|
Loubnan ya Loubnan
Le racket de la dette
Nidal
Une des grandes difficultés des débats au sujet du Liban
concerne la mauvaise perception, à mon avis, que l'on a de
l'origine de sa dette. Le CADTM (Comité pour l'annulation de la
dette du tiers-monde) a ainsi proposé des
commentaires qui lient, de manière très nette, la nature
odieuse de la dette du Liban à ses périodes de guerre (et
notamment à la dernière agression israélienne de l'été
dernier):
Désormais, pour se reconstruire, le Liban va encore faire appel
aux capitaux étrangers. Cela implique une nouvelle augmentation
de la dette et de nouvelles mesures économiques d’ajustement
structurel qui la conditionnent. De ce fait, le peuple libanais
va devoir payer très cher, dans les années à venir, pour les
conséquences de cette guerre infligée par Israël en violation
des traités internationaux régissant les relations entre États.
Au lendemain de l'assassinat de Rafiq Hariri, on a vu circuler sur
l'internet un texte dénonçant la dette comme la conséquence
unique d'un racket organisé par les Syriens. La logique me semble
assez similaire: sans les Syriens, les Libanais menés par Hariri
auraient pu développer une économie digne de la Suisse; sans les
Israéliens, sans le Hezbollah, sans...
Cette attitude est fréquente dans les discours libanais (de tous
bords). En cela, le discours sur la dette, au Liban, rejoint celui
sur la guerre civile. L'économiste Charbel Nahas écrivait ainsi
en septembre 2000, dans son étude «Le
Liban, dix ans depuis la guerre, des enjeux sans joueurs»:
Un silence pesant s'est installé sur le sujet de la guerre dans
son intégralité. Le discours-récit officiel et unifié en a
fait un événement exogène et accidentel. [...] Le récit
simpliste de la guerre, «guerre des autres sur notre terre»,
ne s'est imposé que parce qu'il produisait l'effet d'une amnésie
disculpatrice, car si c'est bien un récit auquel personne ne
croit – mais personne ne croit plus à grand chose – c'est
surtout un récit auquel tout le monde a besoin de s'accrocher,
car ce non-récit, ce récit vide que l'on sait ou que l'on
suppose être le plus grand commun dénominateur, agit comme une
sorte d'exorcisme.
Ce refus d'aborder la guerre autrement que par l'idée d'une «guerre
des autres» a évidemment des conséquences politiques.
Politiques, mais aussi sociales et économiques.
[La guerre] a été marquée par l'exacerbation de comportements
préexistants qui se perpétuent après sa fin. Elle a, en
contrepartie, oblitéré et affaibli des tendances inverses qui
auraient pu apporter des solutions alternatives aux causes du
conflit. Elle a surtout extirpé, dès leurs racines, les
projets antagoniques de société en les culpabilisant
collectivement.
Plus généralement, les divers commentaires actuels s'attardent
sur le fait que les caisses libanaises seraient vides: on comprend
bien qu'il s'agit là d'un pays ruiné, qu'il n'y a plus d'argent,
et que la conférence de Paris 3 était la dernière bouée de
sauvetage.
Pourtant, il y a beaucoup d'argent au Liban. Il me semble intéressant
de signaler à mes lecteurs qu'il y a, au Liban et, dans les
poches des Libanais, beaucoup plus d'argent que le montant
(pourtant astronomique) de leur dette. Et qui plus, cet argent est
dans les banques!
Le PIB du Liban est d'environ 20 milliards de dollars annuels; le
montant de la dette est d'environ 40 milliards de dollars. Ça,
vous le savez peut-être déjà. Suivez bien, parce que je doute
que vous l'entendiez souvent en ce moment: le montant des dépôts
dans les banques libanaises est d'environ 65 milliards de dollars,
et le montant des réserves de la banque centrale se situe autour
de 10 milliards de dollars. Le Liban ne manque pas de liquidités.
Non, je ne fais pas le compte des «biens» de l'État libanais,
des entreprises qu'il s'apprête à privatiser, des économies à
venir en se débarrassant des fonctionnaires, etc. Je parle
d'argent qui se trouve dans les banques libanaises: il y a plus de
60 milliards qui sont placés là.
Autrement dit: l'État libanais est extrêmement pauvre et endetté,
mais «le Liban» est riche.
