Dans
le plus brillant de ses essais, qui vient de paraître, cet
agrégé de Lettres et docteur d'Etat s'étonne plus que jamais de
ce que l'éducation nationale ait radicalement séparé
l'initiation à la lecture de nos grands écrivains de celle des
grands philosophes. Cette méthode a détourné l'attention des
lecteurs de Racine ou de Flaubert du spectacle des apories de la
condition humaine, alors que le génie littéraire a toujours
enfanté une vision philosophique et prophétique du monde. La
métaphysique des Kafka, des Shakespeare, des Swift ou des
Cervantès demeure à décrypter. Quant à la postérité
anthropologique de Balzac ou du Tartuffe de Molière, elle en est
à ses premiers pas.
René
Pommier a si bien compris les carences dont souffre un humanisme
européen amputé de la lecture précoce de Platon qu'il nous
explique depuis longtemps les tenants et les aboutissants de sa
pédagogie et le sens qu'il entend donner à ses méthodes de
décorticage de l'incohérence mentale de l'humanité en général -
celle que les philosophes observent depuis tant de siècles et
notamment un disciple de Descartes qui naquit en 1638, comme
Louis XIV et mourut, comme lui, en 1715 - un certain
Malebranche. On n'a retenu de ce malheureux que les raisons,
logiciennes seulement à demi, pour lesquelles un Dieu stupide
arrose les chemins en même temps que les champs : c'est que la
sagesse infinie du nouveau Jupiter procèderait par vues globales
- le ciel chrétien a été modelé à l'école du droit romain, qui
enseignait que de minimis non curat praetor. Aussi est-il
fort instructif de découvrir que ce philosophe, si sottement
qu'il fût demeuré accoudé à la piété de son siècle, ne s'en
révèle pas moins un analyste perspicace du désordre cérébral
dont souffre René Girard: "Pour devenir célèbre, les
inventeurs de nouveaux systèmes veulent être des novateurs, (…)
des inventeurs de quelque opinion nouvelle, afin d'acquérir par
là quelque réputation dans le monde ; et ils s'assurent qu'en
disant quelque chose qui n'ait point encore été dite , ils ne
manqueront pas d'admirateurs. (Malebranche, De la
recherche de la vérité, La Pléiade, Gallimard 1979, p.
230)
Comment vont-ils s'y prendre? "Dès qu'ils croient avoir enfin
découvert une théorie que leur paraît de nature à leur permettre
de parvenir à leur but, ils s'y attachent aveuglément (…). Ils
privilégient tout ce qui leur semble pouvoir, si peu que ce
soit, la conforter et ignorent superbement tout ce qui la
contredit de la façon la plus évidente et pourrait la ruiner
dans l'œuf. "Mais encore? "Lorsqu'ils ont une fois
imaginé un système qui ait quelque vraisemblance, on ne peut
plus les en détromper. Il retiennent et conservent très
clairement toutes choses qui peuvent servir en quelque manière à
les confirmer; et ils n'aperçoivent presque pas toutes les
objections qui lui sont opposées, ou bien ils s'en défont par
quelque distinction frivole." Comment vont-ils gérer le
trésor d'une gloire empruntée à ce point? "Ils se plaisent
intérieurement dans la vue de leur ouvrage et de l'estime qu'ils
espèrent en recevoir." Comment cela? "Ils ne s'appliquent
qu'à considérer l'image de la vérité que portent leurs opinions
vraisemblables. Ils arrêtent cette image fixe devant leurs yeux
, mais ils ne regardent jamais d'une vue arrêtée les autres
faces de leurs sentiments, lesquelles leur en découvriraient la
fausseté." (p. 120-121)
De
ce psychanalyste avant la lettre de l'esprit de système, René
Pommier va tirer une philosophie générale de la sottise: "Les
erreurs sont très fécondes, écrit-il, parce qu'elles sont
d'ordinaires grosses de beaucoup d'autres. L'erreur engendre,
hélas, beaucoup plus facilement d'autres erreurs que la vérité
ne fait découvrir d'autres vérités. Les idées fausses sont
comment les mauvaises herbes : elles prolifèrent rapidement. Les
sottises n'aiment pas la solitude." (p. 121)
2 - La philosophie
et la radiographie anthropologique de la sottise
Même
dans la presse quotidienne, la critique littéraire a cessé de
ridiculiser les mauvais auteurs - elle ne prend plus la peine d'
"éreinter" un ouvrage, comme on disait autrefois. En
revanche, Kierkegaard et Schopenhauer consacrent des centaines
de pages à ridiculiser la mythologie du concept dont Hegel a
fait le Paraclet de l'idéalisme christianisé, Nietzsche
s'attarde à tourner le rationalisme au petit pied de David
Strauss en dérision et Platon a rendu immortelles ses
réfutations dialoguées de la dialectique artificieuse des plus
illustres sophistes de son temps. C'est que l'enjeu de la
réfutation des Hippias, des Prodicos ou des Protagoras était
universel et il l'est demeuré. En l'espèce, l'ouvrage de René
Pommier pose rien de moins que la question de savoir ce que sont
devenues les croyances chrétiennes d'usage courant et l'athéisme
ripoliné des nouveaux sophistes sortis de terre soixante-dix ans
après le décès de Freud, un siècle et demi après celui de
Darwin, deux siècles et demi après celui de Voltaire et de
Diderot, pour ne pas remonter à Lucrèce ou à Epicure.
C'est dire qu'aucun débat ne se situe davantage au cœur de
l'histoire de la pensée mondiale - donc du devenir désespérant
ou réjouissant de l'embryon d'encéphale dont dispose notre
espèce - qu'une "critique des textes" métamorphosée, de
discipline scolaire et convenue qu'elle était en un instrument
de pesée ironique de l'intelligence du genre humain. Mieux
encore : à l'heure où les mythes religieux reviennent en force
dans la géopolitique, ils mettent plus que jamais en évidence
l'abîme qui sépare la réflexion de fond sur les mythes sacrés de
la description myope des pratiques cultuelles dont les peuples
et les nations accumulent les témoignages depuis des
millénaires. Il est précieux que des observateurs
stratosphériques de l'évolution de l'encéphale schizoïde de
notre espèce apprennent à diagnostiquer à l'aide de méthodes
iconoclastes les maladies ataviques ou récentes dont la boîte
osseuse des hommes et celle de leurs dieux souffrent de
conserve.
Sur
quels chemins encore à débroussailler de la connaissance
rationnelle l'anthropologie critique entend-elle interpréter les
efforts titanesques aussi bien de l'autel romain que des
propitiatoires des démocraties auto-idéalisées pour tenter de
protéger les théologies sacrificielles de la profanation de leur
véritable contenu doctrinal, c'est-à-dire de la mise en évidence
du rôle central que jouent les immolations sanglantes dans
l'histoire tout court comme dans l'histoire cultuelle de
l'humanité? Car elles se révèlent parallèles au point qu'elles
se donnent fidèlement la réplique.
