position européenne n’est-elle pas surtout
motivée par l’absence de démocratie politique à Cuba?
Le vrai problème pour Bruxelles tient dans
le fait que le gouvernement cubain soit revenu sur certaines
initiatives qu’il avait laissées au secteur privé durant la
décennie précédente. Ce qui dérange l’Europe, c’est le système
économique et social cubain.
Mais ses dernières sanctions datent de
l’incarcération de 75 dissidents.
Cela a servi de prétexte. Ces personnes
n’ont pas été arrêtées pour leurs opinions, mais parce qu’elles
recevaient un financement de la part d’un Etat étranger. Comment
expliquer, sinon, qu’un dissident aussi critique qu’Oswaldo Paya
n’ait jamais été inquiété? Simplement parce qu’on n’a jamais
prouvé qu’il était stipendié par une puissance étrangère.
N’oublions pas que les Etats-Unis tentent depuis 1959 de
fabriquer et d’orienter une opposition interne à Cuba. La
législation des Etats-Unis est claire: tant la loi Torricelli de
1992 que la loi Helms-Burton de 1996 prévoient un budget à cet
effet. Un rapport US de 2006 l’évalue à 80 millions de dollars.
Admettons que les critiques des Etats cachent
des intérêts politiques. Mais Amnesty relève tout de même 58
prisonniers politiques...
C’est le seul désaccord que j’ai avec le
rapport d’Amnesty: du moment que ces personnes sont stipendiées
par un Etat étranger, ce sont des agents, non des dissidents.
D’ailleurs, Amnesty a reconnu en 2007 que ces prisonniers
avaient été financés par les Etats-Unis (4).
Pourquoi Human Right Watch (HRW) met-elle
aussi en exergue les violations cubaines?
HRW a un rapport assez critique à l’égard
de Cuba, mais là aussi, je vous invite à comparer avec les
autres pays!
HRW écrit pourtant: «Cuba demeure le seul
pays d’Amérique latine qui réprime presque toute forme de
dissidence politique».
Très bien! Mais la réalité démontre le
contraire: il n’y a pas une semaine sans qu’on lise une
interview de la célébrissime dissidence cubaine dans la presse
internationale. Tous les dimanches, les célébrissimes «Dames en
blanc» défilent sur Quinta Avenida (à La Havane, ndlr), sans
qu’il y ait le moindre problème. A Cuba, il n’y a pas de
brigades antiémeute, ce sont de simples policiers qui encadrent
les rassemblements. Ce qui n’empêche pas les images de la
moindre de leurs interventions de faire le tour du monde.
Il y a des cas de manifestations interdites.
En France, tous les jours on interdit des
manifs.
Mais qu’est-ce qui pousse HRW à affirmer que:
«Les citoyens cubains se voient systématiquement empêchés
d’exercer leurs droits fondamentaux: liberté d’expression,
d’association, de presse», etc.?
Il faudrait le leur demander... Si par
liberté d’expression, on entend: accorder le «20 heures» aux
dissidents, il n’y a pas non plus de liberté en France: jusqu’à
présent on me l’a toujours refusé. HRW se trompe lourdement. La
liberté de la presse, c’est quoi? Laisser les médias aux seuls
groupes économiques privés?
PROPOS RECUEILLIS PAR BENITO PEREZ
1
Il est notamment l’auteur de
Washington contre Cuba (2005), éd.
Le Temps des Cerises.
2
Disponibles à l’adresse:
www.amnesty.org/fr/library/info/IOR61/015/2006/fr
3
Double Morale,
Cuba, l’Union européenne et les droits de l’homme,
éd. Estrella, Paris, 2008.
4
Nous n’avons pas trouvé trace de cette affirmation. En revanche,
Amnesty affirme que « le seul crime commis par ces 58 personnes
est d’avoir exercé de manière pacifique leurs libertés
fondamentales » et « les considère comme des prisonniers
d’opinion », condamnés après des «procès inéquitables ».
[Note de Salim Lamrani :
Amnesty a
bien reconnu que les 58 personnes avaient été condamnées
« pour avoir reçu des fonds ou du matériel
du gouvernement américain pour des activités perçues par les
autorités comme subversives ou faisant du tort à Cuba ».
Source : Amnesty
International,
« Cuba. Cinq années de trop, le nouveau gouvernement doit
libérer les dissidents emprisonnés », 18 mars 2008.
http://www.amnesty.org/fr/for-media/press-releases/cuba-cinq-ann%C3%A9es-de-trop-le-nouveau-gouvernement-doit-lib%C3%A9rer-les-dissid(site
consulté le 23 avril 2008).]
Double morale. Cuba,
l’Union européenne et les droits de l’homme.
Paris : Editions Estrella, 2008. 123 pages. 10 euros. Disponible
auprès de
lamranisalim@yahoo.fr
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