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A Qualquilia, l'eau
coule en sanglots
Nadir Dendoune
Qalqiliya - Photo CPI
Mercredi 19 août 2009
Nadir Dendoune est journaliste indépendant. Durant son périple
en Israël et Palestine, il décrit ce qu’il vit et ressent.
Aujourd’hui : la Cisjordanie.
Il ne
dira pas son prénom, trop peur qu’ils viennent lui retirer le
peu qu’il lui reste. Il est né ici, à Qualquilia en 1930, une
petite ville au Nord-Ouest de la Cisjordanie, pratiquement une
vingtaine d’années avant la création d’Israël. Il n’a jamais
voulu partir.
D’une
voix douce et posée, il dit : « Même si je dois manger de la
paille et passer toutes mes nuits dehors, jamais je ne quitterai
ma terre ». Je le rencontre par hasard, par chance je dirais, je
me baladais le long du Mur, cette espèce de machin tout
dégueulasse, qui m’a rappelé cet autre truc dégueulasse que
j’avais aperçu au milieu des années 80 à Berlin. Il y avait un
beau jardin qui lui faisait face, les deux n’allaient pas
ensemble j’ai tout de suite pensé, la beauté et la cruauté.
J’ai vu
un vieillard assis sur les genoux, je l’ai vu ramper à travers
ses plantes. La scène m’a touché. J’ai tout de suite su que
j’avais affaire à quelqu’un qui avait perdu beaucoup. Il était
16h et la lumière faisait la radine, cachée par cette haute
« barrière de sécurité ». Je me suis approché avec une
inhabituelle timidité. Je tenais la caméra dans les mains. Je me
suis assis et il a commencé à me parler. De son histoire, qui
ressemblait à celles de milliers d’autres de ses frères, de mes
frères de Palestine. De ses souffrances, une vie à souffrir. Il
m’a tout dit, je le connaissais à peine mais il m’a tout dit. Il
m’a donné sa confiance, c’est comme si qu’il savait que j’allais
venir et m’a parlé avec une dignité de Seigneur. Je ne sais pas
comment j’aurais réagi à sa place. Il avait été jusqu’au collège
puis était parti travailler en Jordanie, une nécessité pour
nourrir les siens, avant de revenir chez lui quelques années
plus tard, son pays, sa famille lui manquaient trop.
Son
jardin est beau, je vous le jure, le vieil homme l’aime comme on
aime son enfant mais ses fruits manquent cruellement de lumière,
et d’eau, parce que l’amour ça suffit pas toujours. Ses fruits
bégaient, ils peinent à mûrir, ils peinent à grandir, ils sont
aussi dur que le Mur de la honte. Son verger aurait besoin
également de bras, mon ami a 79 ans et il s’occupe de tout, tout
seul. Il parle et tu ne peux pas interrompre quelqu’un qui te
donne autant.
Puis il
se tait, un long silence s’abat. Il sourit et pousse péniblement
sur ses bras pour hisser son corps vers le haut. Il se déplace à
l’aide de béquilles et se repère dans son jardin peau de chagrin
en tapotant les fruits qui pendent à ces arbres : je crois que
sa vue est partie en même temps que ses terres.J’ai envie de le
serrer dans mes bras, à la manière d’un fils qui retrouve son
père, parti au combat.
Je le
suis à bonne distance, avec pudeur. Il me montre avec fierté ses
grenades, me dit d’en apporter une avec moi, ce sont de beaux
fruits malgré tout, les raisins, eux, sont rachitiques, ils sont
ridés de partout. Je le regarde beaucoup, je regarde ses mains,
je croise son regard, c’est sûr : ce bonhomme a toujours été
courageux. Il a perdu un œil, une maladie, il n’en dira pas
plus. Il lui reste l’œil gauche. Il continue à vérifier les
plantes de son potager, marche d’un pas laborieux et rien qu’à
le voir, tu as les larmes qui te montent aux yeux.
L’eau coule en sanglots
Il
s’empare d’un tuyau noir pour arroser sa terre, l’eau coule en
sanglots. Il n’a pas les moyens d’en disposer davantage, l’Etat
d’Israël fait la pluie et le beau temps quand il s’agit de
l’approvisionnement de cette denrée essentielle. L’agriculteur
sourit beaucoup, tant qu’on vit et tant qu’on aime, tout va
bien. Un beau sourire de cinéma mais son œil gauche pleure. Je
crois qu’il revoit sans cesse ces terres qu’on lui a dérobé,
elles ne sont pas bien loin, elles vivent sans lui avec
tristesse de l’autre côté du Mur. Je le regarde lui dans son
jardin et je regarde le Mur. Les deux ne vont décidément pas
ensemble.
J’ai
envie de briser ce putain de Mur, j’ai envie de me battre avec
un soldat de ce pays qui me fout tant les boules, lui défoncer
sa tronche contre un rocher, le prendre par le col, et le
ramener chez ce vieil homme et qu’il regarde droit dans les
yeux. Je crois qu’Israël est allé trop loin, et qu’ils ne
pourront jamais vivre avec tranquillité. Si j’étais né en
Palestine…
Je vois revenir vers moi mon ami, il s’assied sur une sorte de table
qu’il a aménagée. Se lave les mains, le visage, et les pieds
plusieurs fois. Rituel du musulman. Il est prêt pour aller prier
à la mosquée. Son petit fils arrive. Une belle voiture. Pas
surpris de nous voir le gamin. Son grand-père est une star. Je
le connais pas tant que ça mais je l’aime profondément. Son
visage s’est rallumé, il s’en va rejoindre Dieu. Il sourit
beaucoup. J’avais raison, c’est un sourire de façade parce qu’il
finit par m’avouer : « Sans mon amour pour Allah, je crois que
j’aurais déjà tout abandonné ».
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© Journal L'Humanité
Publié le 20 août 2009 avec l'aimable autorisation de
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