3 - Le crayon rouge
de René Pommier
Il
se trouve que, depuis plus de trente ans, M. René Girard n'a
d'autre objectif que de tenter de guérir le christianisme du
meurtre de la messe, donc de retirer au Golgotha son rôle
d'offertoire sanglant de la foi, donc de priver le mythe de la "rédemption"
de son immersion dans l'assassinat payant, donc de métamorphoser
le "boucher obscur" de Pascal en un gentil marchand de
sucreries, donc de nier la rechute de la religion de
l'incarnation dans la trucidation récompensée d'Isaac et
d'Iphigénie, donc de retirer de l'autel de Jahvé ou du Dieu de
la Croix la victime ensanglantée et revendiquée depuis les
origines, donc confirmée par le Concile de Trente, donc réitérée
par le Catéchisme de l'Eglise romaine de 1992,
donc épaulée par l'Eglise orthodoxe et par tous les
protestantismes eux-mêmes, dont aucun ne va tellement loin dans
l'audace de ses sacrilèges qu'il irait jusqu'à nier le rôle de
victime sacrée que joue Jésus-Christ au sein d'une religion
fondée à la fois sur notre retour retardé au Paradis et sur le
paiement rubis sur l'ongle et de siècle en siècle à un créancier
insatiable du prix expiatoire de notre expulsion de l'Eden.
Le
crayon rouge du professeur de Lettres à la main, René Pommier
corrige minutieusement les copies en forme de dérobade du
théoricien de la "rivalité mimétique". Mais, dans le même
temps, cet ancien élève des Pères demande à la philosophie des
Turgot et des Condorcet de forcer la porte des sciences
humaines; et il supplie la raison d'aujourd'hui de souligner
sans relâche les trucages de textes, les faux sens délibérément
introduits dans l'interprétation édulcorante et ad usum delphini
de Flaubert et d'Homère, de Saint Marc et de Racine, de Proust
et de Molière. Quelle dissection que de soumettre une théologie
à la critique de l'escamotage girardien du sang des hommes et
des dieux, quel exercice chirurgical de la logique que
d'introduire le scalpel de la dialectique dans les jardinets de
Clio, quelle autopsie d'un culte inca dont le Dieu tueur se
prétend innocent!
4 - Le grand prêtre
du voilement de face à Gaza
Naturellement, une humanité suffisamment auguste par s'attacher
tout entière à détourner sa face du crime rédempteur qu'on lui
impute et qu'on lui réclame tout ensemble de là-haut, une telle
humanité, dis-je, refuse farouchement de regarder en face les
chromosomes du tartuffisme logés dans ses gènes et qui pilotent
sa politique et son histoire depuis des millénaires. Et comme il
se trouve que l'idole et les étals de la mort qui lui servent de
réflecteurs donnent désormais leur "hypocrisie effrayée",
comme dit Condorcet, en spectacle à Gaza, on comprend que René
Girard soit appelé à jouer sur notre astéroïde le rôle du grand
prêtre du voilement de face de la raison universelle et de la
pensée politique mondiale. Car la mappemonde ne saurait
s'atteler au devoir, par trop cruel, d'approfondir son
"Connais-toi". Songez donc que cette tâche-là appellerait notre
espèce à descendre, la torche d'Isaïe à la main, dans l'antre de
la bête qu'on appelle l'Histoire!
5 - Les Ponce Pilate
du christianisme
Je
n'entrerai pas dans le détail des montages auxquels s'exercent
les Ponce Pilate du meurtre sacré et qui permettent aux
officiants de l'offertoire chrétien d'"expliquer" un
sacrifice de sang afin d'en dédouaner le commanditaire divin. Je
préfère tourner le regard du lecteur en direction du miroir dans
lequel le Narcisse sacerdotal se regarde. Qu'en est-il de la
sacralité auto angélisée du clergé des idéalités de la
démocratie mondiale? Car si la civilisation des catéchètes de la
"liberté" distille un humanisme pour enfants de chœur, la
civilisation de la Justice aura besoin de se réfléchir dans le
miroir truqué d'un culte faussement délivré du meurtre qui
l'habite. Alors le nouvel évangile des "droits de l'homme"
de 1789 sera censé se laver de la souillure du rachat de notre
espèce par la mise à mort d'un innocent.
Si
je passe sans m'attarder - qu'on lise René Pommier - sur le
recensement des falsifications titanesques auxquelles il faudra
recourir pour s'exercer à ce lustrage , c'est donc afin de
tenter d'encadrer d'une modeste réflexion préalable
l'originalité de la démarche de notre iconoclaste, puisqu'il
s'agit, comme il est suggéré plus haut, de la révolution de la
critique française de textes qu'entraîne l'irruption dans les
écoles de la République des sacrilèges de la pensée logique. Il
apparaît alors que l'incohérence mentale dont témoigne la
croyance en la vertu thérapeutique du meurtre sacré débouche
toujours sur une cécité de nature inconsciemment politique, et
précisément sur l'aveuglement à l'égard des relations que
l'histoire entretient avec ses potences.
Certes, il peut arriver à notre blasphémateur de s'indigner
d'une mauvaise foi dont la pieuse friponnerie lui paraît trop
criante pour qu'il ne se frotte pas les yeux de surprise et
qu'il puisse se retenir de s'exclamer que les bras lui en
tombent ; mais le plus souvent il s'interroge tranquillement sur
les secrets universels de la trucidation dévote de l'autel dont
on sait, depuis Freud et Sartre, que la mauvaise foi demeure
largement cachée aux yeux des dévots tapis sous l'offertoire et
qui en usent la main sur le coeur. Exemple: "Les sottises
éveillent généralement chez ceux qui les profèrent une sourde et
lancinante inquiétude, très perceptible chez René Girard. Comme
nous avons pu le noter, il lui arrive assez souvent de
s'interrompre et de s'interroger sur la validité de ses thèses
et de ses analyses. Mais il surmonte vite ces moments de doute
pour se lancer à corps perdu dans de nouvelles divagations. Et
plus il accumule les élucubration, plus il se rassure en se
disant qu'il est impossible qu'il ait pu se tromper à ce
point-là. Hé bien si, c'est tout à fait possible et c'est même
comme cela que se construisent beaucoup de systèmes." (p.
121)
6 - Le " désir
mimétique "
En
réalité, la civilisation moderne a abouti à un degré tellement
irréversible de la spécialisation des têtes que des esprits
éduqués à l'école d'une discipline aux méthodes bien balisées se
montrent ensuite aussi étrangers à d'autres savoirs que les
scarabées à la démonstration du théorème de Pythagore.
Naturellement, ce phénomène extraordinaire se trouvera encore
accentué quand une idée fixe servira d'axe central à un
fanatisme cérébralisé et devenu doctrinal.
