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IRIS
« Traiter le mal dans ses racines »
Pascal Boniface
Pascal Boniface par A. Ben Driss / Perspectives
du Maghreb / juin 2007 Directeur
de l'Institut de relations internationales et stratégiques
(IRIS), Pascal Boniface analyse le phénomène du terrorisme
islamiste dans le monde et dans le Maghreb. Périlleuse situation
qui interpelle toutes les bonnes consciences. En
quoi la nébuleuse islamiste d'aujourd'hui a-t-elle changé
l'ordre mondial ?
En rien ! Je ne pense pas
que le terrorisme ait changé l'ordre mondial puisque le
terrorisme n'est pas un phénomène nouveau. Et pour aller même
plus loin, contrairement à certains de mes collègues, je ne
pense pas que le 11 septembre ait changé le monde. Si on
regarde la structure du monde, les rapports de force
internationaux sont grosso modo les mêmes. La place respective
des Etats-Unis, de l'Europe, de la Chine, du Maghreb n'a pas
changé. Le terrorisme existait déjà et les grands fléaux et
les grands défis que le monde relevait sont restés les mêmes.
Par contre, les conclusions que les Etats-Unis ont tirées du 11
septembre ont eu depuis un impact sur le monde. Puisque ce n'est
pas le 11 septembre qui a fait la guerre d'Irak et il y avait
d'autres réponses possibles au 11 septembre que la guerre
d'Irak, mais les Etats-Unis ont décidé de faire la guerre à
l'Irak ce qui a influé sur le reste du monde. Donc le 11
septembre a été un élément important dans l'Histoire des
relations internationales, mais ce n'est pas une rupture
comparable par exemple à la chute du Mur de Berlin qui nous
fait vraiment passer d'un monde à l'autre. Je crois, donc que
le terrorisme est un défi important, mais que l'on a aussi
tendance à lui accorder une importance plus psychologique que réelle.
Si on regarde réellement le nombre de morts créés par le
terrorisme, au niveau mondial, il est inférieur au nombre des
victimes des accidents de la circulation en France. Et s'il
marque plus les consciences et les esprits par sa charge
symbolique, le risque d'être tué dans un attentat terroriste
est moins grand que celui de périr d'une autre façon. Donc je
crois qu'il s'agit, premièrement, d'un défi important, mais
qu'il ne faut pas se focaliser sur lui. Et, deuxièmement, il ne
faut surtout pas faire ['erreur de confondre l'effet et la
cause. Il ne faut pas faire l'erreur, par rapport au terrorisme,
de ne traiter que les effets et non pas le mal à la racine.
Où
se situerait le mal, à votre avis ?
Il est de plusieurs
ordres. Et je dirais que contrairement à la vision qu'ont
certains, le terrorisme n'est pas dans les gènes, on ne naît
pas terroriste. Le terrorisme n'est pas un facteur religieux,
c'est un facteur politique. Il peut y avoir des musulmans qui
sont terroristes, mais il y a aussi des srilankais qui le sont,
des Irlandais qui l'étaient, comme l'étaient des Italiens,
Allemands, Français ou BeIges. Donc on voit bien qu'aucun
peuple n'a le monopole du terrorisme et je dirais même que dans
les années 1940,1950 et 1960, les Palestiniens n'étaient pas
terroristes. On voit bien qu'il y a des racines politiques au
terrorisme. Dire cela n'est pas excuser les attentats
terroristes, et je m'élève contre les "penseurs",
comme André Glucksmann, qui martèlent que réfléchir sur le
terrorisme c'est déjà le comprendre et donc le légitimer.
Pour combattre un mal, il faut d'abord le comprendre. Si je veux
combattre une maladie, il faut d'abord que j'en comprenne les mécanismes.
