Opinion
Tunisie-Politique
: Ennahdha et Ansar Al-Chariâ :
«Je t'aime, moi non plus»
Ridha Kéfi
Vendredi 24 mai
2013
Rached Ghannouchi,
qui préfère se hâter lentement, n'a pas
la même conception du temps que ses
«enfants», les jeunes activistes d'Ansar
Al-Chariâ, pressés d'instaurer la chariâ
ici et maintenant. L'objectif est le
même, la divergence porte sur la
méthode.
Par Ridha
Kéfi
Le groupe Ansar Al-Châria, qui
multiplie les démonstrations de force,
comme il l'a fait dimanche à Kairouan
(centre) et à la Cité Ettadhamen, à
Tunis, où ses partisans ont affronté les
forces de sécurité (1 mort et 15
blessés), n'a pas fini de faire parler
de lui. Mouvement jihadiste salafiste,
qui ne fait pas mystère de son
appartenance au réseau Al-Qaïda – l'un
de ses dirigeants, Bilel Chaouachi, a
fait l'apologie de Ben Laden en direct
sur la chaîne Ettounissia TV –, il
constitue un vivier où sont formés les
futurs combattants à envoyer sur les
front du jihad en Afrique du Nord et au
Moyen-Orient.
Les
jihadistes tunisiens, combien de
divisions?
Selon le quotidien londonien ''Asharq
al-Awsat'', citant une étude
réalisée par le ministère tunisien de
l'Intérieur, il y aurait quelque 1.094
jihadistes tunisiens identifiés dans
plusieurs pays (chiffre qui nous semble
en-deçà de la réalité), dont 566 qui
combattent actuellement en Syrie, et
dont beaucoup ont déjà retrouvé la mort.
Selon la même source, quelque 326
jihadistes tunisiens ont pris part au
combat en Irak depuis la chute du régime
de Saddam Husseïn en 2003. Mais rapporté
au nombre d'habitants, ce chiffre met la
Tunisie en tête des pays arabes
pourvoyeurs de jihadistes en Irak. Il y
a quelques années, les Etats-Unis s'en
sont d'ailleurs émus auprès de l'ancien
président Ben Ali.
Le rapport déjà cité indique, par
ailleurs, que 123 Tunisiens seraient
actuellement en train de s'entraîner
dans des camps jihadistes en Libye,
alors que 25 autres sont actifs au sein
d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi)
en Algérie et une trentaine ont intégré
les groupes jihadistes au Mali, dont 6
ont trouvé la mort récemment dans les
derniers combats contre l'armée
française.
Enfin, l'enquête dénombre 24
jihadistes tunisiens au Yémen et 24
autres qui combattent encore en Irak.
Les experts estiment le nombre de
salafistes jihahistes en Tunisie à
4.000, dont une cinquantaine seraient
repliés dans les forêts du Jebel Châmbi
depuis décembre dernier. Les «cellules
dormantes» du mouvement poursuivent
le travail de prédication et de
recrutement et amassent les armes et les
provisions en prévision d'un éventuel
passage à la guerre sainte contre le
régime en place.
A cet égard, les nombreuses caches
d'armes découvertes à Mnihla, à l'ouest
de Tunis, à Médenine, dans le sud, et
dans d'autres régions, et les
arrestations, effectuées ces derniers
mois, d'éléments jihadistes transportant
des armes de guerre, des explosifs et
autres équipements militaires,
démontrent que les salafistes jihadistes
tunisiens se préparent à mener des
attaques à l'intérieur du pays. Les
autorités ont d'ailleurs retrouvé, chez
certaines personnes arrêtées, des plans
pour attaquer des postes de la police et
de la garde nationale. Un élément a été
arrêté la semaine dernière, alors qu'il
espionnait un site d'entrainement
militaire à Bir Bouregba, au nord de
Hammamet (nord-est).
