Opinion
Damas,
Hô-Chi-Minh-Ville, Marseille
Chronique : de « la lassitude », et de
la lucidité
Marie-Ange
Patrizio
7 septembre 2013, Marseille.
Depuis le début de l’agression contre
la Syrie, « nos envoyés
spéciaux
dans la région » faisaient leurs
« correspondances », en direct ou pas
avec leurs rédactions parisiennes
depuis…le Liban, la Turquie, la Jordanie, ou les « zones
libérées par les rebelles ».
Quelque chose a changé ces jours-ci, et, paradoxalement, au mépris de
toutes les menaces notamment de la France, nos reporters
français (et « occidentaux ») font
maintenant ce que font leurs collègues
depuis deux ans et demi : ils vont enfin
faire leur travail sur place, et jusqu’à
Damas. Au cœur de la « dictature ». N’y
aurait-il donc plus de « zones
libérées » ? Ou bien nos reporters se
sentent-ils aujourd’hui plus à l’abri à
Damas que chez les « révolutionnaires »
ou « rebelles » qu’ils allaient
jusqu’ici cordialement rencontrer,
interviewer, filmer dans les zones où il
faisait enfin bon vivre en Syrie ?
Au moment où toute la population syrienne –bien mieux informée que nous-
sait le sort qui lui pend au nez à cause
aussi de la contribution de ces mêmes
journalistes, nos envoyés spéciaux, haut
les cœurs, vont sur le terrain (ennemi).
Leurs correspondances sont encore très
peu détaillées ; ils n’ont plus leur
réseau d’opposants démocrates qui les
attendent et les informent ; et posent
pour la photo ou la vidéo. Au contraire
nous prévient-on, à demi-mot : ils ne
sont pas libres pour faire leur travail
(comme ils l’étaient, c’est logique,
dans les « zones libérées »).
On retiendra deux mots qui doivent absolument ponctuer ces jours-ci toute
correspondance de nos journalistes
patentés, depuis Damas : « le
fatalisme » – incorrigibles ces Arabes-
et « la lassitude ». Décrite par exemple
par Valérie Crova, enfin sortie de son
Beyrouth, ce matin à 8h au journal de
France Culture, qui traduit les propos
d’un jeune Damascène « parfaitement
anglophone » (ça l’arrange, elle ne
parle peut-être pas arabe) : « il dit ne
pas avoir peur des frappes qui
pourraient avoir lieu mais on sent
beaucoup de lassitude dans ses propos »…
J’avoue, malgré 40 années de pratique de psychologue clinicienne, ne pas
avoir senti cette « lassitude dans
les propos » de ceux qu’elle a
interviewés ; le contraire, même, mais
avec les propos et les demis mots, allez
savoir. Ou peut-être est-ce notre
Valérie Crova qui est lasse, pour garder
son poste, de devoir dire le contraire
de ce qu’elle voit et entend massivement
depuis des mois « dans la région », et
qui lui est confirmé de façon éclatante
depuis quelques heures à Damas.
On remarquera au passage la grande aménité des Damascènes à l’égard de
nos médias, dont ils savent très
exactement à quel point ils sont, depuis
mars 2011, les complices du mensonge et
de l’agression contre leur pays.
Comme nos reporters (je dis nos parce que c’est nous qui paye, comme
disait Coluche, et parfois indirectement
avec nos impôts qui ont d’ailleurs bien
augmenté cet été) ne donnent pas
beaucoup d’éléments sur la vie
quotidienne des Damascènes, je
rapporterai dans cette chronique ce qu’a
dit à
comaguer (comité
comprendre et
agir contre la
guerre, Marseille) notre amie et
camarade Ayssar Midani, à qui nous avons
téléphoné à Damas (émission de mardi 4
septembre, 15h, pour Radio-Galère, 88.4
à Marseille). Ayssar arrivait de la
piscine, une piscine municipale « bondée
de gosses, qui sont encore en vacances ».
Je résume ici mes questions et ses
réponses :
« les
rues sont toujours aussi animées, un peu
moins tard la nuit, les magasins
achalandés, les prix de plusieurs
denrées alimentaires de base (pain,
sucre, farine, thé, riz) sont bloqués
par le gouvernement (à un prix
accessible à tous), les services publics
fonctionnent (le gouvernement
syrien, contrairement à celui de la Jamahiriya libyenne, a
eu la sagesse de placer ses réserves en
Russie, m’a dit un ami syrien à
Marseille, et dispose donc toujours de
cet argent pour payer les
fonctionnaires).
