La Renaissance arabe et l'avenir de la
pensée mondiale (1)
Lettre aux
intellectuels tunisiens
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 13 novembre
2011
Introduction
La
Renaissance arabe conduira-t-elle la
planète de la raison à la résurrection
philosophique et culturelle d'une
civilisation européenne désacralisée,
mais sans que son rationalisme à bout de
souffle la conduise à une connaissance
plus profonde de l'encéphale du
pithecanthropus erectus et à de
nouvelles élévations de la pensée? Ce
qui est sûr, c'est que dans le cas où
une symbiose se dessinerait entre
l'avenir intellectuel de l'islam et le
destin d'une Europe philosophique à
laquelle le génie du "Connais-toi"
socratique a donné son élan il y a
vingt-cinq siècles, les chemins de cette
nouvelle aventure seraient clairs et
évidents sous le soleil, tellement ils
traceraient des routes prévisibles dans
l'histoire de l'hémoglobine du monde.
Le Japon, la Chine, l'Inde, l'Afrique et
l'Amérique du Sud se trouvent trop
éloignées du berceau méditerranéen pour
apporter à la culture européenne
davantage que des sources d'inspiration
à la fois marginales et précieuses,
tandis que l'islam se trouve tantôt à
nos portes, tantôt au milieu de nous
depuis treize siècles. Cette présence
continue, tantôt affichée et tantôt
secrète, est celle d'une croyance
religieuse moins primitive que celles du
judaïsme et du christianisme, puisque
plus tardive, donc moins livrée au dieu
guerrier d'Israël ou à l'homme-dieu
scindé entre son ciel et sa charpente
des chrétiens. De plus, la démographie
galopante dont bénéficie Allah en fait
le seul continuateur encore dans la
force de son âge parmi les souverains
successifs du cosmos qu'a enfantés une
planète dédoublée par ses songes.
D'un côté, Allah ne se trouve plus
attiré par l'odeur suave du sang et de
la mort qui flattait si fort les narines
de ses prédécesseurs. Ce Dieu rejette
l'immolation sur ses autels de nos
congénères repentants, de l'autre,
l'Occident n'est pas encore entré dans
la postérité anthropologique des
sauvages de Darwin. Enrichirons-nous
notre histoire et notre politique de
l'interprétation heuristique de
l'évolution du contenu religieux du
cerveau du chimpanzé tardif?
Pour l'instant, l'Occident a manqué le
coche d'une connaissance abyssale du
seul animal livré aux littératures
fantastiques que lui dictent ses dieux
et à tenir des mondes imaginaires pour
plus réels que les visibles, tandis que
l'islam a manqué sa vocation véritable
de décrypter les idoles du genre humain
et de connaître les feux de
l'intelligence ascensionnelle d'
"Allah". Car le refus des sacrifices de
sang est le flambeau secret de l'islam
et la clé de la spiritualité de ce
culte. Mais la paralysie mentale de
l'Occident nous montre le chemin à
suivre. Car si, le continent de la
pensée oubliait que l'homme est une
espèce élévatoire et si l'islam oubliait
qu'il dispose des clés de la
connaissance rationnelle de
l'inconscient tueur de l'humanité, la
planète du suicide spirituel cesserait
de tourner sur l' axe de l'intelligence.
Il est fécond de connaître du moins le
territoire sur lequel la question posée
se situe et le chemin à suivre dans le
cas où il existerait un itinéraire pour
y accéder.
La semaine
dernière, je me suis demandé pourquoi le
dieu le plus ancien, Jahvé, n'a pas de
"corps spirituel", pourquoi son puîné,
l'homme-dieu des chrétiens, ne sait
comment rendre divins son foie, sa rate,
ses poumons et ses cris dans son
berceau. Ces sacrilèges m'ont conduit à
me demander si le "corps spirituel"
d'Allah se cacherait à Gaza. Dans ce
cas, pouvons-nous découvrir l'âme et le
cœur du dieu des âmes et des cœurs? Afin
de tenter de répondre à cette question,
je me ferai un instant le théologien du
ratage de la laïcité occidentale et
l'anthropologue de la théopolitique des
estropiés de leur ciel. Puis je me
transporterai à Tunis, parce que si
l'islam à féconder et l'Occident en
déclin devaient sortir ensemble de leur
sépulcre, les historiens de demain
relèveraient que le futur gouvernement
tunisien s'est placé d'emblée aux
avant-postes de l'histoire du cerveau du
monde: M. Gannouchi en a appelé à un
islam en route vers le tombeau d'Allah.
