Europolitique
Le
rapport Védrine et l'adolescence de la
raison (1)
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 15 décembre
2012
Avertissement
Dès le mois de juin, le Président de la
République avait demandé à M. Hubert
Védrine une évaluation des conséquences
immédiates du retour, en 2009, de la
France sous le joug de l'OTAN et des
effets sur dix ans de cette brutale
régression diplomatique.
Mes textes
antérieurs ne m'ont pas permis de
commenter aussitôt l'estimation que M.
Védrine a remise au chef de l'Etat dès
le mois d'octobre, comme il lui avait
été demandé. Ce retard ne fera
qu'éclairer davantage l'évidence
thanatogène que, non seulement l'analyse
de M. Védrine pèsera lourd sur tout le
quinquennat, mais qu'elle dictera son
climat à l'aggravation continue de
l'asservissement du Vieux Continent à "la
plus grande puissance militaire du monde".
Mais, dans le même temps, la
connaissance de l'histoire réelle des
nations aux dépens d'une classe
dirigeante condamnée à l'incompétente en
raison même de son mode de recrutement,
fera de grands progrès dans les esprits:
le contrôle désespéré des banques et des
finances publiques menacées de naufrage,
le rude apprentissage de la guerre que
l'Angleterre déclenchera contre un
continent susceptible de s'unifier face
à ses rivages et l'incapacité viscérale
du Vieux Monde à combattre efficacement
la complicité de plusieurs de ses
membres avec Londres et Washington,
l'analyse anthropologique du statut et
de la nature du mythe de la "défense
nucléaire", accélèreront
providentiellement le rude apprentissage
de ce que notre espèce ne saurait
glisser indéfiniment les vraies
questions sous le tapis.
Ce 15 décembre, puis
le 22, je m'expliquerai sur les embarras
et les progrès du démontage des ressorts
de l'histoire qu'appellent les étapes à
venir de la vassalisation de l'Europe.
1 - L'histoire
quadridimensionnelle
Il est
rarissime qu'une évaluation de la
situation politique de la planète et du
rôle de la France de demain sur la scène
internationale soit demandée à un
diplomate du plus haut rang; et il est
sans exemple qu'un tel document soit
rendu public le jour même de sa remise
au chef d'Etat - sans doute afin que le
"peuple souverain", comme on l'appelle
depuis 1789, soit censé en picorer le
grain sur l'heure et avec profit. Le
praticien de la politique étrangère
consulté s'appelle, en outre, Hubert
Védrine, dont on se souvient qu'à
l'heure de l'affaire Wikileaks, il avait
dénié aux enfants, c'est-à-dire aux
corps électoraux des démocraties, la
capacité de connaître des affaires
sérieuses. Mais si celles-ci doivent
demeurer incarcérées dans l'enceinte des
compétences que seules les "grandes
personnes" se partagent, l'historien se
trouvera deux fois averti de ce que
l'essentiel de l'évaluation
demeurera nécessairement caché au "grand
public cultivé", comme on l'appelait du
temps de la prédominance de la "culture
bourgeoise".
Mais
rassurons-nous: M. Védrine n'a nullement
été sollicité par le Président de la
République de le conduire par la main -
et l'Etat avec lui - ni à une
compréhension de notre espèce plus
profonde et moins enjôleuse que la
précédente, ni à se pencher sur les
paramètres cérébraux et les ressorts
psychobiologiques abyssaux du monde
d'aujourd'hui; sinon il aurait été
expressément demandé à ce diplomate de
carrière d'explorer les souterrains de
la politique internationale en
spéléologue et en psychanalyste du genre
humain. Il s'agit, tout au contraire,
d'une mission simple et formulée dans
des termes sans ambiguïté: "Je vous
charge d'évaluer [les
conséquences du] retour de la France
dans le commandement militaire intégré
de l'Alliance atlantique et [celles
du] développement de la relation
transatlantique dans [au cours de ]
la décennie à venir."
Par
conséquent, il s'agit d'une double "mission",
l'une de l'ordre d'un constat prisonnier
de l'immédiat, l'autre du ressort du
génie prospectif des grands diplomates,
mais seulement sur une période limitée à
dix ans. Et pourtant, les deux requêtes
s'inscrivent nécessairement dans une
problématique commune et dont les deux
volets demeurent fort éloignés de
l'échiquier des recherches de
l'anthropologie critique à laquelle la
géopolitique fera appel dans les années
à venir. Néanmoins, le scannage réclamé
à un ancien Ministre des Affaires
Etrangères du pays de Descartes ne
demeurera pas non plus ficelé aux récits
superficiels dont la science historique
d'avant-garde réfute la myopie depuis
plus de trente ans - car il y a
longtemps que ces éclaireurs analysent
la rationalité à courte vue des
chroniqueurs et des mémorialistes
acéphales de l'histoire dite
"événementielle".
