Chicago, le 15 février 2010
En quelques jours, l’OTAN a révélé ses ambitions. L’Alliance
enrôle un à un, plus ou moins de force, tous les Etats d’Europe,
du Proche-Orient et d’Océanie dans la guerre sans fin
d’Afghanistan. Simultanément, sous le prétexte fallacieux de
répondre à une prétendue menace iranienne, elle déploie aux
marches de la Russie un système d’interception de missiles
nucléaires qui détruit l’équilibre stratégique avec Moscou et
remet en cause le principe du désarmement nucléaire progressif.
De son côté, la Russie, se considérant comme directement
menacée, relance d’urgence ses alliances et ses programmes
d’armement.
Les événements liés aux questions militaires et de
sécurité en Europe et en Asie ont été nombreux ce mois-ci. Ils
se sont condensés en moins d’une semaine de réunions, de
déclarations et d’initiatives sur des questions allant du
déploiement du bouclier antimissile jusqu’à l’escalade de la
plus grande guerre du monde, et allant d’un nouveau système de
sécurité pour l’Europe jusqu’à une nouvelle doctrine militaire
russe.
Une génération après la fin de la Guerre froide et presque
autant depuis l’éclatement de l’URSS, les événements de la
semaine passée sont évocateurs d’une autre décennie et d’un
autre siècle. La guerre de vingt ans ou plus en Afghanistan et
les installations controversées de missiles en Europe ont
constitué l’actualité dans un monde bipolaire.
Vingt ans après, alors qu’il n’y a plus d’Union Soviétique,
plus de pacte de Varsovie et une Russie considérablement
diminuée et tronquée, les États-Unis et l’OTAN ont militarisé
l’Europe à un niveau sans précédent —subordonnant en fait
presque tout le continent à un bloc militaire dominé par
Washington— et ont lancé l’offensive la plus vaste en Asie du
Sud dans ce qui est déjà la plus longue guerre actuelle dans le
monde.
Des 44 nations en Europe et dans le Caucase (à l’exclusion
des micro-Etats et du pseudo-Etat otanien du Kosovo), seulement
six —le Belarus, Chypre, Malte, la Moldavie, la Russie et la
Serbie— ont échappé à la mobilisation de leurs citoyens par
l’OTAN pour le déploiement sur le front afghan. Ce nombre sera
bientôt réduit encore.
De ces 44 pays, seulement deux —Chypre et la Russie— ne sont
pas membres de l’OTAN ou de son programme de transition de
Partenariat pour la Paix, et Chypre est soumise à une
pression intense pour se joindre à le second.
Les 4 et 5 février 2010, les 28 ministres de la Défense de
l’OTAN au grand complet se sont réunis à Istanbul, en Turquie,
pour deux jours de délibérations. Elles se sont concentrées sur
la guerre en Afghanistan, le déploiement du bloc militaire au
Kosovo et les plans accélérés d’expansion d’un système de
missiles intercepteurs d’envergure mondiale vers l’Europe de
l’Est et le Proche-Orient. Ce rassemblement suivait d’une
semaine une réunion de deux jours du Comité militaire de l’OTAN
à Bruxelles qui runissait 63 chefs d’états-majors des nations de
l’OTAN et des 35 « pays fournisseurs de troupes », selon la
terminologie du bloc, y compris les hauts commandants militaires
d’Israël et du Pakistan. Cette conférence était axée sur la
guerre afghane et sur le nouveau Concept stratégique de l’OTAN
qui doit être formalisé officiellement lors d’un sommet de
l’Alliance plus tard cette année.
Le commandant des 150 000 soldats des États-Unis et de l’OTAN
en Afghanistan, le général Stanley McChrystal, a assisté aux
réunions des deux jours. Le secrétaire US à la Défense Robert
Gates a présidé la deuxième. « L’Afghanistan et la défense
anti-missile sont les exemples des nouvelles priorités que sur
lesquelles Gates veut que l’OTAN se concentre. » [1]
Comme l’indiquait le nombre de chefs d’état-major ayant
participé aux réunions de Bruxelles —63—, la portée de l’OTAN a
été étendue bien au-delà de l’Europe et de l’Amérique du Nord au
cours des dix dernières années. Les troupes servant sous le
commandement du bloc en Afghanistan proviennent de tout
continent peuplé, du Proche-Orient et d’Océanie : l’Australie a
le plus gros contingent des non-membres avec plus de 1 500
soldats, et les autres nations non européennes comme l’Arménie,
l’Azerbaïdjan, Bahreïn, la Colombie, l’Egypte, la Géorgie, la
Nouvelle Zélande, Singapour, la Corée du Sud et les Émirats
arabes unis ont des troupes en Afghanistan ou sont en train d’en
envoyer.
