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IRIS
Le Pakistan dans un
équilibre précaire
Romain Bartolo

Asif Ali Zardari - Photo EPA
Vendredi 8 janvier 2010
Le Pakistan ne sort pas renforcé de l’offensive militaire menée
dans les zones tribales situées le long de la frontière afghano-pakistanaise.
Lancée le 17 octobre dans le sud-Waziristan, l’offensive
ambitionnait de reprendre le contrôle de certaines régions
reculées où s’abritaient de nombreux talibans pakistanais.
L’objectif ayant été partiellement rempli, le Premier ministre
Gilani a annoncé le 12 décembre la fin conditionnelle de
l’opération militaire. Cela dit, ce succès relatif ne consolide
pas la fragile position du président Zardari et de son
gouvernement dans la mesure où le Pakistan reste confronté à de
graves problèmes à la fois nationaux et régionaux. En effet,
des accusations de corruption visent des membres du gouvernement
et affaiblissent davantage une popularité déjà bien entamée. A
cette situation interne instable se superpose un contexte
régional tendu. Tout d’abord, la nouvelle stratégie militaire de
l’administration américaine en Afghanistan rappelle le rôle à la
fois indispensable et ambigu du Pakistan dans la lutte contre
les talibans sur le théâtre afghano-pakistanais. Par ailleurs,
la rivalité indo-pakistanaise persiste. Les tensions entre les
deux puissances nucléaires de l’Asie du Sud se sont ravivées
depuis les attentats de Bombay. Le procès de Mohammed Ajmal Amir
Iman, seul rescapé du commando pakistanais, illustre les
difficultés que rencontre Islamabad dans son combat contre les
terroristes sur son propre territoire. Ainsi, les tâches qui
attendent le gouvernement pakistanais pour le futur lient
intrinsèquement les problèmes domestiques aux questions
relatives à l’équilibre régional.
La non-résolution de la question
talibane
L’offensive de l’armée pakistanaise dans le sud-Waziristan
n’a été qu’un demi-succès pour le compte d’Islamabad. Une des
sept provinces des zones tribales, le sud-Waziristan constituait
le centre de l’insurrection talibane où la plupart des militants
étaient rassemblés. Des camps d’entraînement talibans et liés à
al-Qaïda se situaient dans la région, et leur influence locale
croissait au rythme de l’arrivée des combattants étrangers.
Cette offensive militaire complète les opérations conduites dans
la vallée de Swat début 2009. Certes, l’armée a réussi à
pénétrer dans des régions reculées au relief escarpé. Néanmoins,
elle n’a pas soumis l’insurrection des quelques milliers de
talibans à la capitulation sans condition. Proches d’al-Qaïda,
les militants du Mouvement des talibans pakistanais ont affronté
28.000 soldats des forces armées. Malgré leur infériorité
numérique, ils sont parvenus à maintenir quelques poches de
résistance.
La victoire militaire tarde à se transformer en une victoire
politique pour le compte d’Islamabad. Avoir défait partiellement
l’insurrection talibane dans le sud-Waziristan ne met cependant
pas un terme définitif au problème taliban dans les enjeux
politiques et sécuritaires du Pakistan depuis 2001. Si plus de
mille talibans sont tombés au combat durant l’offensive, un
grand nombre de militants ont réussi à fuir les zones de combat
pour s’établir ailleurs dans le pays. Historiquement, les
opérations militaires dans ces zones limitrophes de
l’Afghanistan sont toujours difficiles à mener. En effet, depuis
la partition de l’Inde et du Pakistan en 1947, les zones
tribales disposent d’une large autonomie vis-à-vis du pouvoir
politique d’Islamabad. Les FATA (Federally Administered Tribal
Areas) sont devenues des zones de non-droit où s’appliquent
davantage le code d’honneur pachtoune et une version rigoriste
de l’islam. Hostiles à la ligne gouvernementale, les zones
tribales restent la région la plus violente du Pakistan. Comme
en Somalie, ce manque manifeste d’autorité de l’Etat profite aux
organisations terroristes qui parviennent ainsi à former une
base arrière pour ses militants et ses leaders. Nationaux ou
étrangers, les candidats au djihad affluent dans cette région
pour se préparer à rejoindre les rangs des terroristes sur
divers fronts. En guise de révélateur, la police pakistanaise
arrêtait le mois dernier cinq citoyens américains à Islamabad.