En
vérité, il y a belle lurette que l'"actualité
diplomatique", comme on dit, a
changé de plateforme cognitive, et cela
du seul fait que les Etats monoculaires
actuels ne disposent encore en rien des
télescopes qui leur permettraient non
seulement de raconter, mais de
comprendre, par exemple, pourquoi,
depuis 1948, Israël poursuit avec un
zèle aussi "démocratique" qu'inlassable
la conquête armée de la Cisjordanie et
pourquoi il demeurera évidemment
impossible aux gènes de cet Etat de
jamais seulement envisager de bénir
l'hérésie du retour sur leurs terres des
réfugiés qu'il a chassés de leur
domicile il y a près de soixante-dix
ans. C'est dire que les lunettes fumées
des récits tridimensionnels et
anecdotiques ne parviennent plus à
seulement narrer correctement des
péripéties pré-interprétées par la
grille de lecture myope de
l'enseignement scolarisé de l'histoire.
2 - M. Védrine et
le verbe évaluer
Si nous voulons découvrir l'horloge
mentale non pré-officialisée qui seule
nous fera comprendre les raisons
véritables pour lesquelles les ressorts
cérébraux du peuple juif lui interdisent
de laisser s'installer une nation
pleinement souveraine à ses côtés et
dont le cadran nous expliquerait
pourquoi une Jérusalem mythique a gravé
les rouages et les engrenages de son
éternité en traits indélébiles dans les
neurones des fils de Moïse et de
Muhammad, nous devons également nous
demander pourquoi l'Europe civilisatrice
périra corps et biens, elle aussi, ou se
décidera à défendre l'autonomie de son
encéphale téléologique face à un
gigantesque dévoreur à deux têtes -
Israël et l'allié d'Outre-Atlantique qui
le dédouble. Mais la connaissance des
secrets de la vie onirique -
ascensionnelle ou fatiguée - de
l'histoire a beau avoir débarqué depuis
Montesquieu dans la politologie, la
gouvernance au ras de l'eau de notre
civilisation de greffiers ne s'en est
pas encore aperçue. Convertirons-nous la
scolastique des Etats démocratiques à la
raison renacentiste de demain? Il y
faudra une science des voyages rituels
vers des mondes imaginaires et
fantastiques qui caractérisent un animal
que son évasion seulement partielle de
la zoologie a précipité à titre
héréditaire dans l'euphorie ou la
géhenne de ses songes idéologiques ou
religieux.
Pour
l'instant, la grammaire de M. Védrine se
trompe sur le sens anthropologique du
mot recul, quand il écrit que les
conséquences politiques du retour de la
France dans le commandement intégré
de l'OTAN, donc son renoncement pur et
simple au volet autonome de la notion de
souveraineté des Etats en armes sont "mitigés
et difficiles à évaluer avec aussi peu
de recul".
"Il
est vrai qu'un processus de
rapprochement pragmatique-
ce sera toujours
moi qui soulignerai - avait été
entamé depuis longtemps, mais sans
remettre [sans qu'il eût remis ]
en cause de fait [en fait] ce qui
était devenu un symbole politique. Le
président Sarkozy semble avoir pris sa
décision pour des raisons empiriques
continûment [continuellement]
mises en avant par l'institution
militaire, mais aussi [également]
idéologiques [et] découlant de sa
conception de la "famille occidentale ".
Au bout de trois ans, les effets
[en] sont incertains: une présence
accrue, une influence réelle ou faible,
variable selon les sujets, un surcoût
plus faible que prévu, des opportunités
économiques ou industrielles, liées ou
non à ce retour, mais aussi beaucoup de
risques potentiels, des interrogations
problématiques et récurrentes sur la
stratégie de l'alliance, son rôle, ses
modes d'intervention."
Toute la
question est de prendre la mesure de la
distanciation du regard que réclame la
pensée critique et que mérite une
science anthropologique évaluatrice
des transfigurations et des
métamorphoses de la politique et de
l'histoire sur le long terme. Les
dictionnaires renvoient le verbe évaluer
à apprécier ou considérer. Le latin dit
aestimare et aestimatio,
ce qui illustre la connexion entre la
capacité de juger - donc de penser - et
l'évaluation, vocable dans lequel
on retrouve valere, valoir au
sens de se trouver fort. Du reste, le
grec dit timêsis, qu'on retrouve
dans estimer, donc également dans
aestimare, et la timê,
c'est l'honneur et le rang.
Je
m'excuse de cette digression
étymologique, mais elle est
indispensable à l'intelligence du terme;
car si les deux langues-mères du
français renvoient le verbe évaluer
à la pesée d'une valeur et si la
valeur renvoie à la valetudo,
la santé, alors il a été demandé à M.