- le carburant et l’électricité ?
Il y a des moments de pénurie, et des
coupures en fonction des attaques et
destruction des centrales électriques
–où de nombreux ingénieurs qui
réparaient ont été enlevés ou exécutés
sur place par les « révolutionnaires » ;
et pompiers tués quand ils allaient
éteindre les incendies (des citernes et
réservoirs de carburant). Mais en gros
ça fonctionne ».
Et en effet même notre Franck Genauzeau
n’a pas pu ne pas montrer les
embouteillages habituels dans Damas,
dus, d’après lui, aux check points qui
entravent la bonne circulation
habituelle ; check points que les
envoyés spéciaux de France2 sont navrés
de n’avoir pas pu filmer, suivis à la
trace par les sbires du régime qui les
empêchent de « faire leur travail »
indépendant et impartial.
De l’Ecole Charles de Gaulle, Damas, au
musée d’Hô Chi Minh Ville
Ce que ne nous ont pas dit non plus nos
reporters : « [Ayssar M. :]
mardi, l’Ecole française (Charles de
Gaulle
http://lcdgdamas.org/)
a
fait sa rentrée (les établissements
scolaires syriens ne rentrent que la
semaine prochaine). Grâce aux parents
d’élèves qui tiennent à ce que leurs
enfants continuent leur scolarité dans
cet établissement, et grâce à un ancien
proviseur, Michel Leprêtre, et aux
enseignants recrutés sur place
généralement, en contrats locaux ».
Voir aussi AFP :
« En deux ans, la France a fermé tous ses
établissements en Syrie, dont le Centre
culturel et l'Institut français du
Proche-Orient, pour marquer son
hostilité au régime. Interrogé par
l'AFP, le ministère français des
Affaires étrangères a confirmé que la
convention qui liait l'établissement
avec l'Agence pour l'enseignement du
français à l'étranger (AEFE) "a été
suspendue en novembre 2011
consécutivement à la décision du
ministère de fermer l'ambassade et de
rapatrier tous les agents de l'Etat
français en poste en Syrie". La
direction de l'établissement a de ce
fait été confiée à un ancien proviseur
du réseau à la retraite, et
l'homologation, gage de la conformité
aux programmes du ministère français de
l'Education nationale, reste en vigueur
(dieu merci, m-a p.)
"Si je suis ici, c'est que je suis
retraité et donc libre de mes
mouvements", dit à l'AFP le proviseur
Michel Leprêtre, 67 ans, qui a effectué
une grande partie de sa carrière dans le
monde arabe.
"J'ai le sentiment qu'en agissant ainsi,
je contribue à ce que dans l'avenir les
relations entre
la France
et
la Syrie
soient meilleures".
(http://fr.news.yahoo.com/syrie-lyc%C3%A9e-fran%C3%A7ais-damas-priv%C3%A9-subsides-survit-malgr%C3%A9-090007211.html ).
Des sentiments et actions comme on en attend de notre président et de son
gouvernement (défense, affaires
étrangères, culture, éducation nationale
etc.). Pas que pour l’avenir de nos
relations avec les Syriens. Maintenant,
et par exemple ici, à Marseille[1].
Et aux Etats-Unis ? Où tous les parents d’élèves savent quels risques
courent leurs enfants, en allant en
classe : de se faire assassiner, pas
seulement aux alentours des classes ou
sur les routes d’accès.
Dans les classes, de la maternelle
aux campus universitaires.
A propos des gouvernants qui donnent au monde entier des leçons
d’humanité, je diffuse ici, avec son
accord, le message que j’ai reçu hier de
Rémy Bernert, qui évoque un voyage
récent au Vietnam :
« Il
faut effectivement voir ce musée à
Hô-Chi-Minh-Ville, et l'ampleur des
horreurs commises par les soldats
américains. Si les responsables de
massacres de certains villages, comme My
Lai, on été "punis", c'est surtout du
fait de la médiatisation faite autour de
ces massacres à l'époque (mais
aujourd'hui, les mêmes journalistes
risqueraient la prison pour avoir
dévoilé ces massacres).
Nous avons été très surpris de voir
effectivement une confession de John
Kerry (avec sa photo, aucun doute, il
s'agit bien du même John Kerry)
indiquant que la section qu'il
commandait en tant que "jeune
lieutenant" avait massacré les habitants
d'un village du Sud Vietnam.