Quand le CADTM écrit: «Cela représentait plus de 6260 dollars
par habitant, sans compter la dette interne qui est du même ordre
de grandeur, ce qui en fait un des pays les plus endettés au
monde par habitant.», il ne prend pas en compte qu'en réalité,
«par habitant», le solde est positif.
Évidemment, «le Liban» ne signifie pas «les Libanais» dans
leur ensemble. Selon un rapport du Conseil économie et social
publié à Beyrouth en 2000, cité
par Georges Corm:
Cette situation [de grande inégalité] est confirmée par la
statistique de la répartition des dépôts bancaires par
importance des dépôts: c'est ainsi que 72% des comptes
bancaires ne représentent que 4,3% de la masse des dépôts,
cependant que 9,2% des comptes détiennent 82,7% de la masse des
dépôts.
Un chiffre confirme que cette situation perdure; en novembre
dernier, le quotidien Al-Akhbar
indiquait que 2%
de la population possède 60% des dépôts en banque, «une
situation qui n'existe même pas au Brésil, où 18% de la
population possède 60% des dépôts».
Ainsi, de manière caricaturale, les dépôts en banque de
seulement 2% de la population représentent 39 milliards de
dollar, ce qui couvre quasiment l'intégralité de la dette
abyssale du pays...
J'ai déjà expliqué ce principe de la dette dans mon billet «Au
Liban, une mafiocratie contre son peuple»; je vous invite à
le lire si vous ne l'avez pas encore consulté, c'est le billet
qui fonde mes réflexions sur ce blog (et, oui, c'est vraiment très
long). Il me semble cependant utile de revenir sur cet aspect de
la politique libanaise: là où l'on présente habituellement la
dette libanaise comme une conséquence des politiques locales et régionales,
je pense au contraire que la dette est le moteur même de la
politique libanaise, le but de la politique Hariri-Sanioura étant
justement la constitution de cette dette.
Rappelons que l'exposé du billet sur la «mafiocratie» commençait
par indiquer que Taëf n'avait pas mis fin à la guerre
milicienne: elle en avait seulement transformé les méthodes. La
prédation contre les Libanais et leur État ne relève plus du
hold-up milicien, mais d'un racket légalisé organisé par les
plus hautes instances de l'État. Cette politique, que je
qualifiais de «mafiocratie», est organisée autour de «vieux
parrains» selon le terme d'Alain Gresh, qui pendant la guerre
n'étaient que «des mafias associées» (Fawwaz Traboulsi) réunies
au sein d'«un véritable syndicat du crime opposé à la
population civile» (Georges Corm). On peut logiquement déviner
pourquoi cette bande de gentils humanistes acceptent à Taëf de déposer
les armes: ils vont partager cette nouvelle forme de pouvoir avec
le milliardaire Hariri et engranger de juteux bénéfices. Ce «pacte»
est ainsi décrit par Charbel
Nahas:
Entre-temps, ceux qui étaient les
jeunes chefs passionnés et éloquents des années soixante dix
sont devenus les représentants de leurs communautés
respectives. L’occasion de se normaliser en une nouvelle
classe politique régnant sur le pays était offerte. Si la
guerre avait été légitimée par le changement, la paix des
miliciens a trouvé sa légitimité dans la restauration et la
re-construction. C’était d’autant plus évident qu’un
homme charismatique, ambitieux et puissant était prêt à
assumer la direction de l’entreprise en
marchandant avec eux les bénéfices. [C'est moi qui
souligne.]
[...]
Le politique, encore une fois a fait défaut, le
cartel des anciens miliciens et des pétro-milliardaires
n’a pas pu gérer l’État.
En clair, les anciens parrains
mafieux n'acceptent la fin de la guerre que parce que cette
nouvelle activité politique sera tout aussi (voire plus) rentable
que la précédente.