Védrine d'exercer une saine judicature;
et son évaluation médicale n'est
pas neutre - elle appelle à un examen de
la validité, en droit
diplomatique, du verdict d'un tribunal
normalement constitué et appelé à peser
les relations diplomatiques convenables
entre Etats souverains. Mais puisque
l'intelligence proprement dite ne juge
ni n'estime au ras du sol, mais rédige
ses arrêts à partir du sommet qu'elle a
conquis et d'où elle ne se laissera pas
déloger, quel rang honorable M. Védrine
donne-t-il au verbe évaluer et
sur quel trône installe-t-il ce peseur
souverain des Etats dignes de ce nom?
Car dans Cicéron, l'aestimator
n'est autre que l'arbitre et le juge du
tribunal de la pensée critique.
3 - La
souveraineté "en son entier"
Le recul
cérébral encore fort relatif dont
bénéficient les évadés de la zoologie
que nous sommes partiellement devenus se
révèle d'ores et déjà incompatible avec
une historiographie dont les récitants
demeurent des huissiers à la trousse
remplie d'exploits vierges de toute
encre. Comment les greffiers de Clio
vont-ils les noircir? Si M. Védrine se
trouve devant la page blanche de
l'histoire de la France et s'il se
demande quelle longue-vue évaluera
les conséquences à conjurer ou à
neutraliser du retour passif de la
France en 2009 dans un organisme
militaire commandé par une puissance
étrangère, il lui faudra peser le recul
cérébral dont le Général de Gaulle a
fait preuve quand il s'est retiré de
l'OTAN le 7 mars 1966. Par une lettre
manuscrite adressée au Président des
Etats-Unis, il soulignait
l'incompatibilité absolue et
irréversible du trottinement perpétuel
de l'aiguille des nations sur le cadran
d'une alliance atlantique nécessairement
ennemie de la souveraineté des Etats : "La
France, écrivait le Général, se
propose de recouvrer sur son territoire
l'entier exercice de sa souveraineté".
"Elle cesse sa participation aux
commandements intégrés", et "ne
met plus de forces à la disposition de
l'OTAN".
Il est
évident , dit le droit international,
que s'il suffisait de chasser les
garnisons de l'étranger incrustées sur
le territoire d'une nation dite
démocratique pour qu'elle retrouvât l'entier
exercice de sa souveraineté, il
serait superfétatoire d'y ajouter la
cessation par trop évidente, de la
participation aux "commandements
intégrés" et, le "retrait des
forces " illégalement placées sous
le protectorat d'un empire étranger, et
en temps de paix, de surcroît.
4 -
L'engloutissement de la souveraineté de
l'Europe
Du
reste, M. Védrine semble plus conscient
de cette aporie sans issue qu'il ne
l'écrit. Il sait fort bien que l'OTAN
n'est composée que de vassaux
volontaires ou zélés des Etats-Unis.
Aussi souligne-t-il, dans le même temps,
la contradiction la plus radicale en
droit diplomatique, à savoir que
l'évanouissement de la menace armée
soviétique - qui passait pour effective
à l'époque et qui avait conduit à la
conclusion hâtive d'une alliance réputée
défendre le Vieux Continent contre un
nouveau Tamerlan - cette disparition et
ce remède, dis-je, n'ont nullement
empêché un OTAN censé "libérateur"
de dompter ensuite, et fort rudement,
des nations frappées de léthargie et
censées se trouver "alliées", sous le
sceptre perpétuel d'un nouveau
souverain. M. Védrine sait également
que, depuis 1949, ce sceptre
inébranlable avait permis momentanément
au plan Marshall de servir de rallonge
nutritionnelle de secours à une
vassalisation politique rendue
obligatoire et permanente par des
clauses expresses et contresignées dans
des traités bilatéraux.
Du
reste, il faut ne disposer d'aucune
connaissance anthropologique de
l'expansion naturelle et irrésistible
qui enfle les empires au cours de leur
ascension pour ignorer que les pays de
l'OTAN se sont asservis de leur plein
gré, et avec empressement. Encore une
fois, M. Védrine en est plus conscient
que personne. "Fin 1991 le Président
américain G.H. Bush et son Secrétaire
d'État, James Baker, réussissent
d'autant plus facilement à faire
survivre l'OTAN à la disparition des
menaces soviétiques qui avaient provoqué
sa création que les Alliés et les pays
d'Europe Centrale et Orientale,
fraîchement libérés du joug soviétique [sont]
tous candidats à l'entrée dans l'OTAN [et]
le lui demandent."
