IRIS
L'Irak,
champ de bataille du monde islamique
Pascal Boniface
Pascal
Boniface par Richard Werly / Le Temps - Suisse / 8 janvier 2007
Pascal
Boniface, directeur de l'Institut de relations internationales et
stratégiques, dissèque quelques crises survenues en 2006 et
alerte sur les fractures de 2007.
2006
a vu perdre George Bush: confirmation par les Etats-Unis eux-mêmes
de l'enlisement de leurs troupes en Irak, défaite de la majorité
républicaine au Congrès, incapacité de Washington à empêcher
les programmes nucléaires de l'Iran et de la Corée du Nord... La
superpuissance américaine a-t-elle été mise en échec l'an
dernier ?
Les néo-conservateurs,
inspirateurs de l'administration Bush, ont perdu. De l'Irak à
la Palestine en passant par la Syrie ou la Corée du Nord, rien
ne va plus. Mais cet échec illustré par le rapport
Baker-Hamilton sur l'Irak était patent depuis 2004, quelques
mois après la chute de Saddam Hussein. Ce qui est nouveau, ce
n'est pas le constat, mais le débat public aux Etats-Unis sur
cette impasse. George Bush a commencé, en 2006, à voir se
refermer sur lui les deux mâchoires politiques: celle du réalisme,
incarnée par l'ancien secrétaire d'Etat James Baker, et celle
du moralisme, incarnée par l'ancien président Jimmy Carter et
son livre au vitriol sur la politique menée par Israël avec le
soutien de Washington.
L'autre
panne confirmée en 2006 est économique. L'Europe stagne. Les
pays riches de l'OCDE ont affiché 2% de croissance annuelle
contre 10,7% pour la Chine. La locomotive occidentale est-elle définitivement
rattrapée ?
Cette lame de fond n'est
pas devenue irréversible en 2006. Le différentiel de
croissance est juste. Mais tout le monde prédit des à-coups à
la croissance asiatique, et la bulle spéculative chinoise, pour
être devenue plus impressionnante encore, court le risque d'éclatement.
L'Europe, quant à elle, peut se ressaisir. Disons que 2006 a vu
s'accélérer le rééquilibrage vers l'Asie de l'économie
mondiale.
L'ONU
a été dépassée en 2006 par la guerre au sud du Liban. Le
gouvernement soudanais n'a pas cessé de jouer, durant l'année,
avec les nerfs de la communauté internationale au Darfour. Le
remplacement de Kofi Annan par le diplomate sud-coréen Ban
Ki-moon sera-t-il aisé?
Sûrement pas. Kofi Annan
avait acquis une posture morale et une stature publique sans précédent
pour un secrétaire général. Il était une formidable «bête
médiatique» et son charisme personnel a apporté à
l'organisation un extraordinaire capital de confiance. De ce
point de vue, oui, 2006 marque un tournant. Moins sur le rôle
des Nations unies que sur la façon dont elles sont perçues.
Sur les échecs que vous évoquez en revanche, l'année écoulée
n'a pas été différente des précédentes. Quand les Etats
membres bloquent, l'ONU est impuissante.
Une
fracture est apparue béante en 2006, notamment en Irak: c'est
celle du monde musulman, entre chiites et sunnites...
Je dirais plutôt que 2006
a confirmé que l'Irak est aujourd'hui le champ de bataille
majeur du monde islamique. Là, oui, l'affrontement entre
chiites et sunnites a peut-être atteint son point de
non-retour. La base politique du pays est ébranlée par le bain
de sang versé par les deux camps. Les contours de ce conflit
intra-islamique à l'œuvre sur les rives du Tigre et de
l'Euphrate sont plus flous lorsqu'on s'éloigne de Bagdad.
Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah libanais chiite, est
devenu très populaire dans des pays sunnites comme l'Egypte ou
la Jordanie.
Passons
à 2007. Et restons dans le monde musulman. L'Iran nucléaire,
c'est pour cette année ?
Non. Sauf un changement
drastique des conditions actuelles, l'Iran n'atteindra pas en
2007 la capacité de fabriquer une bombe. Je vois plutôt l'année
qui s'ouvre sous le signe d'une grandissante paranoïa
iranienne. Le régime de Téhéran est obsédé par la peur d'être
renversé ou d'être attaqué par Israël, avec le soutien de
l'Occident. Même s'il n'a pas la bombe, c'est très dangereux.
La
guerre au sud du Liban a marqué 2006. Quel est le défi pour Israël,
en 2007 ?
Israël a un problème
interne que la guerre du Liban a exacerbé. Dans un pays normal,
l'échec de ce conflit aurait dû susciter un débat, non sur la
tactique, mais sur la stratégie. Or pour l'instant, malgré le
discrédit qu'ont entraîné leurs erreurs sur le terrain, les
militaires et les «faucons» ont été renforcés
politiquement. 2007 doit aussi être pour Israël l'année de la
reconquête de l'opinion publique mondiale. Sur ce plan, 2006 a
été catastrophique. Le crédit de l'Etat hébreu a encore
diminué. Une partie de ses avocats se sont radicalisés. Il y a
urgence.
On
connaît l'arme politique de destruction massive de Vladimir
Poutine: l'énergie. Mais les soupçons qui se portent sur les
services de renseignement russe après l'assassinat à Londres de
l'ex-espion Litvinenko ont encore plus terni son image. 2007, année
de tous les dangers à Moscou?
Le risque est là. On sent
bien que le pouvoir, à Moscou, est dans une logique de
restauration de l'ordre et de peur du vide tout à fait
contraire aux principes d'un Etat de droit tel que la Russie est
supposée être devenue. La tentation existe à Moscou de
pousser toujours plus loin le curseur en matière de restriction
des libertés démocratiques. Alors, oui: attention, danger.
Et
l'Union européenne? Ses blocages institutionnels peuvent-ils être
surmontés ces douze prochains mois?
2007 sera pour moi l'année
de la mort du projet de traité constitutionnel. Les Allemands
se trompent s'ils croient pouvoir lui redonner vie. L'originalité
de 2007 est toutefois qu'un nouveau consensus peut se dessiner
à Bruxelles, où la vision française - échec américain en
Irak oblige - peut profiter des événements. 2007 peut aussi être
l'année de l'Allemagne. Moins en raison de sa présidence pour
six mois de l'Union qu'à cause des atouts de Berlin. Désormais,
l'Allemagne intervient à l'étranger. Elle s'assume comme une
puissance. Il ne lui reste plus qu'à se désinhiber au
Proche-Orient pour devenir un acteur majeur tout à fait normal.
Pascal Boniface
Directeur de l'IRIS
|