J'ai déjà cité, dans «Une
mafiocratie contre son peuple», ce passage dans lequel
Georges Corm décrit les trois composantes de ce «cartel» qui, dès
la fin de la guerre, va «gérer» le pays:
Trois groupes nouveaux sur la scène politique ont conjugué
leurs efforts pour promouvoir l'idéal d'une reconstruction axée
sur un retour du Liban à son ancienne fonction régionale, mais
qui n'est que le retour en force du banal désir d'un pays «casino»
et paradis fiscal régional, cher à l'ancienne couche
dirigeante: les principaux chefs miliciens enrichis par tous les
trafics de la guerre, les pillages et rançonnages de la
population civile; les entrepreneurs de béton armé et les
agents d'influence ayant fait des fortunes rapides et faciles
dans les pays arabes exportateurs de pétrole durant les années
du boom pétrolier; des intellectuels de l'ancienne mouvance laïque
révolutionnaire arabe, reconvertis au néo-libéralisme
international et aux théories de la modernisation par le marché
mondial et la seule initiative privée. Pour ces derniers,
certains d'entre eux ont, de plus, sagement retrouvé le chemin
de leurs identités communautaires et travaillent à l'ombre de
nouveaux entrepreneurs, millionnaires et milliardaires.
L'alliance de ces trois groupes représente une force considérable
et tient le haut du pavé social et médiatique de la scène
libanaise. Le nouveau chef du gouvernement [Rafic Hariri] est
son ciment: il constitue une icône polarisant avec succès
l'imaginaire qui a présidé à l'idéologie de la
reconstruction. Il s'agit d'ailleurs d'une image que le modèle
affirme et confirme en toute occasion.
Dans le billet sur la mafiocratie, j'expliquais les trois outils
de la prédation (les trois sources de l'enrichissement sidérant
des dirigeants et de leur entourage). Je reviendrai plus particulièrement
dans le présent billet sur la dette et la rente qui en découle.
Le premier outil concerne le détournement de l'argent emprunté.
On pourra relire mon billet, il évoque un vaste système de
corruption généralisée. On se doute que, de ce côté, les généraux
syriens se sont beaucoup servis; mais ils ne sont pas les seuls,
loin de là, et ça n'est qu'un des aspects de la question.
Le second volet est l'idéologie de la reconstruction, qui va draîner
les capitaux et servir d'alibi aux immenses détournements effectués.
Charbel Nahas:
Il fallait reconstruire un passé devenu glorieux, c’était
tout ce qu’il y avait à faire, évidemment. Car ce Liban du
passé représentait, pour ceux qui s’en étaient estimés
exclus et qui arrivaient alors au pouvoir, l’objet de leur
convoitise, enfin accessible ; pour les autres, pour le commun
des gens, traumatisés dans leur ensemble et déçus, pour ceux
qui avaient espéré mieux, il avait depuis longtemps fini par
représenter un moindre mal, une issue au moins connue, un
souvenir devenu comparativement positif. Ainsi en étaient-ils
venus, par des chemins différents, à le croire. C’est là à
la fois l’illustration et la justification de la défaite que
la guerre a fait subir à la société libanaise. Il n’y avait
pas de choix à faire, il n’y avait même plus lieu de tenir
des débats: tout appel à la rationalité dans l’analyse des
faits nouveaux et passés et de leurs conséquences sur la
situation objective du pays était repoussé. Tout avis, toute
opinion, toute analyse des faits nouveaux et passés étaient
catalogués comme une opposition, nécessairement malveillante,
à cette évidence salutaire. La reconstruction avait bon dos.
Le prix à payer n’était jamais assez élevé, de plus
l’argent était disponible, à profusion. Ce qui a
d’ailleurs coûté bien plus que la reconstruction elle-même,
ce sont les compromis conclus autour d’elle, ou sous son
couvert, et l’attraction d’un flux permanent de capitaux,
excédentaires par rapport à ses besoins, mais de plus en plus
nécessaires pour masquer, sous les apparences d’une
consommation soutenue et ostentatoire, son échec économique et
sa faillite financière prématurés.
La reconstruction est ainsi essentiellement un alibi. Qui connaît
ce chiffre terrible livré par Charbel Nahas?
Sur sept ans [1993-1999], l’État a dépensé 50 000 milliards
de Livres, soit près de 32 milliards de dollars. Il en a financé
42% par ses recettes et 58% par l’endettement. Contrairement
à des opinions répandues, la
part des investissements de reconstruction n’a guère été
impressionnante, elle n’a pas dépassé 11,4% sur la période
contre 34% pour les intérêts et 54% pour les dépenses
courantes et les recettes publiques ont connu une croissance
continue qui les a fait presque tripler.
11,4% des dépenses de l'État dans la reconstruction des
années 90! Ce qui fait 3,6 milliards de dollars sur sept ans. Le
coût de cette reconstruction est donc très limité, et n'est pas
la cause de l'endettement: sur la période, les dépenses de
reconstruction représentent environ le quart des recettes de l'État.