Peut-être l'itinéraire que j'évoquais
ci-dessus a-t-il été tracé d'avance il y
a un siècle et demi par un visionnaire
qui inventa l'adjectif de " résurrecteur
" - un certain Victor Hugo.
Lettre aux intellectuels
tunisiens
1-
Prolégomènes à
'une réflexion commune entre vous et
nous
Vous venez de subir
l'épreuve d'un échec électoral dont vous
avez vivement ressenti la blessure et
que nous avons connu il y a cent
cinquante neuf ans, quand notre
révolution de 1848 a tourné court du
seul fait que le peuple français, encore
inexpérimenté dans la gestion des
affaires publiques et que nous avions
précipitamment appelé à élire le
président de la République, avait rejeté
à une immense majorité le candidat de la
démocratie de l'époque et porté le
prince Louis-Napoléon à la tête de
l'Etat. Alors seulement nos élites
politiques ont compris que la
souveraineté des peuples demeure un vain
mot aussi longtemps que leur initiation
insuffisante aux charges qu'enfante la
liberté ne fonde jamais que des
républiques formelles et dont les
suffrages vides de contenu ne font
qu'une masse d'ignorants à la merci d'un
maître.
La guerre de l'intelligence a connu des
avatars douloureux. Mais l'alternance de
ses succès et de ses revers contient un
enseignement riche d'avenir:
l'interprétation du passé de
l'entendement humain se présente en
conseillère dont la longue expérience de
l'histoire vous suggèrera les chemins de
la raison à emprunter et les impasses de
la déraison qu'il vous appartiendra
d'éviter.
Par bonheur, la
géographie vous a placés en sentinelles
des démocraties d'avant-garde
qu'enfantera la renaissance arabe, par
bonheur, les circonstances ont fait de
vous les vigies du dialogue de la
philosophie de demain avec des
Républiques devenues pensantes, par
bonheur, le destin vous a demandé de
former les phalanges d'un humanisme
nouveau. Ces trois autorités vous
engagent à reprendre le combat que la
France du XVIIIe siècle avait inauguré.
Elles vous appellent à la conquête d'une
raison ambitieuse de scanner les mythes
sacrés dont l'humanité s'alimente depuis
les temps les plus reculés.
Bien que le peuple tunisien ne soit pas
le peuple français de 1848, comment lui
enseigneriez-vous les lois de l'Histoire
et les fondements de la science de
l'action publique si vous n'appreniez au
préalable à quelle profondeur les
nations d'aujourd'hui sont devenues
éducables à l'école de la géopolitique?
Vous vous êtes délivrés d'un dictateur ;
mais vous savez que, depuis plus de six
décennies l'Europe entière demeure
vassalisée par l'OTAN et que les peuples
prétendument indépendants d'un Continent
fier de sa civilisation sont demeurés
tellement ignorants qu'ils ne se doutent
pas un instant qu'ils se trouvent
asservis à un puissant empire étranger.
Il y a seulement quelques jours, notre
concierge, M. Rasmussen, est descendu
tout enrubanné sur le trottoir; et il a
agité sa sonnette pour nous annoncer que
la guerre de Libye s'achèverait trois
jours plus tard, à six heures du soir.
Le lendemain, une France piteuse a tenté
de donner le change: on a entendu le
général Rateau raconter que nous avions
gagné la guerre et sauvé le peuple
libyen. Aucun journal français n'a osé
expliquer cette passe d'armes aux
Français.
Puis, le
11 novembre nous a fait chanter la
gloire de nos troupes engagées en
Afghanistan sous le commandement d'un
empire étranger; puis nous avons entendu
M. Copé se réjouir de ce que l'Europe
fût désormais un continent pacifié - les
nations que la composent ne vont plus
s'étriper les unes les autres et aucun
danger ne les menace de l'extérieur.
Mais alors, contre quel ennemi
entretenons-nous deux cents gigantesques
garnisons américaines en Allemagne et
pourquoi le peuple italien a-t-il tenté
d'arrêter les mains nues les armées du
Nouveau Monde qui se ruaient à travers
son territoire pour envahir l'Irak aux
côtés de tant de nations vassales? Puis,
nous avons vu, grâce au Nouvel Obs,
la main posée sur l'épaule de M.