Et donc il y a tout un courant qui essaye de limiter la réflexion
sur le terrorisme à la lutte sur les effets, donc une réponse
policière ou militaire, dont je ne nie pas qu'elle est nécessaire
et indispensable dans ce domaine, mais qui ne doit pas exonérer
d'une réflexion sur les causes. Prenons un exemple très simple
: si demain on arrivait à mettre hors d'état de nuire Ben
Laden, est-ce qu'on ferait disparaître le terrorisme ? Non.
Donc on voit bien que la seule réponse policière ne suffit
pas. Il faut également s'attaquer aux causes du phénomène. La
lutte contre le terrorisme doit marcher sur deux pieds, un volet
politique et social et un volet militaire et policier.
Le
terrorisme islamiste et le danger d'AI-Qaida est présent dans le
Maghreb comme le confirment les attentats de Tunisie, du Maroc et
de l'Agérie. Comment voyez-vous cette poussée ?
Il y a une conjonction de
calendrier entre des affrontements armés en Tunisie et des
attentats à 24 heures d'intervalle au Maroc et en Algérie. Les
trois pays clé du Maghreb, les trois portes sur l'Europe, ont
été ciblés et il y a un effet d'optique qui est important.
Mais deux ans
auparavant, à quelques mois d'intervalle, il y a eu des
attentats à Londres et à Madrid. Donc je crois qu'il faut tout
simplement se dire aujourd'hui qu'il y a un problème spécifique
au Maghreb, effectivement, dû au fait que cette zone géographique
qui est le pont reliant le monde arabe et l'Europe, est une base
arrière extrêmement intéressante aux yeux des terroristes
pour braquer l'Europe, qu'il y a par ailleurs des causes endogènes
pour chaque pays maghrébin. Je ne crois pas beaucoup qu'il y a
un commandement central au Maghreb, mais des formes nationales
de terrorisme dans chacun des trois pays qui n'obéissent pas à
la même logique. En Algérie, c'est un phénomène ancien et on
a rebaptisé du nom d'AI-Qaida des groupes anciens comme s'ils
voulaient prendre une marque mondialement connue pour se donner
une nouvelle légitimité et pour faire mieux parler d'eux.
Donc c'est une sorte
d'intérêt bien compris entre AI-Qaida et le GSPC. AI-Qaida n'a
pas d'opérateur en Algérie donc elle fait appel à un
sous-traitant local qui atteint la renommée mondiale en se
rebaptisant AI-Qaida Maghreb. Au Maroc c'est plus un groupe
national qui ne semble pas être lié organiquement avec
AI-Qaida marque mondiale.
Mais
il est clair que des figures de proue du jihadisme marocain ont séjourné
en Afghanistan et rencontré les leaders d'AI-Qaida...
Oui mais vous avez dans
tous les pays des musulmans qui ont fait des séjours en
Afghanistan. C'est vrai en Grande-Bretagne et en France. Il y
avait la filière bosniaque, et il y a eu la filière afghane et
nous aurons bientôt la filière irakienne. En tout cas, on voit
bien aujourd'hui que le terrorisme peut frapper partout et qu'il
y a dans chaque pays (en France, en Grande-Bretagne, en Espagne)
des "cellules dormantes", des gens qui pour des
raisons qui leur appartiennent. sont disposés à passer à
l'acte et qui attendent le moment opportun. Nul pays n'est à
l'abri aujourd'hui. Au moment où nous parlons il peut y avoir
un attentat en France. Le terrorisme a toujours l'avantage de décider
quand il pourra agir. Et comme finalement organiser un attentat
n'est pas si compliqué que cela en terme logistique, nul n'est
à l'abri. Mais en même temps, il ne faut pas non plus surévaluer
la menace car ce faisant on donne raison aux terroristes qui
veulent finalement créer un effet terrorisant chez la
population. Il ne faut donc pas céder à la terreur et ne pas
accepter que leur agenda devienne l'agenda central.
Vous
vous inscrivez en faux vis-à-vis de l'approche américaine du
terrorisme, approche qui voudrait aller jusqu'à installer un
commandement militaire en Afrique au motif qu'une large bande s'étalant
de Djibouti à la Mauritanie est devenue " zone grise
"...