L'autre aspect scandaleux de la reconstruction est, évidemment,
le fait que Hariri Premier-ministre passait des commandes
somptuaires au principal industriel-bétonneur du pays: lui-même.
Le troisième volet du système de prédation est à mon avis le
plus important et le plus méconnu du grand public: c'est le système
de la dette. Si l'on considère habituellement l'aspect négatif
de la dette publique (l'État doit rembourser ses emprunts augmentés
des intérêts), il ne faut pas oublier que celui qui prête, lui,
est rémunéré grâce aux intérêts. Si vous empruntez 100
dollars à 10% sur un an, l'année suivante vous remboursez 110
dollars; celui qui vous a prêté 100 dollars a gagné 10 dollars
en un an. Lorsque l'État emprunte un milliard de dollars à,
disons, 20%, celui qui lui prête cet argent gagne 200 millions de
dollars.
Est-ce que ça rapporte? Oui, ça rapporte. Voici un tableau réalisé
d'après les données de la Banque du Liban. Il affiche l'évolution
du taux de rémunération des bonds du Trésor à 24 mois, qui
représentent la forme principale des emprunts.
Comme on peut le constater, au début des années 1990, on atteint
des taux absolument énormes, alors même que le pays n'est pas
encore très endetté. Avec des taux d'intérêt supérieurs à
15%, atteignant ou dépassant parfois les 30%, il est facile de
comprendre qu'acheter la dette du Liban était l'un des
investissement les plus rentables du pays; et, évidemment,
beaucoup plus rentable qu'un investissement dans un projet
industriel classique.
On constate que les taux ont énormément baissé, par palliers:
le système était tellement intenable aux taux de 1995 et 1996
que chacun a dû se montrer un peu plus raisonnable pour ne pas
totalement tuer la poule aux œufs d'or.
Est-ce que cela devait forcément coûter si cher? La
question se pose évidemment, puisque le discours politique a prétendu
qu'il fallait reconstruire à n'importe quel prix et qu'il n'y
avait pas d'autre choix que le recours à la dette. Cependant,
nous avons vu que la reconstruction en elle-même représente une
partie très faible des dépenses de l'État sur cette époque.
Surtout, ces taux délirants sont dénoncés par Georges Corm:
La responsabilité de cet endettement est attribuable
principalement au système monétaire mis en place par Rafic
Hariri à partir de la fin de 1992, tel qu'il est géré par la
Banque du Liban, à la tête de laquelle un homme nouveau a été
placé, très proche du Premier ministre. Comme on l'a vu, ce
système a été caractérisé par le
très haut niveau des taux d'intérêts sur les bons du Trésor
émis en livres libanaises, en dépit de la convertibilité
totale de la livre et de la parité fixe qui la lie au dollar
depuis la dévaluation de 1992. [...] [C'est] l'insuffisance des
ressources fiscales, qui ne représentent que 13% ou 14% du PIB
[...], ainsi que le niveau des taux d'intérêt qui a fluctué
entre 20% et 42% durant cette période [qui est responsable du
niveau d'endettement]. Le prélèvement opéré par le service
de la dette publique sur l'économie atteint environ 14% à 15%
du PIB, soit plus que le prélèvement fiscal lui-même.
En décembre 1998, avec une inflation proche de zéro, le taux
nominal des bons du Trésor à deux ans atteint 16,6%, mais leur
rendement réel est de 22,5%, grâce aux généreuses opérations
de swap que pratique la Banque centrale au profit du système
bancaire et des gros déposants libanais et arabes.
Dans un autre texte, «La
situation économique du Liban et ses perspectives de développement
dans la région», il donne un exemple chiffré très
significatif:
[La dette] est passée de 1,7 milliards de dollars en 1992 à
32,5 milliards en octobre 2003. [...] Si la structure des taux
d’intérêts au Liban avait été maintenue à un niveau
naturel, proche de la structure des taux internationaux, le
montant de la dette n’aurait pas dû dépasser la somme de 14
milliards de dollars.
Est-ce que cela représente un gros volume? Vous connaissez déjà
la réponse: oui. La dette dépasse 40 milliards de dollars cette
année. Voici son évolution (où l'on constatera, pour rappel,
qu'il n'y avait pas de dette à la fin de la guerre civile):
On
peut constater que la progression est quasiment linéaire. Je fais
apparaître ici la répartition entre les emprunts internes (auprès
des banques locales, en rouge) et externes (marchés étrangers,
en bleu).