Etudiants issus de la côte Est des Etats-Unis, ils s’apprêtaient
à rejoindre des camps d’entraînement dans le Waziristan avant de
partir combattre les forces de la coalition sur le front afghan.
Après les bombardements aériens de l’armée américaine en
Afghanistan en réponse aux attaques du 11 septembre, de nombreux
talibans et membres d’al-Qaïda auparavant basés sur le sol
afghan ont franchi la poreuse frontière afghano-pakistanaise.
Ces djihadistes étrangers ont grossi les rangs des militants
pakistanais et font de la frontière afghano-pakistanaise un
enjeu sécuritaire essentiel dans la lutte globale contre le
terrorisme islamiste relatif à al-Qaïda et ses groupes affiliés.
Sur le plan interne, talibans et extrémistes islamistes ont
répondu aux diverses offensives militaires pakistanaises en
multipliant les attentats-suicides, notamment dans les grands
centres du pouvoir du pays. Rawalpindi, Islamabad et Peshawar
sont devenues le théâtre d’une insécurité croissante due à des
attentats de plus en plus fréquents et meurtriers. En 2008, le
Pakistan recensait déjà plus de 2.300 victimes d’attentats
terroristes (1). Seul l’Irak avait dépassé le nombre des
victimes pakistanaises. La persistance de la menace terroriste
empêche le Pakistan de sortir d’une crise politique où les
gouvernements se succèdent. En effet, les espoirs suscités par
l’élection à la présidence d’Asif Ali Zardari se sont vite
dissipés. La faiblesse des institutions démocratiques, le poids
de l’armée et l’insécurité compliquent fortement l’exercice du
pouvoir politique. En outre, la récente décision de la Cour
suprême ne va pas dans le sens d’un renforcement du gouvernement
actuel.
La décision de la Cour suprême
déstabilise un gouvernement déjà impopulaire
Au-delà des questions de sécurité relatives au Cachemire et
au combat contre les talibans et les extrémistes dans les zones
tribales, le Pakistan vit également des heures difficiles à la
tête de l’Etat. Rendue inconstitutionnelle par la Cour suprême,
l’ordonnance de réconciliation nationale met en cause certains
membres du gouvernement mais aussi le président lui-même. Votée
en 2007 sous Pervez Musharraf, cette amnistie levait tout risque
de poursuite judiciaire pour plus de 6.000 politiciens accusés
de corruption. Cette mesure concernait également Benazir Bhutto,
Asif Ali Zardari et d’autres dirigeants du Parti du Peuple
Pakistanais (PPP). Dans un premier temps, l’ordonnance devait
permettre au président Musharraf de se maintenir au pouvoir tout
en le partageant avec Benazir Bhutto, de retour d’exil. Ensuite,
le vote de cette amnistie devait permettre de normaliser la
situation institutionnelle. En nommant Benazir Bhutto au poste
de Premier ministre, le président Musharraf conférait une partie
du pouvoir aux forces civiles, peu présentes dans les sphères de
décision depuis son coup d’Etat militaire de 1999. Face à une
impopularité croissante et une corruption généralisée dans le
milieu politique pakistanais, le gouvernement actuel est plongé
dans une sérieuse crise de confiance. Dès la publication de la
décision le 16 décembre, la Ligue musulmane pakistanaise,
principal parti d’opposition, appelait le président Zardari et
deux de ses ministres à démissionner. Cette décision aggrave la
situation interne du milieu politique pakistanais. Au-delà des
intérêts politiques personnels de chacun et des aspirations de
l’opposition, la levée de l’amnistie risque d’affaiblir
davantage le gouvernement dont l’autorité est déjà largement
remise en cause.