Voici quelques exemples d'encéphales miraculés par la candeur
doctorale - M. René Pommier les appelle "le peuple des
jobards" - qui suffiront à éclairer la question focale que
posera à l'anthropologie critique le miracle du refus
intellectuel d'une civilisation entière de décrypter les secrets
anthropologiques qu'illustrent les sacrificateurs aux mains
jointes. On sait que la doctrine centrale de René Girard est
celle du "désir mimétique" dont le dogme premier raconte
que tout être humain normalement constitué, donc, hélas, anormal
par nature et de naissance, ne désire jamais quoi que ce soit
spontanément et pour s'être mis à l'écoute de sa propre volonté,
mais seulement parce qu'un autre, que René Girard appelle "le
médiateur", désire le même objet. "Le vrai Dom Juan n'est
pas autonome; il est incapable de se passer des Autres…Cette
vérité est aujourd'hui dissimulée. Mais c'est la vérité de
certains séducteurs shakespeariens ; c'est la vérité du Dom Juan
de Molière." (p. 56)
Si
vous entendez mettre la main sur la preuve la plus irréfutable
de ce que seul le mimétologue girardien échappera à une fatalité
aussi universelle que celle de la dépendance du désir de chacun
du désir allumé par un autre, il vous suffira de lire la scène 2
de l'acte II où Don Juan se prépare à enlever une jeune fiancée:
"Le hasard me fait voir ce couple d'amants trois ou quatre
jours avant leur voyage. Jamais je ne vis deux personnes être si
contentes l'une de l'autre et faire éclater plus d'amour. La
tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de
l'émotion; j'en fus frappé au cœur et mon amour commença par la
jalousie. Oui, je ne pus souffrir de les voir si bien ensemble;
le dépit alarma mes désirs et je me figurais un plaisir extrême
à pouvoir troubler leur intelligence et rompre cet engagement
dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée." p.
24-25
René
Pommier commente la scène en ces termes: "Ce texte lui [à
René Girard] paraît manifestement tout à fait concluant. Il
ne semble pas douter un instant qu'il suffise à prouver que Dom
Juan ne saurait jamais désirer que des femmes déjà désirées par
un autre. Mais Dom Juan, lui, n'en est manifestement pas
conscient. Loin d'avoir le sentiment que ce qui vient de lui
arriver corresponde à sa "vérité", il y voit une bizarrerie
qu'il a du mal à s'expliquer et en souligne le caractère
paradoxal: "Mon amour commença par la jalousie". N'ayant pas lu
René Girard, Dom Juan pense, en effet, que la jalousie est
beaucoup plus volontiers la conséquence que la cause de l'amour.
C'est apparemment la première fois que pareille chose lui
arrive. D'ordinaire il lui suffit de voir une jolie femme pour
la désirer." (p.25)
Du
reste, s'il avait fallu démontrer aux spectateurs du XVIIe
siècle que Dom Juan était coureur en diable, il suffirait de
lire la suite dans Molière: "Je ne puis refuser mon cœur à
tout ce que je vois d'aimable; et dès qu'un beau visage me le
demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous",
a-t-il confié un instant auparavant à Sganarelle à qui cet aveu
n'a certainement rien appris. Et apparemment, il en est toujours
ainsi, comme on peut le constater à la scène 2 de l'acte II où,
apercevant Charlotte, il dit à Sganarelle: "Ah ah, d'où sort
cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de plus joli,
et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l'autre ?
" Notons que Dom Juan ne sait alors encore rien sur Charlotte,
et qu'il ignore notamment qu'elle est fiancée à Pierrot. Le
désir qu'elle lui inspire est évidemment immédiat dans tous les
sens du mot. Et il en est de même de tous les amoureux de
Molière." (p. 25)
7 - De la " rivalité
mimétique " au sacrifice
La
relative longueur de cette citation remplace toutes les autres
dans la démonstration de ce que la raison ordinaire du genre
humaine peut se révéler un hurluberlu et que rien ne l'arrête
alors dans le saugrenu, le rocambolesque et le farfelu.
Mais
pourquoi René Girard a-t-il besoin de nier toute autonomie du
désir? Fort simplement parce que ce postulat est indispensable à
l'"explication" de la "rivalité mimétique":
il faut bien que toute l'humanité soit censée désirer les mêmes
objets pour qu'elle se trouve plongée dans une marmite en
ébullition. Alors seulement notre espèce montera comme le lait
sur le feu, ce qui fera fatalement déborder tout le contenu du
récipient. Mais où René Girard veut-il en venir avec son
pot-au-feu? Au sacrifice religieux : afin d'éviter l'explosion
perpétuelle des désirs en rivalité entre eux, les sociétés
humaines vont se choisir un gentil "bouc émissaire", dont
elles fleuriront les cornes au besoin, tellement elles se
montreront reconnaissantes à la bête saintement égorgée de
servir d'exutoire passif à leur violence mal contenue.
Pour
comprendre en anthropologue l'erreur dans laquelle René Girard
s'est laissé entraîner et qui l'a conduit à confondre
l'esprit d'imitation, qu'il appelle le mimétisme,
avec le grégarisme viscéral dont l'humanité se trouve
affligée - cette tare se manifeste déjà chez les chimpanzés - il
faut rappeler que la vassalité cérébrale d'Adam s'exprime sous
trois formes principales du panurgisme atavique , mais non
universel dont souffre notre espèce. La première a été démontrée
il y a plus d'un demi-siècle par Stanley Milgram : cet
anthropologue a imaginé d'expérimenter sur le vif la puissance
de persuasion automatique, mais relativement riche en
exceptions, qu'exerce le respect inné de l'autorité sociale et
du pouvoir hiérarchique. Je rappelle la méthode de démonstration
ingénieuse que ce Swift des sciences humaines a imaginée à
Lilliput. Sous couvert de tester en laboratoire l'ampleur et les
limites de notre faculté de nous mettre en apprentissage, ce
Gulliver a mis en scène des acteurs censés recevoir des
décharges électriques d'intensité croissante de la part de
laborantins chargés de châtier à distance leurs erreurs d'élèves
doués ou de cancres invétérés. Les vrais cobayes n'étaient donc
en rien les faux apprentis, tous de mèche, mais les honnêtes
salariés chargés d'appuyer sur les boutons et qui croyaient
déclencher des cris de douleur d'intensité proportionnée au
voltage qu'ils administraient aux victimes - et cela jusqu'au
trépas simulé de ces derniers. Le chef du laboratoire n'était
autre que Stanley Milgram, dont la blouse de médecin et la barbe
doctorale impressionnaient suffisamment les smicards de la
torture pour qu'ils accomplissent leur travail sans état d'âme
et avec autant de conscience professionnelle et de minutie que
le prisonnier du goulag que Soljenitsyne a mis en scène dans
Une journée d'Yvan Denissovitch ou Kafka dans
La Colonie pénitentiaire.
