Tunisie
Les Tunisiens
vivent-ils “Le Dernier été de la raison”
?
Mohamed Ridha Bouguerra
Jeudi 2 février
2012
Les Tunisiens
doivent décider s’ils vont se laisser
conduire vers une nouvelle dictature,
cette fois religieuse, ou bien s’ils ont
assez de nerf et de ténacité pour
imposer, au contraire, une Tunisie
moderne, libre, ouverte, tolérante et
démocratique.
Par
Mohamed Ridha
Bouguerra*
L’Histoire est, tout comme la
littérature, pourvoyeuse de leçons, il
suffit de la consulter dans les moments
critiques que vit une nation afin de
savoir sur quelle voie on est en train
de s’engager et vers quel destin
certains cherchent à nous orienter.
Les ‘‘chemises brunes’’ ou
‘‘noires’’, en Italie et en Allemagne, à
titre d’exemples, ne sont pas arrivées
au sommet de l’Etat en un jour. Les
fascistes et les nazis ont commencé,
d’abord, par semer progressivement le
désordre en ciblant certaines catégories
de la population, les communistes pour
les uns, les juifs pour les autres,
avant que le pouvoir ne leur tombe,
ensuite, entre les mains comme un fruit
pourri !
Manifestations à Tunis contre la
chaîne Nessma
Place nette
aux salafistes!
Cette pensée s’est imposée à moi
après avoir visionné la vidéo qui montre
l’agression subie, lundi 23 janvier, par
MM. Krichen et Redissi devant le
tribunal de Tunis. On y voit, à un jet
de pierre du siège du gouvernement,
quelques énergumènes qui prennent la
liberté d’insulter et de malmener des
citoyens sur la voie publique,
poursuivent impunément leur victime
jusque dans un poste de police et
repartent tranquillement sans être
inquiétés le moins du monde !
Le président de la République ainsi
que le Premier ministre ont beau
condamner ces agissements, le mal est
fait et l’impression qu’une minorité
active est capable de dicter maintenant
sa loi à tous commence à faire son
chemin dans une opinion chaque jour plus
inquiète !
La politique n’est-elle pas, selon la
formule consacrée, l’art de prévoir ?
Ces incidents n’auraient-ils pas pu être
évités par un déploiement préventif des
forces de l’ordre ? Pourquoi a-t-on pris
la décision de laisser place nette aux
salafistes ? Par imprévoyance ou
complicité ? Car, la liste des méfaits
de ces extrémistes s’allonge de jour en
jour. Indigne agression commise à
l’encontre du cinéaste Nouri Bouzid,
saccage du cinéma AfricaArt en juin,
saccage encore du domicile du
propriétaire de la chaîne Nessma TV à la
veille des élections du 23 octobre,
occupation de la faculté de la Manouba
depuis fin novembre dans une quasi
indifférence des autorités de tutelle,
sans oublier les incidents qui eurent
pour cadre Hergla cet été et Sejnane au
début de cet hiver… Autant dire que cela
commence à bien faire et que les
condamnations officielles ne suffisent
plus et n’apportent nul remède à une
situation qui ne fait qu’empirer et qui
risque de devenir incontrôlable dans un
avenir proche.
Des fondamentalistes prient au
milieu d'une manifestation
Préserver
l’intégrité physique des citoyens
Ce qu’il faut maintenant, et d’une
manière qui ne peut plus souffrir aucun
retard, ce sont des actes: arrêter les
coupables faciles à identifier grâce à
toutes les vidéos placées sur Facebook
et les traduire séance tenante en
justice. Toute autre attitude ne peut
être interprétée que comme un soutien
apporté aux fauteurs de troubles. Il y
aurait là encore un manquement flagrant
au devoir qui incombe aux autorités
chargées du maintien de l’ordre et de la
préservation de la paix civile et de
l’intégrité physique des citoyens.
Le gouvernement, les responsables
politiques et les autorités sécuritaires
et judiciaires sont sommés d’agir. Ils
seront un jour condamnés par les hommes,
sinon par l’Histoire, pour voir failli à
leur devoir…
Ici, avant de conclure, un détour par
la dernière œuvre de Tahar Djaout
(1954-1993), écrivain algérien
«assassiné par un marchand de bonbons
sur l’ordre d’un ancien tôlier», comme
l’écrit son confrère Rachid Mimouni.
‘‘Le Dernier été de la raison’’
(éditions Le Seuil, Paris, 1999), roman
inachevé et publié à titre posthume, est
axé sur l’intolérable immixtion du
religieux dans la vie privée et sur
l’ordre inquisitorial qui l’accompagne.
Le roman pourrait être résumé ainsi :
après la soudaine disparition de feu la
République, le récit imagine
l’instauration de la Communauté dans la
Foi, avec ses Frères Vigilants et ses
Thérapeutes de l’esprit. Plus de
séparation désormais entre vie privée et
vie publique d’où les contrôles de la
conformité des habits aux prescriptions
édictées par les comités de bienséance,
la vérification des liens de parenté
entre hommes et femmes occupant une même
voiture, la fermeture des librairies
comme celle que tenait Boualem Yekker,
le héros du roman, puisque, désormais,
le Livre remplace tous les livres et sa
lecture seule est autorisée car
suffisante.
Manifestations de fanatiques
religieux dans les rues de Tunis
Les détenteurs de la Vérité imposent
leur Loi à tous. Le doute n’a plus droit
de cité et devient même coupable.
L’uniformisation de la société amène
chacun à des concessions de plus en plus
mutilantes afin de mieux s’adapter au
nouveau moule. Les adolescents
endoctrinés renient leurs parents comme
ce fut le cas du personnage principal
que ses enfants ainsi que son épouse
quittent car le libraire, refusant de se
séparer de ses chers livres, se trouve
comme excommunié. Alors, sa vie, où les
exactions sont devenues quotidiennes,
devient un cauchemar permanent…
Signes
inquiétants et récit prémonitoire
Roman de politique-fiction ? Récit
prophétique ? Ou simple fiction grâce à
laquelle le romancier a cherché à
exorciser ses hantises au moment où
l’Algérie commençait à sombrer dans une
terrible guerre civile et religieuse ?
Une chose est sûre, il s’agit ici de
l’œuvre la plus sombre de Tahar Djaout,
marquée d’un pessimisme radical
qu’aucune lueur d’espoir ne vient
éclairer.
Alors, si vous n’avez pas encore lu
‘‘Le Dernier été de la raison’’, il est
urgent de vous y plonger et vous
comprendrez que l’agression subie par
MM. Krichen et Redissi, pour grave
qu’elle soit, n’est qu’un avant-goût de
l’avenir que l’on nous prépare !
Pouvoir de la littérature d’anticiper
sur la réalité ! Mais, n’est-il pas
encore en notre pouvoir de décider,
finalement, si nous allons, toute honte
bue, nous laisser conduire vers une
nouvelle dictature, ou bien si nous
avons assez de nerf et de ténacité pour
imposer, au contraire, aux fascistes
l’image que nous portons en nous d’une
Tunisie moderne, libre, ouverte,
tolérante et démocratique.
* Mohamed Ridha
Bouguerra, Universitaire.
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Publié le 2 février 2012 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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