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Opinion
Tunisie. Ennahdha
acceptera-t-il une constitution laïque ?
Ridha Kéfi
Mardi 29 mars 2011
Les leaders du mouvement islamiste Ennahdha ne cessent
d’invoquer l’Akp, le parti islamiste modéré de Turquie, comme un
modèle pour la Tunisie. Simple effet d’annonce, en perspective
des élections du 24 juillet, ou mutation politique profonde?
Le parti islamiste tunisien a été légalisé au début de ce
mois, après trois décennies d’interdiction et de répression.
Longtemps muselés, emprisonnés ou contraints à l’exil, ses
dirigeants sont enfin libres et participent au processus de
transition démocratique en cours dans le pays. Fortement
présents dans les enceintes de débat qui se sont multipliées
dans la Tunisie post-Ben Ali, ils reprennent donc naturellement
leur place dans les espaces médiatiques où ils font entendre un
discours d’ouverture, appelant au dialogue et à la recherche du
consensus pour construire la démocratie tunisienne.
Un discours de conciliation
Ayant longtemps souffert de l’exclusion et de
l’ostracisme d’un système politique qui les a diabolisés, les
dirigeants islamistes tunisiens cherchent visiblement à rassurer
leurs compatriotes et à se replacer sur la scène tunisienne en
tenant un discours de conciliation. Dans leurs interviews et/ou
participations aux talk-shows politiques, nouveau sport
national, ils défendent souvent des thèses consensuelles et
centristes.
On ne touche pas au Code du statut personnel, à la monogamie et
aux acquis des femmes en général, mais on n’interdit pas non
plus le port du voile à celles d’entre elles qui le désirent, la
liberté n’étant pas divisible, disent-ils.
S’ils admettent du bout des lèvres la nécessaire séparation de
l’Etat et de la religion, sans laquelle la démocratie n’est pas
concevable, ils s’empressent cependant d’expliquer que la
laïcité veut dire aussi que l’Etat n’intervient pas dans les
affaires religieuses et s’engage à respecter le culte.
La «turquisation» du système politique tunisien
A ceux qui les accusent de vouloir instaurer une
dictature religieuse, ils répondent que leur projet est d’abord
culturel, social et politique. Et appellent à la rescousse,
comme une promesse de bonne conduite, le modèle de l’Akp, le
Parti pour la justice et le développement de tendance islamiste
au pouvoir à Ankara depuis 2002, et qui a réussi à assurer le
décollage économique de la Turquie.
Parmi les chantres de cette «turquisation» du système politique
tunisien, on citera, notamment, Rached Ghannouchi, le n° un d’Ennahdha,
qui a confié récemment au journal en ligne
‘‘Zaman’’, proche de l’Akp, que les Tunisiens considèrent la
Turquie comme un exemple dans sa reconstruction démocratique.
Le leader du parti islamiste tunisien a en effet déclaré: «Pour
nous, l’Akp est un modèle». L’ancien professeur de philosophie
âgé de 69 ans, qui n’hésite pas à comparer l’idéologie de son
parti avec celle de l’Akp, ajoute: «Depuis qu’il est au pouvoir,
l’Akp a réconcilié l’islam et la démocratie». «Nous voulons
bénéficier de l’expérience turque», conclut-il en annonçant son
projet de voyage en Turquie en avril.
Un islam en harmonie avec l’époque contemporaine
Même son de cloche chez Abdelfettah Mourou, qui considère, lui
aussi, l’expérience turque en matière de transition démocratique
et de modernisation de l’islam comme un modèle. Cheikh Mourou,
l’un des leaders historiques d’Ennahdha et ex-numéro 2 du
mouvement Ennahdha dont il a démissionné en 1991, précise au
même
journal en ligne qu’il s’est rendu plusieurs fois en Turquie
dans sa jeunesse et qu’il est même retourné à Istanbul pour
étudier les œuvres de Said Noursi et Moustafa Sabri Efendi.
D’après lui, la philosophie de Said Noursi a permis aux
musulmans de Turquie de se développer dans les secteurs
économique, social et éducatif. «La Tunisie a besoin d’une
pensée islamiste en harmonie avec l’époque contemporaine. Par
exemple, il est inacceptable de défendre aujourd’hui la
polygamie qui fut pratiquée autrefois sous certaines
conditions», a-t-il affirmé.
L’islam dans un pays laïc
Hamadi Jebali, premier secrétaire général d’Ennahdha,
qui a été emprisonné pendant 13 ans sous le régime de Ben Ali,
va plus loin en récusant la dénomination d’«islamiste» pour
désigner son parti et accepte le modèle d’une société laïque à
la turque. Cet ingénieur spécialisé en énergie, qui représente
le segment modéré du mouvement islamiste tunisien affirme dans
une interview à
‘‘Zaman’’: «Nous revendiquons une Tunisie laïque. L’islam
peut parfaitement être vécu dans un pays laïc». Il s’empresse
cependant de nuancer: «La laïcité ne comporte pas qu’une seule
définition. Nous n’approuvons pas le modèle français de la
laïcité où l’Etat exerce son autorité sur la religion. C’est
plutôt un respect de la religion que nous recherchons. Une
laïcité qui serait respectueuse des rassemblements de fidèles,
des minorités et de la liberté de culte. Cela correspondrait
plus particulièrement au modèle anglo-saxon».
Mais s’il récuse les modèles laïques de la France et de la
Turquie d’avant l’arrivée de la l’Akp, M. Jebali ne cache pas sa
préférence pour le modèle laïque de la Turquie actuelle: «Les
réformes démocratiques apportées dernièrement ont permis à la
Turquie de bâtir une laïcité plus modérée.» Et de préciser: «Le
régime laïc tunisien, que nous venons de quitter était semblable
à l’ancien modèle turc. Nous voulons réaliser le même changement
que la Turquie a connu avec l’Akp».
Peut-on inscrire la laïcité dans la constitution?
Autant les Tunisiens se félicitent de cette évolution
idéologique des dirigeants historiques d’Ennahdha, qui
promettent de ne pas toucher aux acquis de la modernité
tunisienne, fruits de deux siècles de réformisme, autant ils se
demandent si Ennahdha, avec son ancienne garde et ses nouveaux
loups, va accepter d’aller jusqu’au bout de cette mutation.
La question qui se pose, à cet égard, est la suivante: les
leaders d’Ennahdha, qui seront élus à l’Assemblée constituante,
accepteraient-ils, par exemple, que la laïcité – c’est-à-dire la
séparation de l’Etat et de la religion – soit inscrite dans la
nouvelle constitution tunisienne, à l’instar de l’Akp, qui s’est
engagé à respecter la laïcité inscrite dans la constitution
turque? L’article 2 de la constitution turque de 1982 stipule en
effet que «la République de Turquie est un État de droit
démocratique, laïque et social, respectueux des droits de
l'homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale
et de justice…».
Les Tunisiens, qui ont appris à ne méfier des discours
soporifiques et qui ne font plus confiance à leurs élites,
islamistes y compris, ne jugeront pas Ennahdha et les autres
partis islamistes autorisés sur leurs déclarations mais sur
leurs actes.
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Publié le 29 mars 2011
avec l'aimable autorisation de Kapitalis
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