Par ailleurs, la décision de la Cour suprême pourrait
affecter également l’équilibre régional en Asie du Sud. La
principale crainte ne réside pas dans les Etats trop puissants
mais au contraire dans ceux trop faibles pour affirmer leur
légitimité sur leur propre territoire. Dans un monde dominé par
les acteurs étatiques, ces derniers tendent à préférer savoir à
qui ils ont affaire. Impuissants et vecteurs d’instabilité, les
collapsed ou failed states sont devenus des proies
faciles pour des groupuscules politiques ou religieux dont les
ambitions constitueraient une menace considérable sur les
différents équilibres régionaux. Dans le cas du Pakistan, le
risque est d’autant plus important que le pays possède l’arme
nucléaire, comme son voisin indien. Par conséquent, la sécurité
régionale de l’Asie du Sud a évidemment besoin d’un Pakistan
suffisamment puissant pour résister aux menaces issues de
l’intérieur, notamment afin de garantir la stabilité du statu
quo nucléaire avec l’Inde. Or, ce constat intervient alors
que le procès de Mohammad Ajmal Amir Iman et l’arrestation de
David Coleman Headley mettent en avant les connexions
pakistanaises dans les attentats de Bombay de novembre 2008.
Attentats de Bombay et tensions des
relations indo-pakistanaises
Les tensions indo-pakistanaises se sont ranimées par la mise
en cause des services secrets pakistanais dans la planification
des attentats de Bombay, ayant causé plus de 170 victimes. Les
magistrats indiens accusent le groupe militant Lashkar-e-Taiba
d’être derrière les attaques. Ces accusations corroborent celles
émises à l’encontre de David Coleman Headley, arrêté début
octobre à Chicago. Détenant la bi-nationalité américaine et
pakistanaise, il est soupçonné par le FBI d’avoir été
l’intermédiaire entre les planificateurs au Pakistan et les
exécutants en Inde. Il fut chargé de sélectionner les cibles
choisies, tels la gare centrale, un hôtel luxueux et un centre
culturel juif. Headley a pu se rendre de nombreuses fois à
Bombay entre 2006 et 2008 en grande partie grâce à son passeport
américain. En réalité, ses auditions ont révélé des contacts
étroits avec Lashkar-e-Taiba et Jaish-e-Mohammed, deux groupes
islamistes cachemiris extrêmement violents. En outre, Headley
nourrissait l’ambition de s’en prendre aux locaux du Jyllands
Posten, le quotidien danois ayant publié les caricatures du
prophète Mahomet en 2005. Le cas du militant djihadiste
américano-pakistanais montre les proportions prises par la
problématique terroriste au Pakistan.
Enfin, la crise profonde traversée par le Pakistan repose sur
une question primordiale : la place de la religion et en
l’occurrence de l’islam dans la société pakistanaise actuelle.
Tiraillée par les fondamentalistes et les groupes extrémistes
usant de la violence politique, l’identité nationale
pakistanaise mérite débat.
La place de la religion dans
l’identité de la société pakistanaise actuelle et ses
implications dans l’effort contre-terroriste
Alors que le Pakistan s’était fondé dès son indépendance sur
son caractère musulman exclusif, force est de constater que la
place de l’islam au sein de la société civile et politique
pakistanaise pose désormais problème. Après la réislamisation du
pays par le dictateur Zia ul-Haq dans les années 1980, Pervez
Musharraf avait difficilement tenté d’en limiter l’influence
croissante. Très certainement influencé par le modèle kémaliste,
le général Musharraf - qui a passé une partie de son enfance en
Turquie - avait dissous une dizaine de partis musulmans et
interdit des organisations terroristes liées à la question
cachemirie, sans pour autant aborder sérieusement le rôle
déterminant des madrasas. De plus en plus nombreuses, les
madrasas demeurent un problème de premier plan. Ces
écoles coraniques très fréquentées ont, pour certaines, véhiculé
des messages politiques subversifs appelant à affronter le
régime d’Islamabad. Le faible contrôle des autorités sur ces
écoles leur a permis de se multiplier de façon exponentielle sur
tout le territoire, et notamment au sein des dangereuses zones
tribales, où tout étranger est interdit d’accès. Sans l’appui de
la société pakistanaise, les différents gouvernements
rencontreront d’énormes difficultés pour juguler l’extrémisme et
le « succès » des talibans, de Jaish-e-Mohammed ou bien de
Lashkar-e-Taiba.
