Ha'aretz
Licence
poétique, place Rabin
Meron Benvenisti
Haaretz, 16
novembre 2006
www.haaretz.co.il/hasite/spages/788826.html
Version anglaise : www.haaretz.com/hasen/spages/788602.html
Les
remontrances faites par David Grossman lors du rassemblement à la
mémoire d’Yitzhak Rabin continuent de résonner et, le temps
passant, elles se transforment en une sorte de papier tournesol,
capable de déterminer l’appartenance de celui qui s’y réfère
– camp « national »
ou camp de « la paix »,
droite ou gauche.
Grossman
lui-même croit que « les
divergences d’opinion, aujourd’hui, entre droite et gauche ne
sont vraiment pas grandes », mais ce n’est pas comme
ça que l’on prend ses paroles dans les deux camps.
Bien
que les propos de Grossman soient loin d’exprimer des idées
radicales, la droite y réagit par un accès de fureur, en
s’irritant de ce qu’ils aient suscité un désaccord malvenu
dans un rassemblement devant raccommoder les déchirures. Les réactions
enthousiastes à gauche et le fait de décréter que les paroles
de Grossman sont un « texte
fondateur », montrent qu’il a réussi à exprimer les
sentiments du « camp
de la paix » et à définir de manière éclatante les
positions de celui-ci ; d’où leur portée, qui est
culturelle et sociale plutôt que politique.
Ce
qui ressort de ses paroles, c’est, de nouveau, l’existence des
« Akhouslim », les « vétérans-ashkénazes-laïques-socialistes-nationalistes »,
une notion forgée par Baruch Kimmerling pour désigner les
membres de la génération des fondateurs, qui ont coutume de
pleurer sur « ce qui
est arrivé au pays jeune et audacieux qui était ici »
(selon les mots de Grossman) et de recycler le fantasme qu’
« autrefois, avant
l’occupation », tout était bien.
C’est
là une nostalgie que les fils et filles de ceux qui ont vécu
dans les camps de transit ne partagent pas. Ce dont eux se
souviennent, ce sont les discriminations et les humiliations, et
ils voient dans la « paix » l’agenda du groupe des enfants des fondateurs, avec
ses dérivés. Les gens de la périphérie ne partagent pas non
plus le désespoir de Grossman pour qui « nous
avons même perdu l’espoir de jamais pouvoir vivre une vie
meilleure ». Seule une élite ayant perdu le goût de la
vie est capable de se vautrer dans ce désespoir qui est pure
complaisance envers soi-même et renvoi de la responsabilité sur
les autres, « ceux qui
dirigent Israël ».
Les
dirigeants sont « creux »
parce qu’ils sont « incapables
de relier les Israéliens à leur identité ».
S’attend-on à ce qu’Olmert – un manipulateur politique
arrivé par hasard où il est aujourd’hui – « ouvre
un nouvel horizon », apporte « des
fragments d’identité et de mémoire, et des valeurs fondatrices » ?
Où
est l’alternative de la gauche pour le leadership ? Il est
impossible de donner « un
sens quelconque à cette lutte humiliante et désespérante pour
la survie » quand on propage un message de « mollesse »
et d’ « impuissance ».
Et
toutes ces jérémiades, tellement en vogue dans les classes qui
ont le goût du bavardage, font suite à la guerre au Liban. Ce
n’est pas le fait en soi d’avoir si promptement glissé vers
une guerre superflue, ni le recours brutal à la force contre des
civils, qui a entraîné cette « crise
profonde », mais « les
défaillances dans la manière de mener la guerre ». La
gauche se joint ainsi à ceux qui se lamentent de la perte de
capacité de dissuasion et qui appellent à effacer
l’humiliation de l’échec, à se débarrasser des responsables
et à préparer Israël à une nouvelle série de combats.
Les
dirigeants du « camp
de la paix » ne se mettront pas à la tête du camp qui
est en train de se renforcer, et qui s’attache à la normalité,
refuse de se plier à un ordre du jour de préparation à la
prochaine guerre et de vouer un culte au Moloch de la « dissuasion ». Eux continuent de se réfugier à l‘ombre du
plan de paix classique, rebattu et anachronique, tenu pour
d’autant plus inévitable qu’il est moins pertinent –
« une paix par absence
de choix » comme dit Grossman : « cette
terre sera partagée, un Etat palestinien créé ».
Les
changements fondamentaux qui se sont produits depuis que ce plan
de paix a été formulé pour la première fois, il y a plus
d’une génération, n’éveillent aucun doute quant à sa
faisabilité, ni le fait que ce plan de paix soit passé d’une
formule d’accord à un moyen d’oppression et d’écrasement.
Tout n’est qu’affaire de « consensus
national » juif, comme si l’obstacle était intérieur,
entre Juifs. Et pour venir à bout de la résistance des
Palestiniens, on envoie Olmert, lui qui est « creux, procédurier, perfide », leur expliquer ce qui est bon
pour eux, par-dessus la tête de leurs dirigeants élus.
Dans
la réalité présente, alors que la notion même de « paix » est devenue subversive, le seul fait de la mentionner
à nouveau est susceptible d’être considéré comme un événement
retentissant, un texte fondateur. Mais il convient de prêter
attention à la passivité adoptée par le porte-parole du camp de
la paix : tout ce qui est exigé du combattant de la paix,
c’est de prêcher la morale à des dirigeants creux.
Où
est l’appel à se joindre à la lutte contre les injustices de
la clôture, l’étranglement des barrages, le blocus de Gaza,
l’assassinat de femmes et d’enfants, la destruction des
institutions de l’Autorité Palestinienne, l’expulsion de
familles palestiniennes auxquelles « manquent
des documents » ? Car enfin, seules ces questions
concrètes, parfaitement non héroïques, importent dans le tracé
d’une vie commune en terre d’Israël, et pas des « plans
de paix », objets d’une polémique stérile qui ne
fait que renforcer le statu
quo.
Mais
comment peut-on exiger de sortir de la passivité, si le
porte-parole ressent « combien
nous sommes près de perdre ce que nous avons créé ici » ?
Pareille licence poétique est interdite, même à un auteur
talentueux et a fortiori
au porteur d’un message politique. Nous sommes très loin de
perdre ce que nous avons créé ici, et le camp de la paix
commettra, de nouveau, une erreur fatale si elle laisse la droite
porter la bannière de l’optimisme et de l’espoir.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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