5 - Un document à
décrypter
Mais, du
coup, l'analyse anthropologique d'une
évaluation politique placée dans
l'arène d'une servitude ouvertement
réclamée par les victimes elles-mêmes
devient un document passionnant à
décrypter et surtout à démasquer, parce
que le radiologue de la géopolitique se
verra contraint de s'adresser à des
adeptes encore en herbe de sa discipline
et de solliciter leur maturation rapide.
Seule l'attention prometteuse de la
fraction des citoyens situés entre
l'enfance et la trentaine, donc encore
capables, en raison de leur fraîcheur
d'esprit, de s' initier aux secrets
d'Etat avec des yeux grands ouverts
offrira à l'évaluateur un champ à
ensemencer. Car si l'anthropologue
s'adresse seulement aux enfants en bas
âge, ceux-ci croiront trop vite et trop
facilement avoir vraiment compris la
question posée à leur raison naissante,
et le risque sera grand de voir une
masse de marmots se ruer en aveugles à
l'assaut d'un pouvoir à combattre avec
des pierres; mais si l'on prend du
retard pour ne s'adresser qu' aux
citoyens censés assagis et réputés de
sens rassis, le risque inverse deviendra
immense de se noyer dans le marécage
d'une classe dirigeante de somnambules
de la politique.
En
revanche, les adolescents se veulent
encore impatients d'apprendre à
évaluer, donc à prendre les risques
féconds de la pensée examinatrice, et
cela d'autant plus qu'ils ont déjà
suffisamment la tête sur les épaules et
les pieds sur terre pour "estimer"
sérieusement avant de se précipiter dans
la rue et d'appeler la sottise à casser
le mobilier. A ce titre l'évaluation
de M. Védrine est une tarte exquise à
déguster; et les intelligences
politiques encore en attente de leur
éveil s'en feront un régal. Puisse leur
patience trouver sa récompense dans les
tempêtes à venir de l'histoire.
6 - L'adolescence
de la logique
Le
Président de la République a donc
demandé à M. Védrine une "évaluation
de la situation", alors que la
langue française exclut toute acception
neutre et bénigne de ce terme. Mais
comme il se trouve, primo, que
les erreurs de jugement de l'humanité
découlent toujours et fatalement d'une
incohérence d'esprit inhérente à notre
espèce et, secundo, comme le
désordre mental dont souffrent les
sociétés semi-animales résulte
nécessairement des fautes de logique qui
étranglent leur pauvre jurisprudence et
tertio, comme tout péché
d'illogisme des descendants du chimpanzé
renvoie à une appréciation erronée de la
nature même du recul que requiert le
terme d'évaluation dans l'ordre
politique, il faut se demander si, en
droit diplomatique, M. Védrine s'est mis
à bonne distance de son sujet; car il
s'est campé d'emblée devant une
catastrophe politique réputée
irréparable et définitivement acquise à
ses yeux, mais incompatible avec la
survie de la vocation naturelle d'un
ministère des affaires étrangères au
service d'un Etat souverain. Autrement
dit, si le déclin de la France et de
l'Europe est irréversible, alors il
aurait fallu commencer par démontrer
l'irréversibilité de ce désastre, et
cela le compas à la main.
M.
Védrine soutient tacitement qu'il ne
s'agit plus que de raisonner sur le tas
et d'agir à bon escient dans la mêlée,
mais toujours à partir d'un constat
d'ores et déjà établi à mi-pente: "Il
faut le dire clairement: l'OTAN restera
une Alliance autour de la première
puissance militaire du monde, les
États-Unis, avec laquelle nous
partageons des valeurs fondamentales,
mais dont les orientations et les
politiques peuvent varier tous les deux
ou quatre ans dans des proportions
considérables, ce qui peut nous placer
en opposition, même si cela n'est
heureusement pas le cas du scrutin du 7
novembre 2012, mais à quoi notre
politique étrangère doit être prête à
réagir."
Peut-on évoquer la puissance exercée par
un empire militaire sur l'Europe sans se
placer dans la continuité d'une
réflexion française multiséculaire sur
l'ascension, l'apogée et le déclin des
guerriers?
7 - Une
adolescence sur le qui-vive
Une
adolescence encore sur le qui-vive est
une sentinelle prête à s'étonner de ce
que la plus grande puissance sous les
armes en ce moment se trouve précisément
celle "dont on partage les valeurs
fondamentales". Sous des allures
confites en dévotion, une politique
étrangère de vigies peut-elle obéir
durablement aux séductions masquées des
glaives les plus effilés? Les prières
mielleusement adressées aux "valeurs
fondamentales" du genre humain
sont-elles sincères ou renvoient-elles
seulement les flatteurs du Quai d'Orsay
aux faux-fuyants et aux pis-aller
ordinaires d'un Tartuffe installé en
séducteur dans la maison d'Orgon? La
classe politique des dormeurs à poings
fermés exprime visiblement sa
satisfaction en tapinois de ce que ce ne
soit "heureusement pas le cas" de
désobéir au commandeur actuel des
candeurs du monde. Néanmoins notre
pédagogue des "opportunités
diplomatiques" nous demande de
demeurer prêts à "réagir" et cela
sans naïveté excessive, donc à nous
révolter au besoin, mais modérément,
contre les décisions toujours pieuses
d'un maître de céans au cœur sur la
main. Comment nous y prendrons-nous pour
troubler son festin sans le fâcher?