Le jeu
dangereux d'Ennahdha
La plupart des experts et analystes
estiment que le laxisme montré par le
gouvernement conduit par le parti
islamiste Ennahdha vis-à-vis de
l'activisme des groupes jihadistes dans
les mosquées – ils en occupent
aujourd'hui illégalement une centaine,
selon le chiffre avancé depuis plus d'un
an par le ministre des Affaires
religieuses Mohamed Khademi –, mais
aussi vis-à-vis des violences que ces
groupes ne cessent de perpétrer contre
les partis de l'opposition, les
journalistes, les artistes et les
femmes..., ainsi que le manque (sinon
l'absence) de contrôle des flux de
financement, internes et surtout
externes, dont ils disposent via des
dizaines sinon des centaines
d'associations soi-disant islamiques,
culturelles ou caritatives..., tout cela
a permis à ces groupes d'essaimer et de
créer des relais dans tout le pays et
même des camps d'entrainement dans
certaines régions boisées du nord-ouest.
L'attaque de l'ambassade des
Etats-Unis à Tunis, le 14 septembre
2012, et l'assassinat du dirigeant de
gauche Chokri Belaïd, le 6 février,
auraient pourtant dû alerter les
autorités sur la grave menace que
constituent ces groupes pour le pays
dans son ensemble, y compris pour le
parti islamiste Ennahdha dont plusieurs
dirigeants (Habib Ellouze, Sadok Chourou
et d'autres...) ont gardé des relations
étroites avec les extrémistes religieux,
considérés comme une réserve électorale
ou un moyen de pression utilisé, de
temps en temps, pour museler
l'opposition et la société civile,
encore réfractaire à la dictature
islamiste en marche.
Il a donc fallu l'émotion suscitée
par les mines ayant explosé, il y a deux
semaines, au Jebel Châmbi, où sont
réfugiés des jihadistes proches
d'Al-Qaïda, et qui ont fait une
quinzaine de blessés parmi les unités de
la garde nationale et de l'armée, ainsi
que le ras-le-bol des forces de
sécurité, accusant ouvertement le
gouvernement de laxisme voire de
complicité avec les terroristes, pour
que le gouvernement, dirigé par
l'ex-ministre de l'Intérieur Ali
Lârayedh, se résolve enfin à montrer un
début de fermeté vis-à-vis des groupes
comme Ansar Al-Chariâ, dont les
affinités voire les relations avec
Al-Qaïda ne sont plus un mystère.
En vérité, cette soudaine fermeté, on
la doit au nouveau ministre de
l'Intérieur, le magistrat indépendant
Lotfi Ben Jeddou, fortement soutenu par
l'appareil sécuritaire, beaucoup plus
qu'au gouvernement ou au parti Ennahdha,
dont les dirigeants continuent de
louvoyer, d'atermoyer et de relativiser,
cherchant à éviter un affrontement avec
ce qu'ils considèrent toujours comme
leurs «enfants», mais des
enfants récalcitrants, membres de la
grande famille islamiste, avec lesquels
il va falloir continuer de dialoguer.
Les dernières déclarations de Rached
Ghannouchi, président du parti Ennahdha,
qui a qualifié de nouveau les salafistes
de «mes enfants», semblent
chercher moins la rupture avec ces
groupes que la reprise d'un dialogue
jamais d'ailleurs rompu.
Le problème de ces groupes
extrémistes, aux yeux d'Ennahdha, c'est
qu'ils sont un peu frustes et directs,
et n'affectionnent pas l'hypocrisie, la
duplicité et le double langage,
exercices dans lesquels Ghannouchi et
les siens sont passés maîtres. Ils ne
croient pas non plus à la politique des
étapes pour «ré-islamiser» le
pays et mettre en place le 6e califat:
pour ces impatients, la chariâ, c'est
maintenant ou jamais! Ils s'en foutent,
d'ailleurs, que «les médias,
l'administration, la police, l'armée ne
soient pas encore garantis», comme
a essayé de leur expliquer Rached
Ghannouchi.
Le patriarche, membre de la mouvance
des Frères musulmans, qui préfère se
hâter lentement, n'a décidément pas la
même conception du temps que ces jeunes
hommes pressés d'instaurer la parole
d'Allah sur terre.
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Publié le 24 mai 2013 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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