Cette répartition permet de répondre à une autre question: à
qui appartient la dette du Liban? Qui est l'heureux bénéficiaire
du «service de la dette», qui est grassement rémunéré par l'État
libanais pour lui prêter de l'argent? Voici une autre présentation
des données précédentes, le total étant ramené à 100%:
Comme on peut le constater, jusqu'en 2000, la dette était détenue
à 80% par... des banques libanaises. Ça n'est que depuis 2002
que la tendance est nettement à la conversion de la dette interne
vers les marchés étrangers, qui proposent des taux moins pénalisants.
Mais à ce jour, «les Libanais» détiennent encore environ 50%
de leur propre dette.
On remarquera bien sûr que, lors des «années fastes» pour les
détenteurs de la dette (taux supérieurs à 20%), les braves
citoyens qui prêtent ainsi de manière presque désintéressée
à l'État libanais sont – comme ça tombe bien – des Libanais
à 85%!
La valeur scientifique de la courbe suivante est très discutable,
mais je la trouve très drôle: je me suis amusé à superposer la
courbe des taux d'intérêt des bons du Trésor à 24 mois (en
rouge) avec le pourcentage que représente la dette interne sur la
dette totale (c'est-à-dire la participation des banques
libanaises dans la dette globale du pays, en bleu).
À
chaque point de taux d'intérêt supplémentaire correspondent
cinq pourcents de Libanais en plus dans la composition de la
dette. Je propose de baptiser cette loi empirique «la loi
Nidal-Saniora».
Évoquée en début de ce billet, voici une courbe étonnante:
c'est la progression des dépôts dans les banques libanaises:
La dette se finançant dans le secteur bancaire libanais, avec des
taux de rémunération particulièrement avantageux, lier la
progression de la dette et le développement des dépôts
bancaires n'est pas totalement idiot. On obtient cette courbe:
Attention:
ça n'est pas la superposition graphique des deux courbes qui
permet de conclure à un lien de cause à effet; deux courbes linéaires
se ressemblent forcément beaucoup, sans pour autant qu'elles
soient liées par un lien logique. (Je préfère prévenir, même
si c'est dans ce sens que va mon exposé...)
L'ensemble des actifs et passifs des banques libanaises s'élève
à 321% du PIB (près de 65 milliards de dollars). Le rapport
annuel des banques, qui révèle ce chiffre, souligne que ce
chiffre est inhabituellement élevé, non seulement pour la région,
mais aussi sur le plan international.
La dette pour la «reconstruction» est en réalité doublée d'un
autre dispositif: le maintien de la dollarisation totale de l'économie
libanaise (le taux de change de la livre libanaise est fixé 1500
LL pour 1 dollar US, sans aucune marge de manœuvre; c'est
quasiment une monnaie virtuelle, une subdivision du dollar) en
recourant à des mécanismes de rémunération extrêmement coûteux
pour le Trésor, alors que ces incitations sont injustifiées (la
livre étant alignée sur le dollar, on ne prend pas de risque fou
en investissant dans la livre plutôt que dans le dollar). Là
encore, Georges Corm chiffre à plusieurs milliards de dollars la
perte pour l'État libanais. Mais, évidemment, de l'autre côté,
les investisseurs ont été très bien rémunérés pour leur «soutien
moral» à la monnaie nationale.
Dans une étude de mai 2005, Hassan
Ayoub et Marc Raffinot, moins «politiques» que Georges Corm,
indiquent pour leur part:
La stabilité du taux de change depuis le début des années
quatre-vingt dix écarte le risque de renchérissement du
remboursement de la dette publique externe. Cependant elle se répercute
sur la compétitivité des produits libanais. Afin de stabiliser
le cours de la monnaie nationale et de lutter contre
l’inflation, la Banque du Liban a eu essentiellement recours
à une politique des taux d’intérêt réels positifs et élevés.
Elle vise également à lutter contre la dollarisation de l’économie
libanaise (encouragement à la conversion des dépôts vers la
Livre libanaise LL) et à attirer des capitaux étrangers.
