La rencontre
attendue de la civilisation européenne de demain avec les
inventeurs de l'algèbre, les résurrecteurs de la physique
d'Aristote et les grands mystiques de l'intelligence, qui vont
d'Al Kindi à Averroes et à Avicenne, cette rencontre, dis-je,
conditionnera l'approfondissement de l'humanisme mondial. Elle
aura donc nécessairement rendez-vous avec de grands progrès dans
la connaissance de ses secrets que l'espèce simiohumaine se
cache encore à elle-même. Ce siècle en est porteur, mais il y
faudra l'éclairage abyssal dont seule une anthropologie critique
sera en mesure de faire bénéficier la réflexion politique. Si,
de surcroît, il appartenait à la démocratie arabe de demain de
guider le rééquilibrage de l'encéphale désarrimé de la planète,
ce serait au bénéfice d'un scannage révolutionnaire des savoirs
et des songes dont la boîte osseuse des fuyards de la nuit est
remplie. Car cet animal tâtonnant, mais prometteur, semble
rescapé des ténèbres à seule fin que la lumière du jour le
condamne à osciller sans fin entre sa poussière et des mondes
resplendissants dans lesquels il s'en va camper de son vivant ou
après sa mort.
2 - Les
bretteurs et les jouteurs de l'autel
Qu'est-ce à
dire? Supposons un instant qu'au début du XVIe siècle, la
monarchie française se serait voulue responsable de la
préservation de la paix religieuse dans le pays et qu'une
intention si louable l'aurait persuadée de la nécessité
d'organiser, tant à Paris que sur les places publiques des
principales villes de province, un débat consensuel sur le
contenu et la nature de la foi. Puis le trône chrétien aurait
arbitré les propositions entre les bretteurs de la messe et les
jouteurs d'un autel désert. Le sceptre d'une royauté légitimée
par son ciel aurait-il tranché à la majorité des voix les
difficultés théologiques gravissimes qui commençaient de diviser
la foi de l'époque entre les dialecticiens de la naissance
virginale du Nazaréen et les logiciens de sa résurrection?
Il est difficile
de sacraliser sur la balance à décompter des voix l'acceptation
ou le refus du dogme de la présence physique selon les uns,
figurée selon les autres, de la chair et du sang de la victime
immolée sur l'autel du meurtre rédempteur. Quels seraient les
arguments du tribunal du plus grand nombre à faire prévaloir
l'autorité de sa magistrature sur celle d'une minorité
réticente? L'instrument à peser et à hiérarchiser les religions
tueuses se trouve encore en cours de fabrication dans les
ateliers du ciel ou de l'enfer. On en prépare plusieurs modèles,
mais on travaille déjà à la machine qui pèsera ces modèles à
leur tour; car, voyez-vous, toute la difficulté est de trouver
la rétine du globe oculaire des hommes et de leurs dieux. Ce qui
est sûr, c'est que le cosmos est une gigantesque centrale
nucléaire. Notre espèce commence de porter attention au regard
qu'elle jette sur les atomes, mais elle n'est pas près de
découvrir l'œil qui lui permettrait d'observer les gigantesques
réacteurs qu'elle a installés dans sa tête et qu'on appelle des
théologies.
3 - La science de la vie onirique du
singe rêveur
La preuve, la voici: quatre siècles après
les premiers essais européens de pesée des autels et des
sacrifices des chrétiens, des juifs et des musulmans, où sont
passés les premiers mécaniciens de la balance à peser les
théologies? Ni notre ethnologie, ni notre anthropologie ne
disposent encore des instruments d'une réflexion sérieuse sur
l'imagination religieuse du simianthrope. Nectar ou poison,
délire ou raison, ivresse ou sagesse?
La science médicale du sacré a rendu les armes, parce que les
mêmes remèdes doctrinaux tuent les uns et guérissent les autres.
Et pourtant, le printemps arabe nous contraint à fourbir les
armes d'une anthropologie universelle, parce que l'acquisition
d'une problématique et d'une méthodologie est indispensable à
l'élaboration d'une science de la vie onirique du singe rêveur.
Sinon quelle assise et quel encadrement rationnels
alimenteraient-ils vos controverses sur le sacré? Vous
remarquerez que, près de quatre siècles après Luther et Calvin,
la loi de 1905 ne disposait encore d'aucune connaissance féconde
de la nature et du contenu des cosmologies mythiques. Quant à
l'autorité que toutes les Eglises exercent encore de nos jours -
elles formulent et imposent les décisions de telle ou telle
divinité - vous n'en trouverez pas les clés dans l'anthropologie
descriptive de Claude Lévi-Strauss, et cela pour la bonne raison
qu'il n'existe pas encore d'anthropologie des théologies. Au
cours de son quatrième séjour au Japon en 1986, cet
anthropologue structuraliste, alors âgé de soixante dix-huit
ans, écrivait: "Pour l'anthropologue, les religions
constituent un vaste répertoire de représentations qui, sous
forme de mythes et de rites, s'agencent en combinaisons
diversifiées. Sauf aux yeux de croyants, ces combinaisons
semblent de prime abord irrationnelles et arbitraires." (L'anthropologie
face aux problèmes du monde moderne, éd. Du Seuil, avril
2011, p. 96)
4 - A la
recherche de la bible des modernes
Mais voyez comme l'anthropologue culturalo-structuraliste se
mettait en porte-à-faux entre la science et l'esthétique, et
cela du seul fait qu'il ne disposait d'aucun observatoire des
"yeux des croyants". Comment accéder à une science du sacré si
l'on commence par préjuger que les théologies seraient
réductibles à des floralies culturelles, alors qu'on ne dispose
nullement d'une information d'anthropologue concernant le tracé
des frontières qui séparent les rêves religieux des rêves
romanesques, picturaux ou poétiques, bref, si l'on ignore
pourquoi, depuis les origines, l'homme est un animal spéculaire?