Déciderons-nous de nous irriter
seulement tous les deux ou trois ans et
avec bienveillance, comme notre
instituteur nous le suggère?
"Vigilance,
écrit-il, signifie que nous devrons
veiller à ce qu'elle[l'Alliance
atlantique] reste une Alliance
militaire recentrée sur la défense
collective, et le moins possible
politico-militaire dans son action, même
si des consultations et des échanges de
vues périodiques (…) sur toutes les
questions de sécurité pourraient être
acceptables si [à condition que]
cela n'empiète pas sur les prérogatives
du Conseil de sécurité, (auquel l'OTAN
ne peut se substituer) et si ne
préfigure pas une planification
d'opérations. Une revue annuelle des
menaces diverses pourrait être
envisagée."
Nous
voilà plus que jamais sur les dents.
L'essentiel n'est pas de ripailler dans
un OTAN léthargique, nous rappelle M.
Védrine: il s'agit d'une alliance en
bonne et due forme, donc conclue entre
des Etats encore pleinement souverains.
Du coup, le cœur battant de cette
alliance n'est nullement le quartier
général des galonnés et des casqués de
l'OTAN, mais le Conseil de Sécurité de
l'ONU, où la France dispose d'un droit
de veto stupéfiant, donc non moins
souverain et inaliénable, en principe,
que celui des Etats-Unis, de
l'Angleterre, de la Russie et de la
Chine. Mais quelle sera la "garantie
suprême" d'un devoir de "vigilance"
ahurissant et qui garantirait
effectivement la défense et
illustration constitutionnelle des
prérogatives attachées en droit à la
souveraineté de la France? "Il faudra
veiller à ce que l'Alliance reste
consacrée aux menaces sur la zone
euro-atlantique, (et peut être aussi
arctique), afin de les prévenir ou de
les contrer [repousser]. L'OTAN
n'a pas à être le gendarme du monde;
néanmoins, il est évident que des
menaces peuvent venir de l'extérieur de
cette zone. C'est au cas par cas qu'il
faudra décider ce qui relève [relèvera]
ou non de la défense collective par
l'OTAN."
8 - Les concepts
de phagocytage et de cannibalisme
L'adolescence, ce phare toujours en
alerte, se pose dans la brume une
question étroitement liée à la rigueur
logique d'une raison encore piaffante et
dans sa première force: toutes les
précautions des épéistes français se
réduiraient-elles seulement aux
accommodements professionnels d'un
combat d'arrière-garde contre les
occupants de l'Europe depuis 1949?
Est-il suffisant, pour un Quai d'Orsay
amolli, de souligner, serait-ce
clairement et avec force, les
formulations diplomatiques qui
présideront aux prises de décisions
censées communes aux "alliés" de la "zone
euro-atlantique", alors que la
puissance militaire et politique
sommitale se trouvera statutairement
placée entre les seules mains de
l'Amérique? Quels seront les leviers
de commande effectifs d'un OTAN ultra
centralisé par nature? Sera-t-il
suffisant d'adresser courtoisement le
télégramme suivant au commandant du
navire-amiral?
"Outre
la mise en oeuvre de l'article 5 du
Traité, au titre de l'article 51 de la
Charte des Nations Unies sur la légitime
défense, l'OTAN ne devra intervenir que
dans des conditions précises : sur une
base légale incontestable, une demande
ou une acceptation par les organisations
régionales, une appréciation, au cas par
cas de la faisabilité et de
l'opportunité politique, l'Union
européenne, dans sa version "Europe de
la défense" pouvant être, dans certains
cas, mieux adaptée."
L'adolescence au regard perçant demeure
dans la lancée tumultueuse de sa
vaillance. Elle se demande sans
ménagement jusqu'où M. Védrine
s'avancera sur le terrain d'une pesée
paresseuse de la phagocytose,
c'est-à-dire de la dévoration feutrée
qu'exercera fatalement le garnement le
plus musclé sur le préau de l'école.