Cependant, des taux d’intérêt trop élevés sur les bons du
trésor canalisent l’essentiel de la liquidité vers le
secteur public, au détriment du secteur privé («effet d’éviction»).
En outre, il est nécessaire de préciser que cette propension
des banques à accorder des crédits en L.L. au secteur public
plutôt qu’au secteur privé résulte également des réticences
des entreprises et des particuliers à emprunter en L.L. à un
taux d’intérêt très élevé comparativement à l’emprunt
en dollars. Cet état de fait compromet incontestablement la
contribution du système financier au financement de l’économie
nationale. Et il pose la question de sa viabilité.
Bref, le coût de la dette a été gonflé par les politiques économiques
et monétaires des deux périodes dirigées par Rafiq Hariri, et
cela dans des proportions ahurissantes au début des années 1990.
Est-ce simplement la faute à pas de chance? Ou faut-il prendre
pour réponse cette phrase énigmatique de Charvel Nahas:
La répétition des tragédies ne doit-elle pas suggérer
qu’elles ont lieu, non pas du fait d’un complot interminable
et malgré la volonté des protagonistes locaux, mais au
contraire du fait de leur volonté profonde. Encore faut-il
pouvoir la déchiffrer et la révéler.
Car nous le verrons plus tard, l'explosion de la dette
n'est pas la première «tragédie» économique qui, en ruinant
la population libanaise, enrichit considérablement une petite élite.
De façon à créer cette dette, il faut aussi noter que les déficits
budgétaires étaient constants, avec une faiblesse assez sidérante
des rentrées fiscales. Georges Corm:
Pour compléter ce tableau des politiques de la reconstruction,
il faut mentionner le fait qu’en 1994, le gouvernement abaisse
drastiquement le niveau de l’impôt sur le revenu dont la
progressivité est ramenée de 2% à 10%, cependant que les
revenus du capital ne sont taxés qu’à 5%, que les plus
values foncières et financières sont exonérées et que la
retenue à la source sur les intérêts des dépôts bancaires
ou les intérêts sur la dette en livre sont exonérés de tout
impôt. À la différence de ce qui se fait après toutes les
guerres, aucun prélèvement fiscal ou quasi-fiscal exceptionnel
n’a été opéré par l’État à la fin de la guerre pour
permettre de faire face aux charges exceptionnelles que cette
dernière entraîne au titre de la reconstruction des
infrastructures publiques, des capacités de production du
secteur privé, des pensions à verser aux victimes de guerre.
La tranche maximale d'imposition ne passe à 20% qu'en 1999, et la
TVA n'est introduite qu'au début des années 2000.
Faut-il s'étonner que le généreux Rafiq Hariri n'aide pas que
ses amis. Il s'aide aussi lui-même: la famille Hariri est
l'heureuse propriétaire du Groupe Méditerranée, qui compte
quatre banques – la Banque de la Méditerranée, la Saudi
Lebanese Bank, la Allied Bank et la Banque de la Méditerranée
Suisse. Fouad Sanioura, qui était le ministre des finances de
Rafiq Hariri pendant toutes ces glorieuses années de creusement
de la dette, dirigeait ce groupe bancaire. Il est par ailleurs
membre du conseil d'administration de la Arab Bank. Depuis qu'il
est Premier ministre, il est remplacé par Mohammed Ahmed Moukhtar
Hariri à la tête du groupe Méditerranée.
Résumé des épisodes précédents. L'État libanais, dont le
Premier ministre est Rafiq Hariri, passe commande pour de
pharaoniques travaux de «reconstruction». Le prestataire de ces
travaux, qui surfacture allègrement, est l'entrepreneur du BTP
Rafiq Hariri. L'État libanais décide d'emprunter de l'argent
pour payer ces travaux; pour cela, il rémunère à des taux
extravagants le secteur bancaire libanais, dont un des fleurons
est le groupe bancaire de Rafiq Hariri. Enfin, pour être certain
que l'État libanais sera obligé de s'endetter, le Premier
ministre Rafiq Hariri décide qu'il ne paiera lui-même pas plus
de 10% d'impôts sur le revenu, et que ses bénéfices industriels
et bancaires seront quasiment exemptés d'impôt.
Est-ce que ça n'est pas génial?
Bien sûr, autour de Rafiq Hariri gravite toute une nomenclature
politico-affairiste qui profite également du système. Et,
rappelons-le encore une fois, le ministre de l'Économie qui a réalisé
ces exploits était Fouad Sanioura.
