Cher-è-s marcheurs,
Pleins de confiance, imposée par
l’évidence de la justesse de ce que vous entreprenez, vous,
les 1400 marcheurs, vous vous êtes préparés pendant des mois
pour aller à la rencontre des Gazaouis en ce premier
anniversaire de l’agression israélienne.
Derrière chacun-e
de vous, se tiennent des dizaines de personnes proches et
amis, qui savent, approuvent, soutiennent et attendent le
retour. Et derrière vous, des centaines de militants de
différentes associations autour du monde ont travaillé jour
et nuit à la préparation de la marche. Certaines de ces
associations n’avaient jamais travaillé ensemble, mais ont
appris à discuter, négocier, se coordonner, trouver des
points d’entente, et surtout à réfléchir aux besoins de
cette marche pour la liberté de Gaza, et à y tenir
fermement : il faut que ça réussisse, c’est ce que nous
pouvons apporter aux Palestiniens, c’est de cette façon que
nous maintiendrons l’espoir et que nous avancerons dans la
construction de la solidarité internationale. Tous sont des
bénévoles, et tous ne sont sûrement pas au même point de
connaissance des réalités politiques et du terrain.
En arrivant en Égypte, vous avez reçu votre
baptême du feu. Vous pensiez que les négociations
entreprises entre les organisateurs et les autorités
égyptiennes signifiaient quelque chose. Plus ces
négociations avançaient, allant aux détails de vos numéros
de passeports et de vols, plus cela vous laissait croire que
la marche se concrétisait et que vous pourriez être à Gaza
avec la fin de l’année. Il a même été négocié les jours et
heures de passage de chaque groupe, étalés sur les 27, 28 et
29 décembre. Tout a été transmis au ministère des affaires
étrangères égyptien, en toute transparence. L’objectif
n’étant que de passer via l’Égypte.
Or, entre-temps, le pouvoir égyptien s’est
trouvé face à des exigences qu’il espérait sûrement pouvoir
esquiver à cette date précise !
L’administration américaine a laissé filtrer
sa solution pour le « conflit du Moyen-Orient », dite de
« la Confédération sacrée », qui exclut l’Égypte de ses
plans et la prive de la manne qu’elle est supposée générer.
Car cette « Confédération sacrée » serait une entité qui
engloberait Israël, la Jordanie et l’État palestinien, avec
Jérusalem pratiquement internationalisée. Est-ce ce plan qui
a inspiré l’initiative suédoise reprise par l’UE qui parle
d’un État palestinien dans les frontières de 1967. Est-ce ce
plan qui inspire le premier ministre palestinien, Salam
Fayyad qui parle d’un « État palestinien dans deux ans », et
qui s’affaire à lui créer ses institutions dès à présent ?
Est-ce la bonne solution pour la Jordanie qui est effrayée
de se voir désignée comme étant la « Patrie alternative »
(idée israélienne souvent évoquée) : 30% des palestiniens du
monde entier y vivent, formant la moitié au moins de sa
population. Il y aura beaucoup d’argent pour faire vivre
cette confédération, et elle sera suffisamment entourée des
soins étasuniens pour la protéger des problèmes laissés pour
compte, notamment ceux liés aux confiscations de terres, aux
réfugiés, à la normalisation promise à Israël dans
l’ensemble du monde arabe…et à la négligence totale de toute
notion de droit !
Quoique ses chances d`aboutir soient très
peu probables, cette proposition rythmera les négociations
et les conférences des prochaines années. Mais elle
marginalise l`Egypte, tant sur le plan politique que
financier. Celle-ci en veut au président de l’Autorité
Palestinienne, Mahmoud Abbas, de concocter des propositions
de solutions dans son dos, et de ne pas lui montrer les
égards nécessaires. Elle en veut autant – sinon plus - au
Hamas d`avoir été intransigeant tout au long des
négociations pour l’échange des prisonniers, que conduisait
l’Égypte seule au départ, et d`avoir invité par la suite un
intermédiaire allemand pour garantir leur efficacité.
L`Egypte lui en veut aussi parce qu’il n’a pas voulu signer
l’accord de « réconciliation nationale » avec le Fatah,
qu`elle a préparé après beaucoup d’efforts. Tant d’occasions
manquées pour souligner et assoir la centralité de l’Égypte
(même si les détenteurs du pouvoir ne font aucune différence
entre le pays et leur propre personnes, qu`il s`agisse de
ces dossiers ou de tout). C’en était trop !
Il fallait donc prouver la capacité de
l’Égypte à être incontournable. Voilà que la mise en œuvre
du « mur renversé », imaginé par un ingénieur américain fou,
devenait une nécessité. Ça tombait durant l’anniversaire de
l’agression sur Gaza ? Tant pis !! Les travaux ont commencé
et une unité spéciale de la CIA les observe nuit et jour. Le
plan est diabolique, avec ses barres en acier qui crèvent le
sol, s`enfonçant à 30 mètres de profondeur, ses canaux
remplis par l`eau pompée à la mer. Plus ses détails sont
révélés et plus les autorités égyptiennes s`installent dans
la logique de la provocation : c’est, disent-elles, une
affaire de souveraineté ! Il était assez délicat de laisser
passer 1400 marcheurs à côté du chantier tandis que des
accrochages entre Palestiniens et policiers égyptiens ont
éclaté. Alors les responsables égyptiens disent non à la
Marche, comme au convoi « Viva Palestina » qui négocie
depuis des mois, après avoir réussi deux passages durant
l’année. Nous protestons ? Ils mentent, prétendant que nous
sommes désordonnés, et risquons de provoquer des troubles,
que nous sommes tendancieux et avons insulté la grande
Égypte, et patati et patata.
