Les menaces (insistantes et avérées) sur son intégrité physique ? « Je suis prête à les affronter, sans les redouter », répète-t-elle avec conviction depuis le terrible attentat qui coûta le jour même de son retour au Pakistan, après huit longues années d’un exil toutefois supportable (entre Londres et Dubaï…) dans les rues débordantes d’allégresse (250 000 fidèles) de Karachi, la vie à 140 sympathisants venus célébrer leur championne, l’ancienne 1er ministre (1988-90 ; 1993-96) et fille du charismatique Zulfikar Ali Bhutto, architecte contrarié d’un Pakistan moderne et démocratique trois décennies plus tôt (avant d’être démis par l’armée de son poste de 1er ministre puis incarcéré et, enfin, à l’issue d’un simulacre de procès, pendu en 1979).
Son credo depuis son retour ? Au regard des aléas survenus ces dix derniers jours (état d’urgence proclamé le 3 novembre ; Cour Suprême destituée ; Constitution suspendue ; manifestations d’avocats et arrestation massive, par centaines, d’opposants), alors même que le Parlement – une première en 22 ans – s’apprête demain à cesser ses fonctions et un gouvernement intérimaire (quelle forme ? quels acteurs ?) à assurer la gestion des affaires courantes jusqu’aux élections législatives (théoriquement…) du 9 janvier 2008, la dame du Sindh, héritière d’une lignée de riches propriétaires terriens, son discours et ses ambitions (personnelles plus que nationales) semblent incontestablement avoir changé.
Alors même qu’on la disait (à raison) depuis des mois négocier un délicat partage du pouvoir avec l’administration Musharraf – cette dernière se heurtant à une popularité déclinante chaque jour passant –, selon un script étroitement encadré par d’influents mentors étrangers (Etats-Unis ; Grande-Bretagne), la question parait désormais plus incertaine : eu égard aux déclarations tonitruantes d’une Benazir confinée contre son gré dans une maison (cossue, tout de même…) d’un quartier résidentiel de Lahore, le doute est permis. Certes, pendant des semaines, le jeu du chat (en uniforme) et de la souris (en foulard Hermès) n’aura pas abusé l’observateur rigoureux, tant il était important pour le président en perte de légitimité comme pour la dame du Sindh d’entretenir, à des fins de consommation (électorales) intérieures, une dimension chaotique, dramatique, où l’un(e) se heurte en permanence aux intransigeances de l’autre, où le mariage contre-nature des extrêmes n’a pour unique dessein que de profiter, fut-ce dans la difficulté, à la stabilité ténue d’un pays affligé par de multiples maux (terrorisme, islamisme, luttes inter-confessionnelles, crise afghane voisine, etc.).
Appartenant à des sphères rigoureusement opposées, entourés de sceptiques (on ne saurait leur en vouloir …) dénonçant cette impossible « collusion » et cohabitation des plus improbables, Benazir Bhutto et Pervez Musharraf ont entretenu, conformément à leur plan, en prenant soin de ménager la susceptibilité de leurs soutiens respectifs (armée pour l’un ; société civile pour l’autre), une trame complexe où alternaient compatibilités avec accommodements et impasses sans grand espoir.
Est-on sorti de cette « matrice » depuis 24 heures ? Les mots très durs à l’encontre de Musharraf (" Musharraf constitue lui-même une barrière sur la route de la démocratie " ; « L'époque de la dictature est révolue ») employés par Benazir Bhutto depuis sa résidence surveillée de Lahore, l’assurance qui la gagne jour après jour, son statut conforté de leader incontesté de l’opposition, et, enfin, l’éloignement considérable du Président de ses administrés tendent à lui suggérer une sortie du « script », à revendiquer une redistribution des cartes et des clefs plus conforme à sa position (plus confortable et plus forte) du jour.
Un pari risqué. En effet, et à maints égards. Tout d’abord, Musharraf n’a pas abattu toutes ses cartes. Sous réserve du prochain jugement de la (toute nouvelle) Cour Suprême – dont les huit nouveaux membres ont été désignés ces jours derniers par Musharraf lui-même –, le général-Président demeure le chef de l’Etat, réélu le 6 octobre dernier pour un mandat de cinq ans. Ensuite, P. Musharraf n’a pas encore quitté ses fonctions de chef des armées ; en principe, il a promis de le faire, une fois confirmé dans ses fonctions présidentielles. Au Pakistan, entre la promesse et la réalisation, la route est parfois (disons plus justement souvent) bien longue… L’état d’urgence : en dépit des pressions intérieures et de la communauté internationale, P. Musharraf n’a pas donné de date quant à sa levée. Enfin, les fameuses élections législatives de janvier auront-elles bien lieu à cette date ? Rien n’est moins sûr et d’abord, sont-elles du reste souhaitables dans le cadre actuel, bannissant les manifestations politiques, les rassemblements, où les médias sont muselés, où la critique du régime en place vous ouvre les portes de la prison, où les opposants sont assignés à résidence ou incarcérés par centaines ? La question mérite d’être posée.
Sans compter que de l’état d’urgence à la loi martiale, et que de la loi martiale au report sine die des élections (aux calendes grecques), au pays de Jinnah, Benazir et Pervez, il peut n’y avoir qu’un pas… Un pas que doit soigneusement peser la charismatique Benazir, tout autant que son désormais bien improbable binôme Pervez Musharraf.
Olivier Guillard, Directeur de recherche à l'IRIS