"Notre
vigilance doit s'exercer aussi sur le
risque de "phagocytage" conceptuel et
théorique. Il faudra que notre armée
préserve sa capacité propre d'analyse
des menaces, de réflexion et de
prévision des scénarios et même de la
planification, ce qui a été le cas
jusqu'ici, sans s'en remettre
[qu'on s'en remît]aux
structures de l'OTA, ou européennes. Il
ne faudrait pas que l'affectation aux
postes de responsabilité à l'OTAN
devienne le seul aboutissement possible
d'une carrière militaire française
réussie. Il faudra que des carrières
puissent encore être menées au niveau
national, ainsi que dans des
responsabilités européennes. Plus
généralement, pour le Ministère de la
Défense,[et] pour le ministère des
affaires étrangères, il s'agit
d'influencer utilement la pensée de
l'OTAN, mais pas [non pas]
de se fondre dans celle-ci. C'est un
risque à terme, pas [non]
immédiat, mais réel, à prendre en
compte." Et puis, le
"complexe militaro-industriel américain"
deviendra plus offensif encore
envers les marchés européens et
mondiaux, parce qu'il subsiste "en
Europe peu d'industries de défense et
dans peu de pays".
Décidément, l'intelligence adolescente
va droit au cœur des questions
carnassières, décidément, la raison
juvénile se montre souveraine dans sa
saisie directe et panoramique du monde.
Sous Auguste aussi, la "carrière
réussie" d'un Gaulois ou d'un
Germain le conduisait à occuper un haut
rang dans l'armée romaine. Aussi M.
Védrine s'avance-t-il sur un terrain
semé d'embûches quand il ose écrire: "Le
concept otanien de "Smart Defence" est
une réaction compréhensible à la
réduction des moyens des Alliés, mais si
nous n'y prenons garde, il peut éponger
ou cannibaliser les capacités
européennes. Et cela d'autant plus que
la standardisation au sein de l'OTAN
favorisera l'achat par les pays membres
de matériels et d'armes américains à des
coûts déjà amortis par la fabrication en
très grande série, d'autant plus que la
grande majorité des pays européens
raisonnent en termes d'acheteurs "sur
étagère", et donc à la recherche des
moindres coûts et non en producteurs ou
en industriels, ce qu'ils ne sont pas,
ou[ne le sont] plus."
9 - L' "esprit de
défense"
L'adolescence que pilote la fraîcheur
d'une raison encore bondissante ne se
laisse pas facilement emmieller. Voyez
comme ce navigateur démasque et décape
les obséquiosités de la servitude,
ouvrez un œil juvénile sur le passage
suivant du rapport parfois si osseux,
mais à l'œil toujours mi-clos de l'élève
de F. Mitterrand.
"L'équipe
nouvelle du Président Obama II pourrait
comprendre qu'il n'y aura pas
d'effort supplémentaire des Européens
en matière de capacités militaires sans
réveil de l'esprit de défense; et que ce
réveil n'aura pas lieu sans que les
Européens soient invités par les
États-Unis à prendre plus de
responsabilités. En quelque sorte
l'Alliance est victime en Europe de son
trop grand succès: elle a dissuadé, elle
a protégé,
[mais ] elle a
anesthésié l'esprit de défense chez
les protégés. Face aux
bouleversements du monde, l'intérêt à
long terme des États-Unis est que
l'Europe soit un vrai partenaire,
capable et fiable, fût- il parfois
incommode. L'appel rituel au "partage du
fardeau" n'est pas suffisant, et de
[en]
fait, il reste sans effet."
Que voit
au premier coup d'œil une raison encore
effilée? Que l'expression "esprit de
défense" est biaisée, faussée et
masquée à souhait, parce qu'il s'agit
d'un "esprit d'indépendance" qui
n'ose même plus dire son nom. Pourquoi
ne pas évoquer crânement la souveraineté
bafouée des Etats ? Pourquoi ce concept
se trouve-t-il ridiculement travesti et
rendu inoffensif? Il ne s'agit plus,
semble-t-il, de reconquérir l'autonomie
militaire d'une nation encore sur ses
jambes et qui marcherait d'un bon pas
sur la scène internationale, mais
seulement d'élever des subalternes au
rang envié de "vrais partenaires"
et tout fiers de le paraître. Mais qui
méritera les galons de la servitude s'il
est devenu audacieux, sinon offensant,
de seulement se montrer "parfois
incommode"? L'adolescence aux yeux
grands ouverts sait que le "partage
du fardeau" est un honneur truqué:
on ne partage que le poids du sac à dos,
jamais les pouvoirs du maître.