C'est bien là qu'on voit
l'instrumentalisation de la lutte contre le terrorisme au profit
de desseins géopolitiques différents. Les Etats Unis sont en période
d'expansion stratégique qui va les conduire, à mon avis, à
s'affaiblir parce qu'ils sont, pour l'instant, exactement dans
ce que condamnait Paul Kennedy dans "Naissance et déclin
des empires", c'est-à-dire en période de sur-extension
impériale. Ils veulent être présents partout et ils ne
pourront pas tenir tous leurs engagements. D'un certain côté,
c'est leur rendre service que de leur refuser cela.
Deuxièmement, ils
veulent disposer de bases partout et ils mettent en avant une
menace terroriste qui, par ailleurs, peut être réelle, mais
ils la grossissent pour justifier quelque chose qui n'existait
pas auparavant. Ils procèdent de la même façon que pour
l'invasion de l'Irak puisqu'on sait très bien que les desseins,
les buts et les plans contre l'Irak étaient prêts bien avant
les attentats de septembre 2001, dès 1998. Et ceux qui ont pris
le pouvoir en 2000 le demandaient et le 11 septembre n'a été
pour eux que ce qu'on appelle un effet d'aubaine. Quant au fait
d'avoir un commandement anti-terroriste sur le Sahel, les
attentats qui ont eu lieu au Maghreb leur serviront de
justification ex poste de ces plans. Troisième point du
raisonnement, les Américains ne sont pas aujourd'hui très crédibles
en termes de lutte contre le terrorisme parce que, à mon sens,
ils ont fait beaucoup plus pour le développement du terrorisme
au cours des six dernières années qu'ils ne l'ont combattu.
Lorsque les Etats-Unis demandent à prendre la tête de la lutte
contre le terrorisme c'est comme si Lance Armstrong demandait à
prendre la tête de la lutte contre le dopage. Ce n'est pas crédible.
Et les Etats-Unis, il ne faut pas l'oublier, ont favorisé par
leur politique le terrorisme. Qui peut prétendre aujourd'hui
que la guerre d'Irak n'a pas été un facteur de développement
du terrorisme non seulement en Irak mais un peu partout dans le
monde. Nous n'avons pas fini d'en payer le prix parce que,
effectivement, nous allons bientôt subir des attentats organisés
par les combattants formés en Irak, attentats qui peuvent
cibler aussi bien le Maroc que la France, voire nos voisins
respectifs au Maghreb et en Europe. Ainsi, tant que George W.
Bush sera au pouvoir, si l'on veut mener la lutte contre le
terrorisme, il ne faut pas suivre les Américains, mais faire
l'inverse de ce qu'ils préconisent parce qu'en matière de
lutte contre le terrorisme, c'est une boussole qui indique le
Sud.
Pourtant,
en Algérie, le groupe qui s'active sous le label d'AI-Qaida,
minoré par les services français, est loin d'être un phénomène
résiduel comme en témoigne l'engagement des forces algériennes,
via les gros moyens, mais aussi le choix des cibles attaquées...
Oui et non. Bien sûr,
frapper le siège du gouvernement est un geste fort qui prouve
une capacité d'organisation forte et que les cellules
terroristes n'ont pas été démantelées. En même temps, le
niveau d'atteinte aux personnes et aux biens est quand même
nettement moindre, fort heureusement, qu'il ne l'était il y a
une douzaine d'années. On est entre les deux. Le terrorisme résiduel
me paraît une formule adaptée sauf s'il y avait une résurgence
plus forte aujourd'hui. Le terrorisme n'est pas démantelé,
mais il n'a plus les capacités de faire des massacres de masse
et l'on est passé à un autre mode opératoire, attentats
suicide à la voiture piégée, qui rappellent finalement le
mode irakien. Donc nous sommes face à une diminution de la
capacité de la mouvance terroriste et une mutation des formes
de ses actions.