L'expérience vient d'être reprise dans un jeu télévisé, mais non
plus afin de démontrer le mécanisme fondateur des sociétés
humaines, mais seulement pour illustrer la vanité télévisuelle,
ce qui, à l'instar du sacré, préserve le public de tout regard
sur l'essentiel.
8 -
L'expérimentateur du panurgisme
La
seconde source du panurgisme humain s'inscrit dans la
continuation logique de la première: si vous lisez la
Correspondance entre Erasme, alors réfugié à Fribourg la
catholique et Amerbach, grand juriste demeuré à Bâle la
protestante, vous découvrirez que la municipalité de la ville
laissait plusieurs mois à la libre réflexion des fidèles du
culte romain pour qu'ils reviennent à la raison et au plus
simple bon sens par le chemin de leur entendement naturel,
notamment au chapitre crucial de la doctrine de la
transsubstantiation eucharistique. Amerbach est terrifié :
comment serait-il possible de soumettre à une pesée personnelle
la doctrine du Saint Siège, écrit-il au grand humaniste, selon
laquelle le pain et le vin de la messe se changent effectivement
en molécules de chair et de sang sur l'autel par l'effet
miraculeux des paroles de la consécration que prononce
l'officiant, puisque Jésus-Christ a expressément déclaré à ses
disciples: "Ceci est mon corps, ceci est mon
sang". Si la parole d'un homme hissé au rang et à l'autorité
du "fils de Dieu" est nécessairement infaillible par nature et
par définition, comment celle de son supérieur hiérarchique, une
divinité omnisciente et dont les écrits se trouvent dûment
consignés dans ses saintes écritures ne le seraient-elles pas
encore davantage, tant par nature que par définition?
Erasme ne saurait suggérer à Amerbach que le pain et le vin
seraient des offrandes végétales parce que particulières aux
civilisations demeurées bucoliques, donc étrangères aux conflits
armés des civilisations plus développées, de sorte qu'il a fallu
demander à des prémices agricoles de se métamorphoser
symboliquement en chair et en sang d'une histoire désormais
armée jusqu'aux dents. Au contraire, l'auteur de la Ratio
verae theologiae oublie subitement toute sa théologie
des métaphores et des signes pour encourager vivement Amerbach à
tenir bon et à défendre la lettre des textes, parce que,
écrit-il maintenant, si l'on cède seulement d'un pouce sur la
doctrine catholique, l'hérétique poussera son avantage au profit
de son raisonnement et ne tardera pas à vous entraîner plus loin
dans sa logique de l'impiété, de sorte que, de fil en aiguille,
vous ne saurez plus où vous arrêter sur ce chemin ; et bientôt
il sera trop tard pour organiser une résistance efficace aux
schismatiques.
René
Girard semble ignorer que plus une société est close sur ses
rituels et ses dogmes, comme disait Bergson, plus elle hait
l'individu différencié et singularisé à l'école de sa raison.
Toute société religieuse est un corps spongieux. A ce titre,
elle est dirigée par une caste armée d'une excellente mémoire et
suffisamment décérébrée non seulement pour répéter
impeccablement et de génération en génération un savoir
traditionnel devenu héréditaire, mais douée pour l'expression
rhétorique du psittacisme catéchétique, ce qui lui permet d'en
présenter de siècle en siècle la doctrine comme le ciment
cérébral et psychique des brebis d'un propriétaire mythique.
9 - Les moutons de
la peur
La
troisième voie du grégarisme et du panurgisme congénitaux à
l'espèce humaine n'est autre qu'une capacité de convaincre
nécessairement liée à la force politique, donc à la peur qui lui
demeure fatalement attachée. Il suffit de lire les Lettres de
Cicéron à Atticus pour observer à la loupe et quasiment jour
après jour les basculements successifs des Romains, et d'abord
de Cicéron lui-même du côté de César ou de Pompée depuis le
franchissement du Rubicon de l'un jusqu'à la bataille de
Pharsale qui allait conduire à l'assassinat du second en Egypte.
Ce n'est évidemment pas la "rivalité mimétique" qui a
dicté ce va-et-vient, sinon la clé de l'agglutinement constant
des Etats européens à l'empire américain depuis 1945 serait
cachée dans le coffret de la politologie girardienne. Face à une
puissance qui fait l'histoire, la tentation des faibles est
grande de ne pas s'isoler sur la planète, donc de participer
activement à une attraction vassalisatrice générale.
L'assujettissement des peuples ne découle nullement de leur
besoin congénital de se mimer inconsciemment les uns les autres,
mais de la crainte qu'à s'en aller camper sur l'île déserte
d'une souveraineté isolée, on y mangera le pain amer de la
solitude. L'érémitisme souverain est l'héroïsme des hommes de
génie, non de la politique.
On
voit que la fonction girardissime du mythe girardien est
d'insérer dans l'histoire un mécanisme mimétique qui sera censé
fonctionner tout seul, donc innocemment, de sorte que son
automatisme permettra aux Etats de jouer au Ponce Pilate de leur
destin face à une prétendue fatalité de leur cécité. Ce ne sera
pas délibérément, donc en coupable, que l'humanité arborera le
masque sacré qui l'absoudra de se rendre aveugle à son propre
sort, mais en application d'un verdict du dieu nouveau du
pardon, la "rivalité mimétique".
10 - Le récitatif
théologique
On
sait que Gabriel Tarde (1843-1904) a observé le premier
l'inégalité de la "faculté d'imiter" dont font preuve les
peuples et les nations, et notamment les Gaulois, qui s'étaient
rapidement initiés aux méthodes de guerre des légions de César.
Du dernier sociologue pensant - il a été remis à l'honneur par
Gilles Deleuze et par d'autres philosophes - il faut retenir
La Criminalité comparée (1890), La Philosophie
pénale (1890), Les Lois de l'imitation (1890),
Les Transformations du droit. Étude sociologique (1891),
Monadologie et sociologie (1893), La Logique
sociale (1895), Fragment d'histoire future (1896),
L'Opposition universelle. Essai d'une théorie des contraires (1897),
Écrits de psychologie sociale (1898), Les Lois
sociales. Esquisse d'une sociologie (1898),
Psychologie économique, (1902), L'Opinion et la
foule (1901)(réédité en 2006).
Mais
René Girard obéit à une ambition tout autre et qui rend
hallucinante la "rivalité mimétique", celle de
métamorphoser l'histoire profane de la planète entière en une
succession de sacrifices masqués et tous supposés de type
proprement religieux, alors que le terme de "sacrifice"
compénètre le langage courant dans un sens banalisé et nullement
cultuel : on parlera d'un sacrifice d'argent, par exemple ou du
patriotisme comme l'expression de "l'esprit de sacrifice"
des citoyens.