Sarkozy; lui demander de refuser un Etat
aux Palestiniens et nous avons entendu
notre Président lui répondre: "Puisque
cela te dérange, je
m'abstiendrai". Voilà à
quelle cuisine se concocte la planète
des marmitons de la politique
internationale!
Les peuples démocratiques n'ignorent pas
moins l'histoire secrète du monde que
sous la monarchie.
De plus, il nous
faut, désormais initier de surcroît nos
nations respectives aux fondements d'une
véritable science de la servitude et des
grandeurs des religions, et à la
connaissance que nous pouvons acquérir
de leur véritable esprit, alors que nous
ne sommes pas très avancés dans une
discipline dont nous avons posé les
premiers fondements dans le sillage
d'Epicure et de Lucrèce. Quel spectacle
affligeant nos philosophes ne vous
donneraient-ils pas de leur savoir
partiel et de leur demi raison si,
demeurés eux-mêmes fort peu informés de
leur ignorance des clés d'une espèce
onirique de naissance, ils
transmettaient seulement à de plus
ignorants encore qu'eux-mêmes les
rudiments d'une radiographie des idoles
que l'encéphale balbutiant des fuyards
de la zoologie sécrète depuis l'homme de
Cro-Magnon! Mais comment seulement en
parler si toutes les religions du monde
reposent nécessairement sur le principe
selon lequel un potentat informé des
derniers secrets de la matière et de la
vie demeurerait tapi dans le cosmos et
que la difficulté serait seulement de
dénicher sa cachette afin de recueillir
de sa bouche ou à la lecture de ses
écrits les renseignements dont notre
espèce demeure si tragiquement
dépourvue?
2 - Les
décrypteurs du genre humain
Quelle chance, pour la jeune démocratie
tunisienne, que, dès ses premiers pas,
elle ait pris rendez-vous avec la
politique, quelle chance également que,
dès ses premières foulées, la
philosophie soit devenue votre compagne!
Car il appartient à Socrate de se
demander si nous sommes des êtres
devenus pensants à l'école de nos
propres forces ou si nous demeurons
seulement des porte-parole dociles et
passifs d'un acteur invisible et tout
puissant, lequel se chargerait de penser
à notre place dans le vide de
l'immensité et de nous instruire
partiellement de ses volontés
charitables ou punitives. Mais à peine
cette question s'est-elle imposée à nos
encéphales du XIXe siècle qu'une autre,
non moins décisive dans l'ordre
politique, a pris le pas sur toutes les
précédentes, celle de savoir si le genre
humain de notre temps se trouve d'ores
et déjà en mesure d'apprendre à se
passer - et dans quelles proportions -
d'une autorité réputée omnisciente,
omniprésente et omnipotente depuis les
temps les plus reculés ou si Adam se
prononcera toujours et partout en faveur
d'un pouvoir extérieur à son autorité,
parce qu'il le jugera le plus majestueux
et le plus protecteur possibles.
Lors des
préparatifs de Vatican II, en 1962, ce
n'est pas un paysan inculte, mais un
membre éminent de notre Académie des
sciences morales et politiques qui s'est
écrié dans le Figaro: "Qu'on
nous dise enfin ce que nous devons
croire." Nos sociétés de diplômés
fonctionnent encore sur la croyance
qu'il existerait quelque part une
autorité dont les certificats lui
auraient été accordés ès qualité; et,
depuis Platon, la philosophie européenne
étudie les mécanismes psychiques qui
permettent à notre humanité de faire
passer les arguments d'une ignorance
bien affûtée pour des démonstrations
irréfutables.
Si le peuple
tunisien a donné spontanément la
majorité à l'Ennahda, est-ce pour le
motif qu'Allah est encore tenu, dans
tout le monde arabe, pour le chef le
plus puissant et le plus savant de la
politique et de l'histoire du monde et
qu'à ce titre il est censé savoir mieux
que personne de quels dirigeants la
Tunisie a besoin en ce moment?