Mais ce même John Kerry apparaît aujourd'hui comme le président de
l'association pour l'amitié
américano-vietnamienne, association
fondée, apparemment, après 1995, c'est à
dire après la levée de l'embargo de 20
ans que les pays occidentaux ont fait
subir au Vietnam après la
réunification.
Encore un avatar de la NED ?
(http://fr.wikipedia.org/wiki/National_Endowment_for_Democracy,
m-a p. )
Je ne suis pas assez versé dans l'histoire des USA (j'ai lu le livre de
Howard Zinn) pour savoir avec précision
combien de dizaines (de centaines ?) de
traités le gouvernement étasunien a
signé avec les chefs amérindiens. Mais
je sais combien de ces traités ont été
respectés par ce même gouvernement :
aucun. Les responsables politiques de
beaucoup de pays devraient réfléchir
avant de faire ami-ami avec ces gens-là…
Ce qui est clair au travers de cela,
c'est l'hypocrisie du personnage de John
Kerry, ex-candidat à la présidence des
USA, et qui prétend donner des leçons au
monde ».
Merci.
« Sur
nos corps »
Autre chose, essentielle, que notre amie
à Damas nous a dite mardi, mais dont
aucun de nos journalistes n’a encore
parlé : des jeunes syriens se sont
organisés dans un nouveau mouvement
depuis l’annonce des frappes
« symboliques » ; prêts à faire des
chaînes humaines autour des sites
stratégiques et des édifices publics qui
pourraient être bombardés. Volontaires
comme bouclier humain, pour protéger
leur pays des agressions occidentales
qui, de ce fait, n’atteindront pas de
façon « chirurgicale » des « cibles
seulement militaires », mais se feront,
c’est le nom de leur mouvement : « Sur
nos corps ».
Dommage que nos reporters n’aillent pas
interviewer ces jeunes ; ça nous
changerait bien du fatalisme et de la
lassitude qui règnent, ici : où les
instituts de sondage nous calculent, en
points, les fluctuations –à la baisse
paraît-il, on se demande bien pourquoi-
du moral des Français.
Je joins à cette chronique deux emails
reçus ce matin (7 septembre) de Damas.
D’Ayssar, notre interlocutrice de
mardi, quelques photos en pièces jointes
(et un lien pour les arabophones[2])
prises hier soir à la « veillée de
résistance » sur le Mont Kassioun. Et
quelques lignes de D., rencontrée en
novembre 2011 à Damas, avec qui nous
avions parlé de psychanalyse, mère de
trois jeunes hommes et jeune grand-mère,
et avec qui, depuis, j’échange emails et
photos, des familles :
« Bonjour, mes parents vont bien,
mon père (qui
a plus de 80 ans, m-a p.)
ne veut plus quitter Damas, il préfère
mourir dans son pays et il a raison ; tu
as su pour Maaloula, la plus ancienne
commune chrétienne de la Syrie,chaque fois que je
montais là-bas j’avais l’étrange
sensation d’être au premier temps da la
chrétienté, le paysage est brut et il y
a quelque chose de magique, les gens
parlent le syriaque (mais surtout
l’araméen, me dit une autre amie
syrienne à Marseille)
; Joubhat al nosra (Front Al Nosra,
des « rebelles » qu’on est censé ne pas
aider parce qu’ils ne sont vraiment pas
présentables, m-a p.)
aidé par quelques habitants musulmans de
Maaloula, ont attaqué un barrage, tué
les militaires et quelques uns ont été
massacrés, ils ont crié par les
haut-parleurs « allah akbar, on vient
tuer les croisés »(sic),
les hommes ont envoyé les enfants, les
mères et les vieux en dehors du village,
et ils sont restés pour défendre leur
village, des jeunes gens de mon
arrondissement sont montés pour aider
les maalouliotes à défendre ce village,
mon amie R. (psychologue)
que tu as rencontrée avec moi est de
là-bas, hier elle a pris un taxi et est
montée chercher son frère, c’est
courageux de sa part surtout qu’elle a
eu 2 opérations du cœur, et cet hiver
une opération d’un disque lombaire.