Le
sacrifice à la patrie sur les champs de bataille n'est pas une
immolation dûment encadrée par une Eglise; mais chez René
Girard, le besoin doublement impérieux de soustraire non
seulement le christianisme à son statut naturel de religion
immolatoire classique, mais de l'absoudre du retour subreptice
au sacrifice humain dans son sein, ce double besoin, dis-je,
métamorphose en un sacrifice prétendument religieux et
secrètement sacerdotal le meurtre de Jean-Baptiste, le vilain
tour joué au cyclope dans Homère ou la ruse d'Esaü.
Naturellement, à ce compte, impossible de ne pas mettre
systématiquement les massacres de septembre, l'exécution de
Louis XVI ou la Grande guerre sur la liste des sacrifices
cultuels proprement dits. Mais l'anthropologie critique entend
observer les sacrifices dans leurs ramifications politiques
"naturelles", et cela jusqu'au cœur du temporel désacralisé des
Etats modernes. Le sacrifice de Gaza, par exemple, n'est pas
balisé par un clergé endoctriné de sacrificateurs
professionnels, l'Eglise des démocraties n'est pas enclose dans
l'enceinte d'une prêtrise affichée . Et pourtant, Gaza illustre
la dimension immolatoire de l'histoire universelle et de la
politique simiohumaines, et cela précisément parce que le rite
s'est inconsciemment immergé dans les pratiques congénitales à
la guerre.
A ce
titre, le sacrifice endémique renvoie à son origine
psychobiologique, donc antérieure à sa mise en scène sur
l'autel. C'est que les offertoires sont nés des carnages purs et
simples, non de la religion, qui leur servira seulement
d'habillage cosmologique tardif et de parure mythologique.
Quand la pensée théologique entre en scène, cette couturière de
haut vol théâtralise les exploits du glaive. Iphigénie se trouve
immolée par anticipation, si je puis dire. Elle sera chargée de
payer d'avance un tribut de sang à "la guerre" en cours,
et cela bien avant que les conflits armés se fussent incarnés en
un personnage mythologique sous les traits du Dieu Mars. Les
Célestes n'apparaissent dans leur rôle d'acteurs effectifs de
l'histoire que longtemps après le lever du rideau qui changera
l'histoire en un théâtre, donc en un spectacle intéressant à
regarder. C'est à titre préjudiciel qu'on commence par fournir
aux épées une portion du sang qu'elles vont faire couler. On
rassasiera a posteriori l'acteur divin censé être monté sur les
planches. On nourrira l'idole qu'on aura mise en scène sur le
théâtre du sacré devenu événementiel, donc racontable on
cérébralisera les prélèvements de la mort dans un cosmos enfin
devenu lisible à l'école du récit épique.
11 - Le génie de
Chateaubriand
Chateaubriand a compris ce point décisif avant tout le monde.
Dans Le Génie du christianisme, il a pris deux
siècles d'avance sur l'anthropologie encore en gésine de notre
temps. Les religions, écrit-il noir sur blanc, sont nées du
sacrifice et non les sacrifices des religions. C'est pourquoi,
ajoute-t-il, il ne s'occupe que de "théologie poétique".
Au
Moyen Age, la théologie chrétienne fondait la doctrine du "rachat"
- donc du salut et de la rédemption par l'assassinat sacré - sur
le paiement d'une gigantesque rançon que Dieu aurait versée au
diable à la suite de la défaite militaire de l'humanité tout
entière sur le champ de bataille du péché. Le droit
international de l'époque édictait que le vaincu acquitterait un
lourd tribut à son ennemi victorieux afin que la déconfiture de
ses armes entraîne un châtiment. Le montant en demeurait à
débattre entre les adversaires ; et c'était en toute légalité
que le Créateur du cosmos, ayant dû capituler sur le terrain
s'était vu contraint de déposer une réparation titanesque entre
les mains de Lucifer - celle de son fils unique.
Afin
de réfuter des conditions de paix aussi draconiennes
qu'inévitables, saint Anselme, archevêque de Cantorbéry
(1033-1101) avait fait valoir que les deux combattants n'étaient
pas également légitimes et que la souveraineté du guerrier
céleste se trouvait injustement abaissée par des tractations
militaires aussi triviales. Dieu ne pouvait se voir soumis à des
négociations humiliantes avec un tiers qui lui imposerait une
capitulation honteuse et sans conditions.
Il
était impérieux de changer l'interprétation officielle de la
chute de l'humanité tout entière dans la géhenne du péché
mortel. Aux yeux de l'anthropologie critique, la réponse de
l'Eglise à ces difficultés théologiques est aussi révélatrice
que les apories intellectuelles antérieures: on sait que
l'énormité du tribut imposé à titre coercitif au nouveau Jupiter
en vertu de la logique interne du mythe n'a pas permis de
changer la méthode même de calcul du capital et des intérêts de
la rédemption rançonneuse, ce qui a conduit à la construction
cosmologique selon laquelle la gravité des offenses serait
désormais proportionnelle à la majesté et à l'omnipotence de
l'offensé, de sorte qu'il fallait livrer le "Fils" à la
potence du Golgotha et non au Diable, en raison du caractère
irréparable par nature du sacrilège commis par Adam.
12 - Anselme et la
simiohumanité de Dieu
On
voit à quel point la méconnaissance du sens et de la portée de
l'ordre chronologique qui préside à la généalogie du sacré
interdit encore aujourd'hui aux historiens des religions de
comprendre le sens anthropologique inaugural des mutations
internes auxquelles la théologie chrétienne de la mise à mort de
la victime de l'autel a servi de théâtre au cours des siècles.
Car le refus girardien de toute analyse psychogénétique du sens
politique et historique de l'évolution théologique du mythe
chrétien a conduit à une cécité de nature à rendre Clio muette
sur le fond.
C'est pourquoi saint Anselme occupe un carrefour stratégique
qu'il convient de mettre en évidence dans l'interprétation du
devenir de la simiohumanité de Dieu lui-même: car à partir de ce
théologien-clé, c'est l'infini même dont l'idole se trouve
investie qui s'échine à nourrir le calcul du montant de la
dette: Anselme est l'inventeur de la preuve de l'existence de
Dieu par l'impossibilité de l'affliger de la tare qui rendrait
acceptable l'hypothèse de son inexistence. On lui doit d'avoir
forgé "l'inconcevable" sur le modèle des mathématiques,
qui rejettent l'axiome selon lequel deux plus deux pourraient
faire cinq, ce qui permettra à Descartes de proclamer que le
concept pur de montagne ne saurait se passer de celui non moins
pur de vallée.
Et
pourtant, ce théoricien du type de projection mentale dans le
néant que réclame toute prédéfinition cohérente d'une divinité
transcendante au monde est également le logicien du
filioque, c'est-à-dire le théologien de la rationalité
interne du mythe de l'incarnation, lequel exige que le Christ
soit déclaré l'égal de son Père jusque dans l'ordre de "l'esprit",
donc du "souffle divin" qui inspire la Trinité tout
entière. On assiste à l'explosion cérébrale dans le vide du
mythe tricéphale de la Trinité, explosion parallèle à sa course
vers l'infini - mais ce va-et-vient ne parvient pas à prendre la
relève de l'anthropomorphisme précédent; on n'aboutit qu'à
rendre plus tentaculaire qu'auparavant la pieuvre d'un sacrifice
de sang qui échoue à se colleter avec l'immensité et avec
l'éternité.