Comme tout mouvement clandestin, une organisation terroriste
a besoin d’une solide base sociale si elle veut durer. Sinon,
elle sera rejetée par la société et versera dans des activités
violentes illégales autres. Les programmes de contre-terrorisme
ne dérogent pas à cette règle et nécessitent eux aussi
l’approbation et le soutien moral de la société afin d’être
efficaces. Ces efforts n’auront aucun effet si une part de la
population reste sympathique aux idéaux et aux méthodes de
l’organisation terroriste. Ainsi, la population reste l’enjeu
essentiel de cette bataille idéologique entre groupes
extrémistes et le gouvernement qui se doivent de développer une
contre-idéologie attractive à l’égard des individus les plus
vulnérables au radicalisme politico-religieux. Jusqu’à présent,
les organisations terroristes pakistanaises bénéficiaient de
l’appui de cette base sociale si importante. Cela avait même
amené Islamabad à, par exemple, entamer un dialogue avec les
insurgés talibans du district de Malakand, dans la province
frontalière du Nord-Ouest. En contrepartie d’une cessation des
combats, Islamabad a autorisé une application plus stricte de la
loi islamique localement. Cette décision, très critiquée par
Washington qui refuse les négociations avec les talibans,
illustre le paradoxe actuel du Pakistan. Les Etats-Unis ont
besoin du Pakistan pour combattre efficacement les talibans
alors que dans le même temps, le Pakistan ne peut se passer de
l’aide économique et financière américaine. Le Pakistan sous
Pervez Musharraf fut un allié américain de la première heure
dans sa lutte contre le terrorisme islamiste, bien que dans le
passé les services secrets pakistanais avaient eux-mêmes assisté
à l’accession au pouvoir des talibans à Kaboul. Cette alliance,
plus ou moins contrainte, continue de peser lourdement sur les
décisions du pays en matière de défense. Les offensives
militaires pakistanaises, qu’elles fassent reculer la menace
djihadiste ou non, resteront lettre morte si les autorités
n’abordent pas les raisons qui attirent des individus dans les
sphères de la radicalisation islamiste. Le Pakistan ne résoudra
pas le problème de l’extrémisme religieux et de son corollaire
terroriste s’il ne parvient pas à gagner la bataille des cœurs
et des esprits.
Conclusion
La situation interne au Pakistan est difficilement tenable
pour le président Zardari dont la marge de manœuvre se réduit
continuellement. Peu habitué à la stabilité des institutions
démocratiques, le Pakistan risque de se tourner vers
l’institution considérée comme la plus encline à ramener le
calme, l’armée. En effet, bien vu par Washington, le chef de
l’état-major des armées, le général Ashfaq Kayani, est devenu le
principal interlocuteur de l’administration américaine. Même
s’il exclut être officiellement ouvert à la présidence,
l’importance du général Kayani est appelée à croître si
l’instabilité perdure au Pakistan.
Sources :
STEWART, Scott, « Pakistan : The South Waziristan Migration »,
World Security Network, 16 octobre 2009 STEWART, Scott, “Tactical
Implications of the Headley Case”, Stratfor, 16 décembre
2009
(1) “Bombed
again”, 27 mai 2009,
Economist.com
Romain Bartolo, assistant de recherche à l’IRIS
Dossier
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Publié le 9 janvier 2010 avec l'aimable autorisation de l'IRIS.
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