Détrompez-vous: primo, cent
soixante trois ans se sont écoulés
depuis 1848, secundo, votre
religion date du VIIe siècle, de sorte
que, dès sa naissance, elle s'est
trouvée beaucoup plus avancée dans
l'ordre philosophique et scientifique
que le christianisme, tertio,
vous n'avez jamais rejeté les verdicts
de la science, quarto, nous vous
devons largement nos propres
retrouvailles avec Aristote et Euclide,
quinto, nous sommes devenus si
ignorants du contenu de nos propres
théologies que nous n'avons de balance à
peser ni Jahvé, ni Allah, ni notre dieu
mi-homme, mi-dieu, sexto, notre
humanisme est devenu tellement
bi-dimensionnel que nos anthropologues
frappent à la porte de votre Allah afin
de tenter de décrypter notre espèce à
son écoute, septimo, votre corps
électoral a permis l'élection de plus de
femmes à votre Assemblée Constituante
que notre parlement n'en compte dans ses
rangs et la porte-parole du parti
d'Allah est une femme qui nous regarde
droit dans les yeux. Du coup, voyons ce
que l'islam tunisien pourrait apprendre
à nos démocraties.
3 - Les embarras
philosophiques de la réflexion sur les
démocraties
En Europe, non
seulement la confiance religieuse et la
confiance politique sont allées la main
dans la main depuis la nuit des temps,
mais, hier encore, elles étaient
réputées se confondre. J'ai déjà dit que
le peuple français ne s'est pas trouvé
dans la même situation que le peuple
tunisien quand il a élu le prince
Napoléon III à la présidence de la
République. Souvenez-vous: Napoléon 1er
s'était présenté en plaideur de la
Révolution, donc en avocat des droits
propres à la raison des hommes, mais à
seule fin de rétablir bientôt la
théocratie catholique dans tous ses
droits et prérogatives d'autrefois - ce
qui lui a permis de fonder, de surcroît,
la légitimité théologique de l'empire
sur un césarisme religieux renforcé par
le concile de Trente en 1545. De même,
le prince Louis-Napoléon s'est présenté
en fils de 1789 et en garant de la
souveraineté d'un peuple réputé devenu
rationnel à l'école du XVIIIe siècle.
Mais songez que le
second empire s'était rapidement
transformé en une démocratie
parlementaire au sein de laquelle
l'équilibre des pouvoirs était devenu
comparable à celui de la République que
nous avons fondée en 1958 - la cinquième
à laquelle nous nous soyons essayés
depuis 1789. Qu'en est-il de la double
casquette de la souveraineté - la laïque
et la théologique - dont se réclament
les peuples actuellement intronisés dans
la politique conjointe de leur ciel et
de leur propre volonté? Certes, ces deux
légitimités s'opposent encore dans leur
fondement même; et pourtant, elles
donnent l'illusion de se soutenir l'une
l'autre dans l'arène d'une Histoire
censée les harmoniser sans trop de
difficultés. L'Angleterre, par exemple,
se réclame d'une monarchie bicéphale par
définition, mais pour la forme
seulement, puisque, dans la pratique de
l'action publique, le gouvernement de sa
gracieuse majesté ignore le sacré et se
réclame exclusivement du pouvoir
temporel dont le suffrage universel est
réputé lui dicter les décisions. Mais
l'Eglise d'Angleterre téléguiderait-elle
la voix du peuple en sous-main? Dans ce
cas, qu'en serait-il du régime politique
des Iles britanniques?
4 - A qui
s'adresser ?
Vous savez que la plupart des
démocraties modernes sont demeurés des
aigles à deux têtes et qu'elles
prétendent fort bien se porter - et cela
en raison même de l'incohérence mentale
qu'elles affichent dans leur gestion des
affaires courantes: car il demeure
évidemment contradictoire d'élever le
roi d'Angleterre au rang d'un chef censé
inspiré par la voix du ciel, donc chargé
de servir de porte-voix au Dieu des
protestants et de réduire, dans le même
temps, son autorité, à celle d'un
exécutant docile des volontés
autarciques du "peuple souverain". Mais
si le pouvoir populaire repose, en
réalité, sur les mystères du ciel des
démocraties, lequel inspirerait des
décisions infaillibles aux majorités -
alors que celles-ci ont toujours et
nécessairement tort, puisque la vérité
est minoritaire par nature et par
définition - il faut qu'un facteur
étranger intervienne afin de porter les
minorités pensantes dans le camp de
l'erreur et les majorités ignorantes
dans le camp de la vérité.