On
voit que la théologie du fondement guerrier du sacré ne fait
jamais que changer de forme et de figure au cours des siècles et
que le girardisme est le gardien du temple qui entend interdire
aux sciences humaines de demain de descendre dans l'abîme
anthropologique du sacrifice.
13- L'immolation de
Gaza et l'avenir des sciences humaines
Si
le sacrifice est né de la guerre, donc du meurtre, on comprendra
"l'immolation de Gaza", tellement cette ville se trouve
réellement placée sous le couteau pourtant symbolique des
démocraties sacrificatrices; car c'est effectivement,
donc en actrices ou en complices que ces dernières assistent à
la mise à mort d'une Iphigénie métaphorique.
Bien
plus: quelle est la véritable portée anthropologique du rinçage
et du lustrage d'un christianisme que son voilement de face
sacerdotal soustrait artificiellement au spectacle du meurtre
sacré que ritualise le sacrifice de la messe? Il s'agit
d'enfouir dans les profondeurs de l'inconscient de l'histoire
l'offertoire de la mort que l'humanité est à elle-même. Pourquoi
cela? Parce qu'il s'agit non seulement de tenter d'effacer du
champ de la lucidité politique le spectacle de l'autel intérieur
qu'on appelle Gaza, mais de le dissoudre, comme il est dit plus
haut, dans une indistinction faussement innocente, afin de
permettre aux fleuristes de la "conscience universelle"
de continuer de joindre les mains pour la prière et de lever les
yeux au ciel des cierges et des ex-votos. L'ultime triomphe du
tartuffisme simiohumain arrache la potence plantée au cœur de
l'histoire du monde, afin que les dévots se rassurent à
conserver le trésor de leur séraphisme au milieu des ruines du
christianisme réel, celui qui met en évidence un gibet aussi
hypocritement qu'obstinément angélisé.
Le
sacrifié réel sur l'autel girardien sera donc la science
politique elle-même en tant que discipline autrefois
relativement réflexive et maintenant livrée aux ressources d'une
cécité démocratique pieusement volontaire; car il faudra
recourir à un sacrificium intellectus de forte taille - celui
d'une falsification délibérée du christianisme théorisé,
intellectualisé et calqué sur l'histoire réelle - pour qu'une
discipline vieille comme le monde, la politique, se trouve
purement et simplement effacée du champ des savoirs rationnels,
et cela à seule fin, redisons-le, de permettre au christianisme
officiel, donc meurtrier à titre doctrinal, de renoncer à se
présenter pour une religion dont la profession de foi ecclésiale
qui la définit depuis deux millénaires se croit salvifique,
précisément parce que sacrificielle.
Mais
comment nier qu'aux yeux du Saint Siège il s'agisse
nécessairement d'un culte dans lequel le croyant présente à son
idole une offrande pieuse parce que sanglante à son idole,
comment nier que tout cela se trouve consigné noir sur blanc au
cœur de la dogmatique d'une Eglise dont toute l'éloquence de la
chaire se fonde sur un "rachat" pathétique de l'humanité
sous le couteau d'un sacrificateur-rédempteur. Pour fonder la
doctrine sur la vengeance du ciel, il faudra qu'il ait été
offensé le plus cruellement possible - sinon on ne serait pas en
mesure de s'accorder toutes ses grâces en retour. On voit
comment l'inconscient du mythe du meurtre sacré nourrit la
politique anselmienne de l'infini et comment elle échoue à y
loger les empires infernaux.
14 - La sauvagerie
de l'idole
Nous
voici donc brutalement renvoyés à l'examen du ressort central de
la politique. Qu'est-ce que le "péché originel", sinon le
sacrilège de la désobéissance? Qu'est-ce que le crime de
lèse-majesté le plus irrémissible, sinon un outrage mortel à un
souverain omnipotent et au couteau entre les dents? Y a-t-il
rien de plus politique que le défi à une autorité terrorisante
et dont l'enfer n'entend pas se laisser bafouer? Même Henri
Bergson écrit que "le sacrifice est une offrande destinée à
acheter la faveur de Dieu ou à détourner sa colère"
(C'es moi qui souligne).
On
cachera soigneusement aux regards de la candeur pieuse que le
prix d'achat est proportionnel à la sauvagerie de l'idole. Roger
Caillois expliquait trop gentiment la nature de l'offrande
dévote - il s'agit de rendre faussement irénique l'oblation
sanglante à une divinité sanglante à souhait. "L'individu
désire réussir dans ses entreprises, écrivait-il, ou
acquérir des vertus qui lui permettront la réussite, prévenir
les malheurs qui le guettent ou le châtiment que sa faute a
mérité." Mais toute l'histoire des relations de la théologie
avec la guerre contredit cette bénignité banalisante. "L'ensemble
de la société, cité ou tribu se trouve dans le même cas:
fait-elle la guerre, elle appelle la victoire et craint la
défaite. Jouit-elle de la prospérité, elle souhaite la
conserver. Ce sont autant de grâces que l'individu ou l'Etat ont
à obtenir des dieux, donc des puissances personnelles ou
impersonnelles dont l'ordre du monde est censé dépendre. Le
demandeur n'imagine alors, pour contraindre (c'est
moi qui souligne) celles-ci à les lui accorder , rien de
mieux que de prendre les devants en leur faisant lui-même un don
, un sacrifice, c'est-à-dire en consacrant (idem), donc en
introduisant à ses dépens dans le domaine du sacré quelque chose
qui lui appartient et qu'il abandonne , ou dont il avait la
libre disposition et sur quoi il renonce à tout droit."
Mais
comment contraindre les dieux "inter sacrum et porrecta",
"entre le couteau et l'offrande", comme disaient les
Romains? "Ainsi les puissances sacrées qui ne peuvent refuser
ce cadeau usuraire deviennent débitrices du donateur. Liées par
ce qu'elles ont reçu et, pour ne pas demeurer en reste, elles
doivent accorder ce qu'on leur demande." (note 10 p.
129-130) Tout cela sent son jardinet des idéalités de la
démocratie. Voici l'idole devenue complaisamment débitrice de
ses gentils usuriers.
15 - Quelques
prouesses de la "rivalité mimétique"
On
voit quelle est l'actualité politique mondiale de la
lénification girardienne de l'autel et l'on commence de deviner
la signification anthropologique véritable de la dérobade
intellectuelle internationalisée dont une castration doucereuse
de l'offertoire chrétien illustre le modèle le plus universel
possible. Car il s'agit de rien de moins que de séparer les
religions de leur source réelle dans le sang des hommes. J'ai
déjà dit que la démocratie auto-idéalisée d'aujourd'hui commet
tant de crimes et d'atrocités au nom même des valeurs qui la
sanctifient à ses propres yeux qu'il lui est indispensable
d'hypertrophier la moitié béatifique de l'encéphale schizoïde de
l'espèce, celle qui sert de masque séraphique à l'autre moitié.