Du reste
M. Védrine montre maintenant le bout le
l'oreille aux enfants dont il récusait
l'écoute: il sait que l'Europe des
spectres désire ardemment vassaliser son
pauvre squelette. Aussi la France de
Talleyrand craint-elle non seulement
d'apeurer davantage des Etats déjà
réduits à des ombres, mais de renforcer
leur esprit de soumission et de conduire
un troupeau de brebis à se pelotonner
encore davantage sous l'aile de leur
asservisseur adoré. " Malgré tout,
brandir sans préparation l'étendard du
"pilier européen", la belle formule de
J.F. Kennedy, restée sans lendemain, ou
de "l'identité européenne", réclamer un
caucus européen au sein de l'Alliance,
risquerait d'être à la fois
insuffisamment ambitieux et
potentiellement provocateur. Même en
2012, cela pourrait rebraquer
[braquer à nouveau] contre la France
la technostructure otanienne, [ainsi
que] les responsables du département
d'État et du Pentagone pourtant plus
ouverts que dans le passé à une
évolution, et tous les Alliés européens
qu'inquiète déjà le "pivot" vers l'Asie.
Cela peut nous paraître paradoxal et
à courte vue, mais c'est ainsi: ces
derniers ne veulent pas donner aux
Américains de prétexte à se désengager
davantage!"
10 - Le "
scepticisme poli " et la " force
d'inertie "
Alors M.
Védrine tire une carte magique de sa
manche: pourquoi, se demande-t-il
soudainement, les Européens ne se
prêteraient-ils pas "à une
concertation en amont sur les questions
relatives à l'OTAN ? Il pourrait être
envisagé, en parallèle, que les
États-Unis soient consultés, voire
associés, à certaines délibérations
européennes, par exemple celle du COPS."
Cette
serpe émoussée est révélatrice de ce que
la meule qui aiguise les esprits a été
jetée à la casse: la France n'est plus
en mesure de combattre du dehors et
résolument une "intégration"
vouée à pérenniser sa propre enceinte.
On demandera seulement des aménagements
du service, on se contentera de quelques
améliorations des règlements - la
subordination perpétuelle va désormais
de soi. " Dans le domaine des
opérations [militaires], nous
pourrions proposer que le mandat de la
KFOR de l'OTAN soit transféré à l'Union
européenne (en améliorant la gestion de
l'opération européenne), car il serait
cohérent que les Européens se sentent
davantage responsables de ce qui se
passe sur leur continent. Par ailleurs,
il pourrait être mis un terme à
l'opération Ocean Shield de l'OTAN
contre la piraterie au large de la
Somalie (à l'issue de son mandat fin
2014), qui fait double emploi avec
Atalante."
Pourquoi
ces revendications salariales face à
" ce qui se passe sur le continent"?
Parce que "nous n'avons pas
intérêt à brader les acquis juridiques,
procéduraux et humains des vingt années
écoulées."
Mais
encore? "On peut penser que la France
doit continuer à [de ] plaider,
malgré tout, en faveur d'une
Europe de la défense dans le cadre de
l'Union, et cela pour plusieurs raisons.
Cela fait partie d'un projet plus
général d'Europe politique au sens le
plus fort du terme. Le Président Van
Rompuy va présenter en décembre 2012 une
feuille de route à moyen et long terme
pour une Union économique sous ses
diverses formes et une Union politique
avec une architecture plus intégrée. La
question de la Défense devrait être à
l'ordre du jour du Conseil européen de
décembre 2013 et celui-ci sera précédé
au printemps précédent d'une
communication de la Commission sur
l'industrie de défense.
Les
valets de pied expriment des vœux et des
velléités que leur lointaine échéance
renvoie à la métaphysique: "La
probabilité est en effet élevée que ces
efforts se heurtent au même
scepticisme poli et à la même force
d'inertie que les précédents au sein de
l'Union européenne. Nous avons donc un
choix à faire: persévérer en comptant
sur le temps et les tumultes du monde
pour créer, à la longue avec nos
partenaires, une vraie conception
stratégique commune, au-delà des
déclarations d'intention; ou clarifier
la situation avec nos Alliés, en
commençant par les plus grands
[et] en les interrogeant sur leurs
intentions."
11 - Ce fichu
verbe " évaluer "
Voici
enfin la clé de la vassalité
syndicalisée déposée sur la table et
présentée aux regards patronaux. Les
domestiques améliorent sans cesse leur
sort et leur confort. Peu à peu, ils
vont jusqu'à vous démontrer, leur
contrat à la main, qu'ils ont "malgré
tout" les coudées franches à
l'égard de leurs propriétaires et qu'ils
ont leur mot à dire au grand jour des
évènements. Mais, au contraire des
esclaves romains, ils n'ont pas droit au
mancipium- l'affranchissement.
Or, la classe des affranchis,
quoique de plus en plus nombreuse et
puissante, conservait sa vie durant et
jusque dans ses plus hautes fonctions la
trace indélébile de sa servitude abolie
. Si jamais il devait naître une Europe
des affranchis illustres,
croyez-vous, que la trace du licol
s'effacera ou que la cicatrice demeurera
gravée à vie sur leur cou?