Ce facteur, tout le
monde le voit de ses yeux: les phalanges
de la raison sont composées de notables
jaloux les uns des autres et qui
interdisent au génie de l'un des leurs
de jamais imposer ses vues à leur
médiocrité, tandis que les majorités de
l'ignorance sont de bonne foi et se
laissent d'autant plus aisément
convaincre à l'école du bon sens et des
évidences les plus criantes qu'on n'y
rencontre pas l'obstacle rédhibitoire de
l'aveuglement volontaire qui sert de
guide aux ambitions de chacun. Comment
allons-nous débrouiller cet écheveau?
Car il ne nous appartient pas de donner
dans le piège des arrangements faciles
dont une raison superficielle
s'accommode; il nous appartient de
consulter les phalanges de
l'intelligence qui éclairent les
démocraties socratiques.
5 - La pesée de
notre encéphale
J'ai dit que la politique se moque
davantage des droits de la pensée
logique au sein des minorités
médiocrement instruites des notables
dont se composent les classes
dirigeantes qu'au sein des peuples
ignorants, mais de bonne volonté, de
sorte que les candeurs collectives sont
plus aisément guérissables que les
prétentions des élites que leurs
ambitions portent au cynisme récompensé.
Mais alors, jamais vous ne convaincrez
les foules tunisiennes de se rallier à
la cohérence cérébrale dont se réclament
les philosophes de la démocratie,
puisque ce régime vous enferme d'avance
dans une enceinte d'oligarques qui vous
interdit de haranguer directement les
foules ou vous condamne à l'échec si
vous le tentez.
Du coup, en
serez-vous réduits à feindre, comme tous
les tyrans, d'obéir à Allah et au peuple
tunisien censés étroitement confondus
dans votre bouche, afin de conquérir
l'apparat de la double légitimité
évoquée plus haut? Voyez où vous vous
trouvez conduits par les rubans et les
chamarrures du pouvoir qualifié de
démocratique: si vous vous refusez à
faire tonner la voix de Jupiter et à
tromper la foule des ignorants, il vous
faudra non seulement vous armer d'une
philosophie lourde de sacrilèges, et
vous ne parviendrez pas à introduire sur
la place publique le cerveau moyen des
peuples et des nations. Et puis, comment
vous armer de surcroît d'une réflexion
abyssale sur le fonctionnement magique
de la boîte osseuse d'un genre humain
domestiqué depuis le paléolithique?
Du coup, vous serez renvoyés à vous
colleter seuls et loin de l'arène de la
politique avec une science des idoles
demeurée embryonnaire et en bas âge à
son tour. Cette discipline se
développera-t-elle entre vos mains au
point de faire débarquer le scannage des
mythes sacrés dans la géopolitique?
6 - La Tunisie et
la France
On enseigne encore
en tous lieux qu'un gardien suprême des
cadastres se trouverait installé dans
l'immensité et qu'il aurait lancé de
là-haut quelques arpents au peuple juif,
on enseigne encore qu'un nouveau-né
aurait vogué dans un panier percé parmi
des crocodiles du Nil, on enseigne
encore qu'un descendant du chimpanzé
aurait asséché la Mer Rouge d'un geste
impérieux de la main, afin d'assurer le
passage au pas de charge d'une armée. Si
des sottises dignes d'un ver de terre
demeurent nécessaires à votre politique
du sacré et à la nôtre, c'est bel et
bien parce que le besoin du
pithécanthrope de se réfugier dans les
bras d'un régisseur général du cosmos
est demeuré invincible. On ne saurait
donc, direz-vous, concevoir une science
politique ambitieuse de passer outre à
la dictature de l'ignorance et de la
sottise auxquelles la nature a asservi
le genre humain.
Mais, quand les
chefs d'Etat du pithécanthrope se
proclament devenus de sens rassis, alors
qu'ils brandissent unanimement et en
aveugles la menace d'une apocalypse
sottement auto-pulvérisatrice et quand
tous les peuples et toutes les nations
de bonne foi jugent crédible une
mythologie militaire aussi ridicule,
vous vous dites que la question de la
pesée de la boîte osseuse du
simianthrope fait partie intégrante de
la science politique véritable de
demain, tellement, depuis Platon, nous
construisons de siècle en siècle la
balance à peser nos neurones.