Le jour où à commencé la réunion des ministres de la Défense
de l’OTAN à Istanbul, le président roumain Traian Basescu a
annoncé qu’il avait satisfait à la demande de l’administration
Obama de baser des missiles intercepteurs US dans son pays.
Cette décision est intervenue cinq semaines après l’annonce que
des missiles antibalistiques U.S. Patriot seraient stationnés
dans une région de la Pologne à une demi heure de la frontière
la plus occidentale de la Russie.
Le lendemain, le 5 février, c’est-à-dire deux mois après
l’expiration du Traité START [2]
entre les États-Unis et la Russie réglementant la réduction des
armes nucléaires et des systèmes de lancement, [3]
l’agence de presse russe Interfax a annoncé que « le président
Dmitri Medvedev a approuvé la doctrine militaire décennale de la
Russie et les principes de base de sa politique de dissuasion
nucléaire. » [4]
La même source a cité le Secrétaire adjoint du Conseil de
sécurité et ancien chef d’état-major, le général Iouri
Baluyevsky, commentant la nouvelle doctrine : « Il est prévu de
développer les composants terrestres, maritimes et aériens de la
triade nucléaire.... La Russie a besoin de garantir la cohérence
de son développement démocratique en utilisant une garantie de
stabilité telle que les armes nucléaires, telle qu’une forme de
dissuasion stratégique.... La Russie se réserve le droit
d’utiliser des armes nucléaires uniquement si son existence en
tant qu’Etat est mise en danger. » [5]
Le commentaire du quotidien indien The Hindu
spécifiait que « La doctrine détaille 11 menaces militaires
externes à la Russie, dont sept venant de l’Ouest. L’expansion
vers l’est de l’OTAN et son insistance pour un rôle mondial sont
identifiées comme la menace numéro un pour la Russie. »
L’article ajoutait : « Les U.S.A. sont la source d’autres
menaces majeures répertoriées dans la doctrine, même s’ils ne
sont jamais explicitement mentionnés dans le document. Celles-ci
incluent les tentatives visant à déstabiliser des pays et des
régions et à saper la stabilité stratégique ; la militarisation
accrue des Etats et des mers voisins ; la création et le
déploiement de défense anti-missile stratégique, ainsi que la
militarisation de l’espace et le déploiement de systèmes
stratégiques non nucléaires de haute précision. »
En ce qui concerne la date choisie pour approuver cette
nouvelle stratégie militaire russe, l’article la présente comme
une réponse aux récentes décisions sur le bouclier antimissile
U.S. et aux lenteurs des pourparlers START.
« La nouvelle doctrine de défense a fait l’objet d’une loi
qui a été publiée au lendemain de l’annonce par la Roumanie de
son intention de déployer des missiles intercepteurs US dans le
cadre d’un bouclier de missiles global auquel la Russie s’oppose
farouchement. Des articles antérieurs avaient observé que le
Kremlin avait reporté l’approbation de sa doctrine, préparée
l’année dernière, parce qu’il ne voulait pas mettre en péril les
négociations START en cours avec les États-Unis. » [6]
Une remarque similaire a été formulée dans une dépêche de
l’Agence de presse chinoise Xinhua :
« Les analystes disent que la décision roumaine intervient à
un moment crucial où Washington et Moscou sont sur le point de
signer un document successeur du Traité de Réduction des Armes
Stratégiques (START-1) arrivé à expiration. Par conséquent, la
mesure peut bouleverser les relations Russie - États-Unis en
train de se dégeler et mettre à l’épreuve leurs liens
bilatéraux. » [7]
Sous le titre de « Principales menaces externes de guerre »,
la nouvelle Doctrine militaire russe [8]
a répertorié dans l’ordre décroissant les préoccupations
suivantes :
Le
fait de s’arroger des prérogatives mondiales en violation du
droit international, et d’étendre une infrastructure militaire
jusqu’aux frontières de la Russie, y compris par le biais de
l’élargissement d’une alliance militaire ;
La
déstabilisation de différents États et régions, ce qui revient à
affaiblir la stabilité stratégique ;
Le
déploiement de contingents militaires d’Etats (et blocs)
étrangers sur les territoires voisins de la Russie et de ses
alliés, ainsi que dans leurs eaux territoriales ;
L’établissement
et le déploiement de systèmes de défense anti-missile
stratégique qui sapent la stabilité mondiale et violent
l’équilibre des forces dans le domaine nucléaire, ainsi que la
militarisation de l’espace avec le déploiement d’armes de
précision des systèmes non nucléaires stratégiques ;
Les
revendications territoriales à l’encontre de la Russie et de ses
alliés et l’ingérence dans leurs affaires intérieures ;
La
prolifération des armes de destruction massive et des lanceurs,
augmentant le nombre d’Etats nucléarisés ;
La
violation par un Etat d’accords internationaux, et l’échec à
ratifier et à mettre en œuvre les traités internationaux
précédemment signés sur la limitation et la réduction des
armes ;
Le
recours à la force dans les territoires des Etats riverains de
la Russie en violation de la Charte des Nations Unies et des
autres normes du droit international ;
L’escalade
des conflits armés sur les territoires voisins de la Russie et
des nations alliées ;
À la 46ème Conférence de Sécurité annuelle de Munich qui
s’est tenue les 6 et 7 février, le secrétaire général de
l’Alliance Anders Fogh Rasmussen a déclaré : « Je dois dire que
cette nouvelle doctrine ne reflète pas le monde réel », bien que
toute lecture objective des neuf points précédents confirme
qu’elle dépeint le monde exactement tel qu’il est.