Le
lecteur jugera-t-il désopilantes ou tragiques les élucubrations
auxquelles le renoncement édulcorant à toute pensée et à toute
raison politiques réelles peut conduire une civilisation d'Alice
au pays des merveilles? Car sous les dentelles d'un
culturalisme bon enfant, l'Occident demeure attentif à "se
purifier" au prix de l'immolation de sa pensée critique et
de son intelligence rationnelle. Sur quel autel ? Celui d'une
sottise bien apprêtée. Voulez-vous apprendre pourquoi, dans un
premier temps, saint Pierre est resté un disciple fidèle à
Jésus, et pourquoi il l'a renié trois fois avant que le coq eût
chanté? N'allez pas vous imaginer que le pauvre homme aurait été
pris de peur, n'allez pas émettre l'hypothèse saugrenue selon
laquelle l'arrestation de son maître et les menaces de mort fort
précises qui lui étaient brutalement adressées l'auraient fait
trembler comme une feuille - simplement, le souffle absolutoire
de la "rivalité mimétique" a changé de direction sans que
le mystère de la volte face du vent pût jamais se trouver
éclairci. Voulez-vous savoir comment la rivalité mimétique a
conduit Hérodiade au péché mortel de demander à Hérode la tête
de saint Jean Baptiste sur un plat? Voulez-vous savoir que si
Esaü s'est couvert d'une peau de mouton afin de paraître aussi
velu que son frère cadet et de tromper par cet artifice véniel
son père aveugle et mourant, c'est que tout cela renvoie à la
scène de l'Odyssée dans laquelle les compagnons d'Ulysse se
cachent sous le ventre des béliers - que René Girard appelle des
moutons pour les besoins de la cause ? Voulez-vous savoir
comment Ulysse a choisi les plus vaillants de ses compagnons
d'infortune afin de crever l'œil unique du monstre avec un pieu
rougi au feu, ce qui lui a permis d'éviter une bousculade
frénétique des candidats mus par leur "rivalité mimétique"
d'offrir un "sacrifice". Lisez, lisez…
Mais, encore une fois, il serait ridicule de s'attarder à
réfuter des sottises que René Pommier appelle des divagations ou
des élucubrations ; en revanche, rien n'est plus nécessaire que
de comprendre pourquoi le savantisme du Diafoirus de la "rivalité
mimétique" se donne libre cours dans une société devenue
rationnelle seulement en apparence. Par bonheur, on ne saurait
tenter d'éclairer un document historique de cette taille sans
une anthropologie dont le regard portera sur le cerveau
bipolaire des évadés de la zoologie. C'est à ce titre que le
girardisme se révèlera un document précieux aux yeux d'une
postérité du XVIIIe siècle devenue attentive à gratter le vernis
de raison dont l'Occident s'était un instant recouvert. Quelle
radiographie du statut de la foi et de celui de l'athéisme au
début du XXIe siècle! Car, pour la première fois - du moins à ce
degré - l'incroyance et la croyance souffrent d'une
décérébration parallèle et qui pose la question de savoir de
quoi René Girard se trouve convaincu par le catholicisme de son
temps. Lui-même s'en explique en ces termes: "Ce sont les
résultats de mon travail que je suis en train de vous exposer ,
qui m'ont orienté vers le christianisme et convaincu de sa
vérité. Ce n'est pas parce que je suis chrétien que je pense
comme je le fais ; c'est parce que mes recherches m'ont amené à
penser ce que je pense que je suis devenu chrétien." (p. 83)
16 - Comment on
devient chrétien
On
remarquera que, pas un instant il ne vient à l'esprit de René
Girard de se demander si Dieu existe ou n'existe pas. Que
signifie "devenir chrétien" si l'on ne trouve pas
l'ombre, chez les croyants d'aujourd'hui, d'une esquisse de
démonstration de ce que la réduction du sacrifice sanglant de la
croix à un exutoire social de la rivalité mimétique prouverait
l'existence d'un créateur et d'un administrateur du cosmos
scindé entre les tortures infernales censées bien réelles
auxquels il livre les récalcitrantes et le paradis de ses
récompenses gangrenées par l'ennui. Le document anthropologique
capital qu'illustre le girardisme n'est autre que le spectacle
ahurissant d'un troupeau immense de prétendues brebis de
l'éternité qui, non seulement ne se demandent jamais si elles
croient sérieusement en l'existence d'un Dieu des tortures, mais
pour lesquelles cette question est devenue non seulement
déplacée et de mauvais goût, mais accessoire, sinon
superfétatoire. René Pommier le relève avec tout le sérieux de
son humour théologique: "Notons d'abord que cette conversion
dans laquelle Dieu n'intervient en rien, se contentant de se
laisser dénicher par un chercheur exceptionnellement perspicace
et persévérant, comme une statue antique enfouie dans le sable
se laisse déterrer par un archéologue, ne devrait pas être tout
à fait du goût de l'Eglise, pour qui la foi est toujours et
d'abord un don de Dieu." (83-84)
Mais
que ferait le chrétien s'il se torturait de ne plus croire que
du bout des lèvres et si, par conséquent, il tirait vaillamment
les conséquences logiques, donc tragiques de sa cosmologie
délirante? Car la terre est un atome plus microscopique qu'un
grain de sable perdu dans la totalité de la masse de sable
répandue sur tous les océans de la terre réunis. Cette petitesse
défie nécessairement tout calcul; car si l'étendue de l'univers
est infinie, toute prétendue frontière ne ferait jamais que
séparer ridiculement un espace en deça d'un espace au-delà de
son tracé. Un démiurge quiaurait mis le temps de plusieurs
girations de notre astéroïde sur son axe à fabriquer une goutte
de boue n'aurait pas accompli la milliardième de la milliardième
de la milliardième partie de la tâche, infinie par définition de
se colleter avec l'infini.
C'est pourquoi saint Augustin reprochait aux théologiens de son
temps d'évoquer seulement une création tardive du monde, alors "qu'au
commencement" il lui a fallu créer l'espace et le temps afin
de précipiter ensuite sa créature dans la durée. Mais que nous
nous trouvions enchâssés dans l'espace tridimensionnel
d'autrefois ou dans celui d'aujourd'hui, qui a réduit Chronos et
l'étendue à des formes incompréhensibles de la matière, toute
connaissance d'un prétendu artisan copernicien du système
solaire nous demeure interdite; car si un personnage aussi
absurde à nos yeux "existait" hors de l'espace et du
temps qui servent d'enclume au verbe "exister" aux yeux
de notre espèce et si cet acteur passait ses loisirs à égrener
le temps de nos clepsydres, tout vrai chrétien devrait consacrer
sa vocation de quadriplégique du cosmos à désapprendre la lettre
de sa foi afin d'apprendre à se regarder dans ce miroir. M. René
Pommier le relève en ces termes: "En fait, René Girard a
toujours cru: il a toujours cru en René Girard et la foi en Dieu
n'a été pour lui que le prolongement, l'approfondissement,
l'aboutissement de sa foi en René Girard. " (83)
17 - Qu'est-ce que
croire en René Girard ?