Mais alors,
direz-vous, il nous faut apprendre à
peser la qualité de notre raison et à
déceler les vices de fabrication de
notre boîte osseuse à l'école des
derniers arrivés, les Darwin et les
Freud, afin de nous mettre à l'écoute de
leurs progrès dans la science de
nous-mêmes; et si le calcul du cubage de
notre cervelle devait faire partie d'une
haute science de la politique des
démocraties pensantes de demain, il nous
faudra rendre cette discipline commune à
la Tunisie et à la France. Raison de
plus également, me direz-vous, de nous
placer sur le gril du doute cartésien
des modernes; parce que nous ne
parviendrons à enseigner la politique
aux peuples et aux nations d'aujourd'hui
que si nous connaissons un peu mieux
qu'hier les relations psychiques et
cérébrales que notre histoire et notre
politique entretiennent avec nous-mêmes.
7 - La démocratie
et le statut de Zeus
L'histoire est un metteur en scène de
génie. Vous savez qu'elle ne se contente
pas de planter les décors de la fatalité
: elle dicte ses répliques aux
personnages qu'elle a placés sous son
joug, elle suit pas à pas le déroulement
du drame dont vous vous imaginez avoir
tissé les péripéties de vos mains, elle
règne en catimini sur les planches que
les anciens appelaient la nécessité,
les marxiste le devenir, les
démocraties le destin du mythe de la
Liberté et de la Justice. La
carte mentale du théâtre du monde sur
laquelle évoluent les serviteurs de
nouvelles épopées du salut et de la
délivrance témoigne des embarras de la
France, dont les troupes errent depuis
1789 dans un désert dont ses philosophes
sont responsables à titre collectif.
Je vous entends: certes, notre laïcité,
dites-vous, est la plus décérébrée de la
planète, certes, nos penseurs des XIXe
et XXe siècle ont négligé de poser à la
planète la question la plus décisive de
toutes, celle sans laquelle la laïcité
demeure plus sotte et plus muette qu'une
théologie du Moyen Age - la question de
la nature et du statut de "Dieu" dans
nos têtes. Mais vous ajoutez que nos
derniers hellénistes n'ont pas
interrompu leurs travaux sur Zeus.
Pourquoi avons-nous bondi sur le faux
prétexte que notre Olympe est un
trépassé pour cesser de retourner notre
Zeus sur toutes ses faces ? Suffisait-il
de le chasser des plateaux de l'Histoire
officielle de la France pour qu'il
disparût de nos écrits et de nos
cervelles?
Comment, j'y reviens, fonderez-vous
jamais un Etat rationnel si vous n'avez
pas étudié et pesé la méthode dont
dépendra votre avenir intellectuel et
spirituel aux côtés d'Allah? Vous
trouverez-vous seuls et sans
interlocuteurs dans l'univers? Et dans
le cas où un Jupiter vous écouterait
dans le vide de l'immensité,
recevrez-vous les préceptes de sa bouche
ou les lui dicterez-vous en retour? Ne
commettez pas la même erreur que nous,
décidez clairement des apanages et des
privilèges que vous partagerez avec
Allah. Si vous deviez débattre de vos
affaires avec le maître du cosmos, vous
comporterez-vous en diplomates habiles
ou en raisonneurs bien décidés à ne pas
céder d'un pouce au chapitre du
remplissage de la tête de vos enfants?
En vérité, votre siècle ne pourra pas
davantage se passer de poser la question
de la nature des personnages imaginaires
dont notre espèce peuple le vide de
l'immensité que le XVIe siècle ne
pouvait éviter de s'interroger sur les
relations que la littérature et la
poésie entretiennent avec les écrits
censés couchés sur le papier par des
sténographes du ciel. Mais l'Occident
est trop fatigué pour prendre la relève
de ses philosophes du XVIIIe siècle,
tandis que l'islam vous place à la
charnière du destin de l'encéphale du
genre humain; et Tunis, se trouve au
carrefour de la mutation cérébrale que
le troisième millénaire attend de nous.
Vous êtes les ressuscités dont les
phalanges défieront les prérogatives des
anciens orchestrateurs du néant, vous
êtes l'avant-garde de la pensée du
monde. Déjà le ciel bat en retraite sous
le feu de vos arguments. Voyez comme
Zeus est un piètre dialecticien : sitôt
que le plénipotentiaire que nos ancêtres
avaient placés en veilleur dans le
cosmos se trouve embarrassé par les
contradictions dans lesquelles vous le
faites choir, il s'entoure de brumes et
de nuages. Avec quelle mauvaise foi il
se dérobe sous prétexte que sa logique
terrasserait la nôtre au point que nous
n'aurions pas voix au chapitre!