S’ajoute à cette première raison une
deuxième encore moins glorieuse : les autorités israéliennes
ne voient pas d’un bon œil ces « terro-touristes », comme
Israël a pris l’habitude de les appeler. Encore d’un moins
bon œil qu’ils viennent précisément à cette date briser le
siège de Gaza, et ajouter leurs voix aux condamnations
d’Israël qui fusent de toute part. Celui-ci ne laisse pas
passer vers Gaza des diplomates européens, alors pourquoi
attendrait-il de son allié moins que l’interdiction de la
marche ? Cela a été demandé, et entendu.
Netanyahou veut (il a déclaré que la visite
se faisait à sa demande) visiter le Caire aujourd’hui ?
C’est embarrassant à cause de ce fichu anniversaire, mais on
est entre adultes et on ne va pas être si susceptibles !
En aparté, des responsables égyptiens
parlent justement de ces énormes pressions dont le pays - en
fait le pouvoir – est l’objet. Mais, messieurs, ce pouvoir a
tout fait pour se libérer de l’autre pression qui aurait pu
équilibrer celle-là : la pression du peuple, et celle des
mouvements politiques. Vivent au Caire 17 millions
d’habitants, dont 11 millions dans les bidonvilles, sorte de
favelas sans aucune infrastructure qui encerclent la
capitale, et dans lesquels sévit une misère totale (le mot
est faible). Ce sont des populations en trop, auxquelles les
autorités ne pensent même plus, occupées qu’elles sont à
« construire l’essor de l’Égypte ». Cet essor-là est
visible : des blocs de « compound » (villes nouvelles
isolées par des murs de protection et des gardiens armés)
qui essaiment, occupés par les grandes multinationales
multiples et prospères, les grandes universités et écoles
privées, les supermarchés et magasins de luxe…et les
résidences des nouveaux riches, ministres compris. Le
pouvoir a aussi mis en place des forces spéciales de
sécurité : un million quatre cent mille policiers des
sinistrement réputées unités de la « Sûreté centrale » !!
Essentiellement massés dans la ville du
Caire, entrainés aux actions anti-émeute, et franchement
sans limites dans la violence (N.B. aux marcheurs : ce ne
sont pas eux que vous avez vus devant vos hôtels, qui vous
ont poursuivis ou molestés dans les rues). Aucune
manifestation n’est autorisée, aucun parti politique, de
gauche, libéral ou islamiste, n’est légalisé (à part ceux
qui prêtent allégeance au régime), les élections sont
manipulées et les éminents membres du « club des juges »
(une sorte de syndicat autonome) ont à maintes reprises
condamné les résultats truqués. Le Caire, magnifique, avec
ses milles minarets, ses vieux quartiers fatimides, ses
immeubles Renaissance italienne, est négligé et se délabre
de jour en jour. Les services publics de l`éducation, de la
santé, du transport, de l`habitat… sont délibérément
détruits : il ne reste plus rien du projet de réalisation de
soi, entrepris par Nasser, (avec tous les défauts qui l`ont
accompagné). Les prisons sont remplies, pas seulement de
militants politiques confirmés, mais aussi de paysans qui
protestent contre l’annulation de la réforme agraire,
d’ouvriers de la grande Mahalla qui protestent contre les
plans de privatisation, d`étudiants un brin libres dans leur
façon de penser etc, etc… Ce sont des régimes dépourvus de
toute légitimité, quelle qu’elle soit, qui s’installent
« hors sol ». La formule réussie pour maintenir le pouvoir
est celle de joindre les deux extrêmes : extrême pauvreté et
extrême violence. Et de compter sur le soutien
international, i.e. celui des États-Unis ! Ces régimes ont
construit un système global de gestion de la société,
reposant sur une répression très complexe et
ultrasophistiquée. Pour le pérenniser, et aussi pour
s’assurer que les secrets seront bien gardés, le président
actuel de l’Egypte voudrait voir son fils lui succéder. Ça
ne marche pas très facilement et ça crée des tensions. Alors
on se crispe encore plus !!
Chers marcheurs,
Durant votre séjour forcé au Caire, sans
vous en rendre compte, et surtout sans le vouloir, vous avez
agité l’eau de ce marécage. Les autorités égyptiennes
étaient très ennuyées par votre présence, ne sachant comment
s`y prendre, cumulant promesses, gaffes, et propositions
tordues. Mais vous aurez apporté un sourire de satisfaction
au cœur des gens « ordinaires » de l’Égypte, ceux qui vous
ont croisés ou ceux qui ont entendu parler de vous sur les
radios et les télévisions mondiales (car il y a eu des
reportages et tout les Égyptiens savent qu’il s’est passé
quelque chose ces jours-ci au Caire). Vous n’avez pas pu
réaliser votre objectif, mais vous avez essayé avec
détermination, et cela tout le monde l’a su : à Gaza, dans
le reste de la Palestine, et partout dans le monde. Ce que
vous avez fait est un début à l’élargissement de l’action
internationale de solidarité. C’était indispensable, la
lutte du peuple palestinien n’est pas entravée uniquement
par l’action négatrice et brutale d’Israël, mais aussi par
les complicités et l’aveuglement d’autres. Vous venez là
d’expérimenter un de leurs multiples épisodes.
Bonne année 2010, nous continuons !