Il
s'agit d'une énigme anthropologique
difficile à résoudre: les peuples se
remettent-ils d'un long asservissement?
L'esprit de la Grèce antique est-il
ressuscité en 1830 ou bien près de cinq
siècles d'intégration d'Athènes à
l'empire turc ont-il tué le génie
national? Pensez-vous que l'Europe
humiliée et vaincue renaîtra de ses
cendres? Pour l'instant, les mandataires
européens jugent vertueux de seulement
rappeler les clauses qu'ils ont fait
signer à leur puissant employeur - à
savoir qu'ils ont intérêt à se "montrer
plus lucides, moins déclaratoires et
plus exigeants", à se "concentrer
sur des objectifs concrets" et à
"agir aux deux bouts de la chaîne, aux
niveaux politique et industriel".
Que
signifie la "vertu" d'avouer dans
les chaînes que, "sans le réveil
d'une volonté politique forte, - celui
de faire de l'Europe une puissance, pour
éviter qu'elle ne devienne impuissante,
et dépendante - tous les mécanismes de
l'Europe de la défense resteront sur le
papier, partiels ou inanimés. Dans le
cas inverse, ils se réveilleront."
Il est
du devoir de l'adolescence de peser le
sens et la portée des mots "volonté
politique forte", "inopérant",
"dépendance" et surtout de
l'adjectif "partiel".
Le Président de la République a
expressément demandé à M. Védrine de ne
jamais camper qu'à mi-hauteur d'une
servitude consentie, de n'analyser
jamais que partiellement et à demi-mot
la condition des serfs, de ne jamais
produire qu'un document politique "
pondéré " et chargé seulement de
justifier le retour sine die de la
France dans l'OTAN. Dans ces limites,
pourquoi montrer les dents, mais
toujours juste ce qu'il faut pour
paraître redoutable aux spectateurs
d'une cage aux barreaux consolidés?
12 - La
distanciation anthropologique
L'alliance au petit pied du matamorisme
avec l'utopie ne fait pas les Pierre le
Grand. M. Védrine a beau qualifier "d'audacieuse"
et de "décomplexée" une politique
qui rendrait "moins impossible
un rôle accru des Européens pour leur
propre défense, en attendant qu'ils
l'assument un jour, pour l'essentiel,
par eux-mêmes, tout en restant alliés
des Américains."
Ce qui apparaît au grand jour des feux
cartésiens de l'adolescence, c'est qu'il
faudrait définir ce que signifie une
politique dont l'éclairage se trouverait
en amont . Car si l'on ne débat jamais
qu'en aval des feux et dans la pénombre,
on ne verra pas que le trépas de la
souveraineté d'un côté et celui de la
civilisation de la pensée de l'autre
sont toujours le résultat d'une double
incapacité - intellectuelle et politique
- de jamais remonter à la source
véritable du désastre. Que sera-ce donc
d'initier la jeunesse intelligente et
ardente à la connaissance des ressorts
ultimes de la scène internationale,
sinon lui enseigner à revendiquer une
distanciation anthropologique
terrifiante dans la politique et dans
l'histoire d'un monde sanglant?
Mais,
pour cela, il faudra nous demander à
nouveaux frais comment s'apprend le
pouvoir de regarder l'humanité du
dehors, afin d'évaluer ses rouages et sa
denture, ses ressorts et ses crocs, ses
auréoles et ses carnages. Le verbe
évaluer attend encore la balance
dont les plateaux pèseront le genre
griffu en tant que tel. Car "Dieu" est
un évaluateur sanglant, le droit
public évalue à ses côtés, le
philosophe évalue les jugements
de ce dieu. Osons nous demander comment
Richelieu le tigre, Mazarin le félin,
Talleyrand le lion évalueraient le
rapport de M. Védrine. Et si évaluer
n' était qu'un synonyme discret du verbe
penser en examinateur et si
penser était une escalade , et si
l'adolescence était l'âge des
ascensions, toute la question donnerait
rendez-vous à Socrate l'"examinateur "
sommital qui renvoyait au sophiste
Prodicos les jeunes gens dont "l'âme
n'était grosse de rien".
Décidément, si penser, c'est accoucher
de la vérité et si, décidément, il faut
donner une âme à la vérité , alors la
vocation de l'adolescence sera de se
forger un destin de maïeuticienne du
destin de la connaissance. Car
"l'esprit" s'allume aux feux d'un
certain buveur de ciguë qui fit de
l'ironie le scalpel de l'intelligence.
Nous reprendrons la classe la semaine
prochaine. L'évaluation de M. Védrine à
la main, nous nous demanderons si ce
poignard en appelle à un regard de haut
sur la raison politique et sur la
science historique de notre temps.
Reçu de l'auteur
pour publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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