8 - Une raison
laïque au berceau
Mais, ici encore, évitez les erreurs
dans lesquelles notre laïcité est tombée
et apprenez votre destin à l'école de
nos échecs. Car il se trouve que notre
déraison a surpassé celle de nos idoles.
Il me faut donc vous raconter comment
nous avons été piégés par Napoléon 1er,
qui a formulé en ces termes le principe,
intangible à ses yeux, sur lequel nous
bâtirions la laïcité à la française au
sein de toutes les nations de la terre :
"Le peuple français proclame l'existence
de Dieu".
Vous voyez que, dès
ses premiers pas, notre raison s'est
montrée un enfant en bas âge, vous voyez
que, de nos jours encore, vous vous
trouvez pris dans le même piège que
nous; car le péché originel que nous ne
cessons de commettre à l'égard du dieu
inconnu qui tente vainement de venir
habiter notre conque cérébrale n'est
autre que de dormir à poings fermés dans
notre berceau. Raisonnez seulement une
seconde, les enfants: ou bien Zeus
existe et, dans ce cas, il est aussi
vain et stupide de supposer que notre
proclamation de le saluer en grande
pompe ajouterait ou retrancherait
quelque hochet à son Olympe, qu'il
serait ridicule de faire exister le
peuple palestinien en vertu de nos
invocations. Et si aucune divinité ne
flotte dans le temps et dans l'espace,
quel cyclope, n'est-il pas vrai, qu'une
nation française qui s'imaginerait que
Zeus, Osiris, Wotan ou le peuple
palestinien devraient leur essence et
quintessence à un petit Gaulois perché
sur ses ergots.
Or la chute du grand
Corse dans le péché d'incohérence
cérébrale dont le monde entier souffre
depuis deux siècles s'est si bien gravée
dans nos gènes et dans les vôtres que
nos neurones s'en trouvent traqués de
génération en génération. J'espère
seulement que votre longue fraternité
avec la France de la raison nous aidera
à nous éclairer ensemble sur notre
démence d'hier et sur notre sagesse de
demain.
9 - Les phalanges
macédoniennes de la pensée rationnelle
Ayez le courage qui nous a manqué,
acceptez le principe selon lequel une
laïcité qui n'oserait se poser la
question de l'existence spécifique des
dieux dans l'encéphale de l'humanité,
une laïcité qui reculerait d'effroi
devant son devoir intellectuel
d'examiner la nature propre aux idoles
d'hier et d'aujourd'hui dans les
esprits, une laïcité qui s'interdirait
de peser les mythes sacrés tels qu'ils
existent sous nos crânes, ne saurait
nous conduire ensemble à décrypter
l'ambivalence politique des démocraties
actuelles, qui mettent en scène un type
nouveau de salut du monde - une
annonciation, une intercession, une
Liberté et une Justice portées sur les
épaules du suffrage populaire et qui
prendraient le relais des médiations
précédentes. Si nous devions capituler
avant la bataille sur la définition
d'Allah qui nous attend, jamais nous ne
deviendrions les phalanges macédoniennes
de la pensée rationnelle et
eschatologique de demain.
Certes vous serez les premiers apôtres
laïcs de la liberté et de la justice
logés dans le vide et pourtant à
l'écoute d'Allah. Car votre révolution
vous a d'ores et déjà engagés aux côtés
du peuple palestinien, votre
gouvernement s'est d'ores et déjà
prononcé pour un Allah qui tiendra à ses
opprimés un langage plus convaincant que
celui de nos démocraties - il vous
appartiendra de changer de tête afin
d'entrer dans le vrai ciel d'Allah qui
vous attend. Et maintenant, je dois vous
rendre compte des sommes fabuleuses que
la sotte proclamation inaugurale de
Napoléon 1er nous a escroquée. Car,
depuis plus de deux siècles, et faute de
nous être posé plus sérieusement que
Napoléon la question de savoir en quel
sens nous devons comprendre que
l'existence "réelle" de Dieu, de la
Liberté ou de la Justice dépendent de
notre décision de faire exister ces
valeurs, notre science historique et
notre connaissance des Etats errent dans
le vide où notre seul interlocuteur
véritable n'est autre que la vassalité
intellectuelle et politique dans
laquelle nos errements nous ont fait
tomber.
La semaine prochaine, je vous raconterai
l'histoire de notre laïcité manquée.
Le 13 novembre
2011
Reçu de l'auteur pour
publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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