Malheureusement.
Par exemple, après que le président de la Roumanie ait révélé
que les missiles U.S. devraient être déployés dans son pays, une
déclaration de son ministère des Affaires étrangères a
précisé : « La Roumanie a été et continue d’être un promoteur
cohérent au sein de l’OTAN du projet concernant le développement
progressif et adapté du système de défense antimissile en
Europe... La décision de prendre part au système US est
entièrement en accord avec ce qui a été décidé à cet égard aux
sommets de l’OTAN de Bucarest en 2008 et à Strasbourg-Kehl en
2009." [9]
Le premier jour de la Conférence de Sécurité de Munich, le
ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov a déclaré
que : « Avec la désintégration de l’Union Soviétique et de
l’Organisation du Traité de Varsovie une réelle opportunité a
émergé pour faire de l’OSCE [Organisation pour la Sécurité et la
Coopération en Europe] une organisation à part entière offrant
une sécurité égale à tous les Etats de la région
euro-atlantique. Toutefois, cette occasion a été manquée, parce
que le choix a été fait en faveur de la stratégie d’expansion de
l’OTAN, qui signifie non seulement préserver les lignes séparant
Europe au cours de la Guerre froide en des zones ayant des
niveaux de sécurité différents, mais également déplacer ces
lignes vers l’est. Le rôle de l’OSCE était, en fait, réduit au
service de cette politique par le biais de la supervision des
questions humanitaires dans l’espace post-soviétique. »
Il a continué avec un examen de l’échec des mesures de
sécurité post-Guerre froide en Europe :
« Que le principe de l’indivisibilité de la sécurité au sein
de l’OSCE ne fonctionne pas n’est pas long à prouver.
Rappelons-nous le bombardement de la République fédérale de
Yougoslavie en 1999, quand un groupe d’Etats membres de l’OSCE,
liés par cette déclaration politique, a commis une agression
contre un autre Etat membre de l’OSCE.
Tout le monde se souvient aussi de la tragédie d’août 2008 en
Transcaucasie, où un Etat membre de l’OSCE, signataire de divers
engagements dans le domaine du non-usage de la force, a recouru
à cette force, y compris contre les soldats de la paix d’un
autre Etat membre de l’OSCE, en violation non seulement de
l’Acte final d’Helsinki, mais également de l’accord de maintien
de la paix en Géorgie-Ossétie du Sud, qui exclut l’utilisation
de la force. » [10]
Il était suivi le lendemain par le secrétaire général de
l’OTAN, Rasmussen. Non seulement il n’a pas pu répondre à
l’accusation que la paix et la sécurité en Europe ont été mises
en danger par l’avancée implacable de son organisation militaire
vers les frontières de la Russie, mais il a préconisé
l’implication de l’OTAN au-delà du continent pour englober le
monde.
En proclamant qu’ « à l’ère de l’insécurité mondialisée,
notre défense territoriale doit commencer au-delà de nos
frontières », Rasmussen a insisté pour que « l’OTAN puisse
devenir un forum de consultation sur les questions de sécurité
dans le monde. »
Son discours incluait également la demande de « porter la
transformation de l’OTAN à un nouveau niveau —en connectant
l’Alliance avec le système international plus large dans des
voies entièrement nouvelles—. »
La Russie ne peut pas proposer un système de sécurité commune
pour l’Europe, mais l’OTAN peut en ordonner un qui soit
international.
Rasmussen s’est félicité que la Force internationale
d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan « va encore
être renforcée cette année, avec plus de 39 000 soldats
supplémentaires, » sur le champ de bataille que l’Occident a
ouvert dans ce pays au long martyre.