Beaucoup de jeune sont montés a Kassioun
en chantant que l’ Amérique n’entrera en
Syrie et à Damas que sur leur corps,
c’est très émouvant, Damas existe bien
avant l’histoire, personne ne peut dire
vraiment depuis quand elle s’est
construite, le mythe dit que Sam pour
fuir la noyade a échoué sur cette terre
et depuis elle s’est appelée Cham,
d’ailleurs 7 villes sont enterrées en
dessous de Damas, on vaincra, tous les
envahisseurs se sont écrasés sur le
rocher de Damas, que Dieu nous vienne en
aide. Bisous. »
Je laisse « bisous » ? Oui, comme
trace ostensible de « fatalisme » et de
« lassitude »
derrière les propos des Damascènes…
J’ajoute que D. a une partie de sa
famille à Beyrouth, qu’elle est allée y
vivre quelques semaines à plusieurs
reprises depuis deux ans, quand la vie
était très dure à Damas ; mais c’est à
Damas qu’elle se sent le plus vivante,
et où elle choisit de rester
aujourd’hui.
Trotz Alleden ! comme disait Karl.
Je joins aussi à cette chronique
quelques photos que j’avais prises à
l’extraordinaire manifestation à
laquelle j’ai assisté, le 13 novembre
2011 à Damas (1 million de personnes au
moins, dit-on) ; des manifestants comme
ceux qui, hier soir, ont fait une
veillée de résistance au Mont Kassioun.
Je préfère diffuser ces images de vie,
du bonheur de résister et de lutter
ensemble, plutôt que les horreurs avec
lesquelles on essaie de nous terroriser
(et de nous tromper).
Chers amis, c’est pour eux que je vous
écris aujourd’hui. En espérant que ceux
qui le 13 novembre 2011, dansaient,
chantaient, riaient puis
s’immobilisaient pour saluer et chanter
l’hymne national (le salut dit romain
existait en Syrie avant les mouvements
nazis et fascistes qui l’ont adopté, et
n’a rien là-bas de l’idéologie que nous
lui corrélons ici) ont échappé aux
atrocités perpétrées par les
« rebelles » contre les jeunes conscrits
de l’Armée arabe syrienne ; ont échappé
à tous les attentats dans leur ville,
dont on ne nous a parlé que rarement
ici, et le plus souvent présenté
mensongèrement comme des attaques de
« résistants » contre les « édifices de
la sécurité du régime ("dictatorial,
tortionnaire" etc. voir Bernard Guetta,
Claude Guibal, JP Filiu etc.) : alors
que, ceux qui connaissent Damas le
savent, les bombes explosaient dans les
artères conduisant aux facultés à
l’heure du début ou de la fin des cours
(comme à Gaza). Faisant à chaque fois
des dizaines de morts et des centaines
de blessés invalides pour le reste de
leur vie.
Jeunes patriotes de Damas, à chaque
désinformation ici, j’espère que vous
n’avez pas été enlevés, violés,
torturés, massacrés, dépecés ou vos
cadavres mis en réserve, par nos alliés
« rebelles », pour être filmés et
exposés au moment opportun comme des
« victimes du régime qui bombarde (et
gaze) son peuple ». Et que vous étiez
hier soir (sans nos reporters ?) sur le
Mont Kassioun où, en arabe et en anglais
-vous savez qui paye et qui commande-
vous avez affiché l’exacte mesure de
votre lucidité : « vos
terreurs… nos corps ».
Merci à Ayssar Midani et D. (Damas), et
Rémy Bernert (Décines), pour leurs
contributions.
Post scriptum : Qu’est-ce que le jeune
manifestant, à droite sur la photo
Hymne national, a écrit sur sa joue,
et sur son bras ?
[1]
Les
Marseillais, nous sommes censés
vivre depuis deux jours dans le
« climat anxiogène » provoqué
par l’ « onde de choc »,
« l’électrochoc » (cf. Elise
Lucet journal de 13h, 6
septembre, sur France2) due au
règlement de comptes dans lequel
jeudi soir un ancien braqueur
(mais fils d’une « personnalité
marseillaise ») a été tué, dans
la rue. Réunion exceptionnelle
ce matin à la mairie, avec tous
les élus (élus avec quel
pourcentage de participation ?)
de la ville : Patrick Menucci
indique en sortant qu’à cette
réunion « assistait aussi le
président du Conseil Général
plusieurs fois mis en examen
pour association de
malfaiteurs ; et [que] « comme
disait ma grand-mère quand on
veut nettoyer un escalier on
commence par le haut ». Logique,
la grand-mère Menucci.
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