Voilà une question féconde, donc à prolonger: en quoi la
croyance en l'existence de Zeus est-elle indispensable pour
vaincre en soi-même la terreur de se trouver largué dans une
immensité privée de sens et de toute direction? Comment
apprendre à connaître les ultimes secrets psychogénétiques du
besoin des paniqués de la zoologie de croire qu'il existerait un
régisseur du cosmos aussi sage que prudent? Une anthropologie
critique qui s'exercerait à peser le poids de l'épouvante au
cœur des ténèbres saurait ce que signifie la peur d'apprendre à
se connaître en logicien de l'absence de Jupiter.
Mais
une enquête a démontré que quatre-vingt dix-neuf pour cent des
catholiques, même relativement cultivés d'aujourd'hui, ignorent
qu'ils sont réputés consommer la vraie chair au sens moléculaire
et boire l'hémoglobine de Jésus-Christ, alors que ce point de
doctrine a encore été fermement rappelé par l'Eglise dans son
Encyclique de 1947 dirigée contre le Père de Lubac.
Naturellement, si l'on ignore les dogmes centraux de l'Eglise à
laquelle on prétend appartenir, on s'interdit d'avance toute
intelligence du meurtre sacrificiel et toute anthropologie
critique - autant dire qu'on roule devant les sciences humaines
la pierre de la caverne de Polyphème.
La
décérébration qui frappe l'athéisme contemporain est plus
heuristique encore que la décérébration de la foi. Car enfin, si
l'évidence s'imposait enfin qu'il n'existe et ne saurait exister
un acteur fatalement anthromorphique de l'infini et si ce
personnage vaporisé se trouvait néanmoins campé à la fois dans
le néant et dans toutes les têtes de l'espèce logophore, quel
essor pour la psychologie, la psychanalyse, l'anthropologie,
l'ethnologie, la science historique, la réflexion politique!
Imaginons ce qu'il serait advenu de l'intelligence des Grecs
s'ils avaient su que leurs dieux n'existaient pas! Sans doute
les plus résolus et les plus courageux d'entre eux se
seraient-ils demandé de quel statut les Célestes jouissent dans
tous les cerveaux de l'Hellade et comment ils y ont conquis les
apanages et les prérogatives les plus ahurissants.
Il
suffit d'approfondir l'audace de ces premiers questionneurs: si
les trois dieux auto proclamés uniques et prétendument blottis
sous un seul et même sceptre - mais leurs théologies demeurent
désespérément inconciliables entre elles - si ces trois idoles
se trouvaient réfutées à la suite d'un imperceptible
accroissement du cubage cérébral de notre espèce, nous nous
efforcerions de construire les télescopes géants et les
microscopes électroniques capables d'observer de loin
l'encéphale de nos malheureux ancêtres, les singes vocalisés.
18 - René Pommier
le précurseur
L'essai de René Pommier fera date, parce que, depuis un
demi-millénaire la guerre à la sottise s'est révélée la clé
d'une civilisation mondiale ressuscitée à l'école de la
Renaissance. J'ai rappelé dans des textes antérieurs que
l'ouvrage pudiquement baptisé L'éloge de la folie
d'un certain ironiste de Rotterdam porte en réalité le titre
moqueur et provoquant de : "Stultitiae laus",
Eloge du crétinisme, Eloge des billevesées, Eloge de la
bêtise, Eloge de la sottise la plus noire." Mais, de la
sottise des théologiens, Erasme n'osait encore écrire qu'ils
étaient fous à lier. "Ces docteurs en rien débitent de si
belles choses sur l'enfer! Ils en connaissent les divers
appartements, la nature et les différents degrés du feu éternel,
les divers emplois des diables; enfin, ils parlent de la
république des damnés comme s'ils en avaient été membres pendant
des années."
A la
suite d'une percée mémorable, mais insuffisante de la raison au
XVIIIe siècle, l'histoire de la stupidité est tombée en
désuétude, tellement les premiers pas d'une intelligence
subitement arrachée à quinze siècles de "sommeil dogmatique"
ont été empreints de la naïveté éblouie de l'adolescence. C'est
pourquoi nous nous trouvons à un tournant titubant de la
postérité intellectuelle de nos retrouvailles avec l'Antiquité:
l'heure a sonné de constituer les monuments de la bêtise humaine
en documents mentaux décisifs. Car il se trouve que l'histoire
des mythes sacrés que le temps mémorisé nous a légués est
devenue tellement incompréhensible à notre pauvre science
historique et à notre prétendue "anthropologie religieuse"
qu'il ne nous suffira en rien de placer les encéphales du passé
sous vitrine et par ordre chronologique pour apprendre à
décrypter les témoins les plus spectaculaires de la pauvreté des
sécrétions théologiques de nos ancêtres.
Mais, pour cela, il nous faut retirer de nos musées et
revivifier la tradition ancienne de la critique de la pensée
dite "rationnelle" par une pensée rationnelle mieux
affutée que la précédente. C'est un ami de Descartes, le Père
Mersenne, jésuite, qui a fait rédiger des critiques du
Discours de la méthode aux têtes pensantes de son temps
et qui a demandé à Renatus Cartesius de les réfuter - les
Réponses aux objections figurent dans la "Bibliothèque de
la Pléiade". Au siècle dernier encore, on a vu un Julien
Benda s'en prendre à Bergson dans La France byzantine
et aux faux intellectuels de l'époque dans La Trahison des
clercs. Qu'est devenue cette trahison sous la plume
paradigmatique de l'auteur de la "rivalité mimétique"?
René
Girard va-t-il tenter de réfuter René Pommier? J'en doute, car
Descartes avait à mettre à quia les théologiens scolastiques de
son temps, tandis que René Pommier, armé du piolet et des
crampons de l'alpiniste de la logique a fait entrer allègrement
la critique de texte dans sa première vie philosophique et
anthropologique, celle qui servira de pierre d'angle au
"Connais-toi" de demain. Au siècle dernier, c'était encore une
tradition de combattre une philosophie avec des arguments
philosophiques; et maintenant, il faut réapprendre les
syllogismes, et maintenant ce sont des règles mêmes de la pensée
rationnelle qu'il faut enseigner, et maintenant, c'est à la
cohérence interne de la parole qu'il faut reconvertir des bribes
d'une raison tombée en ruines.