J'invite vraiment le lecteur à consulter l'étude
de Charbel Nahas, déjà cité, c'est tout à fait
passionnant. Parmi les multiples éléments donnant à réfléchir,
il y a en début de texte un exposé de «Repères de l'histoire
financière». On verra que des événements économiques que
l'immense majorité des Libanais considèrent comme des
catastrophes personnelles (et nationales) étaient, déjà, une
bonne affaire pour quelques uns.
Ainsi de la terrible chute de la Livre:
L’effondrement de l’État libanais en 1984-1985 a été
rapidement suivi de l’effondrement de la monnaie nationale.
Les causes habituellement invoquées (déficits publics et
achats d’armes) pour expliquer cet effondrement ne sont pas
pleinement convaincantes, le niveau de couverture de la masse
monétaire en livres restait tout à fait honorable et la masse
des déposants n’avait pas encore acquis le réflexe dollar.
Les sorties de capitaux, dont ceux rentrés en masse durant les
deux années précédentes, y sont certainement pour beaucoup.
La crise de liquidité a trouvé un exutoire commode dans la dégringolade
de la Livre. Elle a permis d’éponger les déficits et les
pertes accumulés, ce qui a sauvé le secteur financier d’une
crise grave. Les transferts de
richesse qui se sont opérés à cette occasion ont été
massifs. De larges couches de la population ne s’en relèveront
pas.
[...]
En 1992, et suite à des soubresauts sur le marché des changes
qui ont fait passer le cours de la Livre de 840 Livres pour un
dollar à près du double, une nouvelle phase s’est ouverte.
Une manipulation financière majeure, dont les preuves directes
ne sont pas accessibles mais qui est clairement repérable à
travers les indicateurs indirects disponibles, a permis
d’amplifier, dans un deuxième temps, la dévaluation de la
Livre pour pouvoir ensuite la stabiliser à partir d’un cours
notoirement inférieur et avec des niveaux d’intérêts
notoirement supérieurs à l’équilibre du marché. Ainsi dopée,
la stabilisation de la Livre permettait de claironner une
victoire éclatante en l’attribuant à un sursaut de confiance
en Rafiq Hariri, elle
permettait aussi d’engranger des profits considérables au détriment
du Trésor public, l’afflux des capitaux ainsi attirés
permettait enfin de lancer un train inaccoutumé de dépenses
publiques.
[...]
En septembre 1995, [...] une
flambée généreuse des intérêts longs a pu appâter les
banques et attirer le placement de capitaux flottants
qui, au prix d’un déficit budgétaire record et d’un
alourdissement de la dette publique, a permis de trouver un
sursis au système.
Au début de 1997, la situation de 1995 se
reproduisait point par point, mais à des niveaux plus graves.
D’autant plus que les indicateurs macro-économiques ne
permettaient plus de continuer sur la lancée et l’année 1998
devait être une année d’austérité pour répondre aux
pressions fermes mais discrètes des instances internationales.
Il n’était plus possible de continuer suivant les mêmes
techniques. Il fallait innover. C’est ce qui fut fait.
L’apparence du jeu a été conservée mais la
configuration des joueurs a changé. Les banques libanaises, ou
du moins la plupart d’entre elles, ont consenti, contre
des avantages considérables en termes de bénéfices, à
assumer le risque croissant de l’Etat, non plus en Livres et
aux frais des déposants, mais en vrais dollars, elles
acceptaient de se placer en première ligne en cas de crise.
[...] Cela a permis au jeu dollar-livre de continuer à assurer
au Trésor le financement de ses besoins croissants, et aux
détenteurs de capitaux des rémunérations réelles alléchantes,
face à un risque techniquement limité.
L'ensemble du texte de Charbel Nahas est très intéressant,
souvent technique. Le système de prédation sur l'économie
libanaise réalisée par sa classe dirigeante est décrit en
conclusion, comme «une spécificité dont l'intérêt est d'être
générique»:
Le Liban est progressivement entré
dans une économie où la domination revient à la rente. Mais
la rente, étant par nature une relation parasitaire, ne
constitue pas un mode de production ou un système économique.
Elle correspond en réalité à un mode de pouvoir, elle est même
probablement le plus ancien et le mieux enraciné des modes de
pouvoir.
Voilà qui nous servira de conclusion.
|