Ne
vous attendez-vous pas à une même mutation au Maroc ?
Ca m'a l'air différent
parce que ce qui m'a frappé, sauf si j'ai été mal informé au
Maroc, c'est que les auteurs des attentats se sont extraits de
la foule pour ne pas pénaliser la population mais frapper les
symboles du pouvoir. C'est peut-être prématuré de tirer les
conclusions des attentats de Casablanca. Mais c'est un signal
qui montre une distinction et les racines relativement
nationales du mouvement marocain qui ne veut pas frapper le
peuple mais qui vise le pouvoir national. Là-dessus je reste très
prudent parce qu'on ne peut pas tirer de conclusions définitives
de trois événements.
Si
on revenait aux origines du terrorisme islamiste. Quels sont ses
principaux ressorts à votre avis ?
Est-ce que c'est la misère
qui fait le terrorisme ? Non. Parce qu'il y a des pays pauvres où
il n'y a pas de terrorisme. Est-ce que c'est la religion qui
fait le terrorisme ? Non plus. Le phénomène terroriste étant
récent dans le monde arabo-musulman, tous les pays ne sont pas
atteints de la même manière et l'on voit bien, si on prend
l'exemple irlandais, que le terrorisme était une arme faite par
des partis au nom d'une religion donnée et qu'elles l'ont
abandonnée à un moment de leur histoire.
Je pense que le
terrorisme est condamnable moralement et contre-productif
politiquement. Je le condamne sur le plan moral puisqu'il tue
des innocents, et politique puisqu'il va à l'encontre des buts
affichés par ses promoteurs. Mais une fois que l'on fait cela,
on constate, en analysant les causes, que le terrorisme est une
réponse inadéquate à une impasse politique. Lorsqu'on estime
qu'il n'y a pas de voie politique, on recourt au terrorisme.
C'est l'expression de l'horizon bouché par l'inexistence de
voie d'action, ce qui est inexact. Regardez le terrorisme
palestinien. Lorsqu'il n'y a pas d'horizon politique, il
augmente. En deuxième lieu, et cela a été souvent analysé,
le terrorisme est aussi l'expression d'un désir de vengeance.
Impasse politique, frustration et désir de vengeance sont les véritables
ressorts du terrorisme.
Mais
pour le cas spécifique du terrorisme islamiste, le temps n'est-il
pas venu pour réviser le dogme et éliminer les raisons idéologiques
qui légitiment la violence ?
Je crois que ce sont deux
choses différentes. Je comprends le fait qu'il y ait nécessité
de moderniser l'Islam, comme on essaye de moderniser la chrétienté,
pour des questions de société. Mais je ne vois pas de rapport
entre terrorisme et Islam.
Mais
c'est au nom de l'Islam que l'on opère, c'est bien là le grand
drame ?
Je ne pense pas que ce
soit l'Islam puisque le Coran n'a pas été modifié récemment.
Je crois plutôt que ce sont les conditions politiques, la
conviction réelle ou fausse, peu importe, d'être renié en
tant que musulman qui fait radicaliser, outre la conjonction du
fait palestinien, les problèmes d'intégration, le sentiment
d'injustice... Tout cela fait que la frange radicale passe à
l'acte. Mais le texte du Coran est resté le même.
Comment
voyez-vous le wahhabisme aujourd'hui, son devenir ?
Je pense que les Saoudiens
sont beaucoup plus prudents aujourd'hui qu'ils ne l'ont été
dans les années 1990 au niveau de l'exportation du wahhabisme.
Parce qu'ils ont compris que c'est un phénomène qui leur échappait
et qu'il pouvait revenir dans une forme assez malsaine chez eux.
Donc je pense qu'il y a un comportement beaucoup plus prudent et
plus responsable de la monarchie saoudienne qu'il ne fut le cas
il y a une quinzaine d'années.
Pascal Boniface est
directeur de l'Institut de relations internationales et stratégiques
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