Et pourtant Claude Lévi-Strauss tente de sortir de la niche de
la subjectivité structuraliste qu'il avait construite de 1950 à
1980, mais que les évènements de mai 1968 avaient carbonisée: "La
question qui se pose, écrit-il, est de savoir s'il faut s'en
tenir là et simplement décrire ce qu'on ne peut expliquer ou
bien si, derrière le désordre apparent des croyances, des
pratiques et des coutumes, il est possible de découvrir une
cohérence." (p. 96)
Mais de quelle
cohérence parlez-vous ? Toutes les théologies revendiquent une
cohérence interne et il n'est pas de songe qui ne brandisse une
logique. On se souvient qu'au lendemain de la dernière guerre
mondiale, la sotériologie marxiste avait fait long feu, qu'une
dialectique habile à tisser le fameux "processus historique"
avait peiné à remplacer les eschatologies classiques, qui
étaient principalement trans-tombales, par un évangélisme de
l'utopie qui balançait entre l'apologie de saint Thomas More et
la critique de Soljenitsyne. Quant à la postérité écologique du
rousseauisme, elle se portait de plus en plus mal. Aussi
avait-on imaginé une délivrance de substitution: les structures
seraient explicatives de leur propre structuration. Si elles se
rencontraient ou s'entrecroisaient, elles faisaient une
symphonie dont les harmonique et les arpèges orchestraient la
nouvelle signification de l'histoire et de la politique dans
tout l'univers, tellement la faiblesse d'esprit de l'humanité
lui fait chercher de tous côtés un compositeur universel du
signifiant, un maître biblique de la parole du monde, un
libérateur dont le verbe serait salvifique.
Aussi, loin
d'aller à la racine de la question de la cohérence, c'est-à-dire
de la raison supérieure qui ferait de la "raison théologique" un
désordre seulement apparent, Claude Lévi-Strauss constatait-il
que toute interprétation dite rationnelle de l'histoire n'est
jamais qu' une copie subreptice de celle dont use le sacré et
dont elle prend docilement le relais. Mais comparaison n'est pas
raison; il fallait non seulement montrer le mythe en action dans
les lectures "rationnelles" du "sens de l'histoire", mais
expliquer le fonctionnement mythologique de l'esprit humain, qui
enfante toujours le "sens" sur un modèle finaliste de type
parareligieux, et cela au plus secret de la théorie scientifique
elle-même, notamment dans la physique tridimensionnelle, qui n'a
fait naufrage qu'en 1904. Alors seulement, on comprendra à quel
besoin psychique du singe rêveur les religions répondent quand
elles prédéfinissent universellement la notion d'intelligibilité
à l'école des présupposés téléologique de leur croyance et
pourquoi les mythes sacrés s'appliquent avec une belle unanimité
à disqualifier d'avance comme subjective par nature et par
définition toute réfutation de leurs dogmes et de leur doctrine
sacralisateurs d'un certain chemin.
5 - La
classe instruite et l'Etat
C'est pourquoi les plus hauts dignitaires de la hiérarchie
ecclésiale française - celles des chefs des religions
principales pratiquées sur l'hexagone, la catholique, la
protestante, l'orthodoxe, la juive, la musulmane, la bouddhiste
- ont publié dans La Croix et Le Parisien
du 30 mars 2011 une protestation anticipée contre le projet
aberrant d'engager l'Etat des pieds à la tête dans une
controverse sur la "laïcité" que le Président de la République
et le parti au pouvoir voudraient lancer à grand bruit sur la
place publique, parce qu'un tapage théologique extraordinaire
faciliterait la réélection du chef de l'Etat en 2012.
Soudainement coalisés face à ce péril, les rabbins, les
pasteurs, les prêtres, les imams et les moines bouddhistes ont
fait valoir qu'il fallait "défendre la spécificité de la loi de
1905", qui leur convenait à merveille, puisqu'elle interdisait
précisément de jamais poser les dogmes fondateurs de la science
des origines et de la finalité spirituelle du cosmos sur les
plateaux d'une balance publique - celle dont une prétendue
"raison universelle" exercerait de plein droit le magistère.
Mais alors,
qu'en est-il de la "raison officielle", celle dont nous venons
de constater qu'elle est demeurée un jouet d'enfant et que toute
la question est de la conduire de la superficialité à une
profondeur qui la rendrait contemplative de la question de
taille posée par le sacré? Pascal écrit que le peuple a toujours
tort, parce qu'il ignore les motifs pour lesquels il a tort ou
raison. Sur ce point le syndicat des gestionnaires du ciel a
raison de rejeter la raison étriquée, asphyxiée et frileuse de
1905, mais il ne sait ni sur quoi, ni pourquoi il a raison,
puisqu'il ne porte aucun regard rationnel et de l'extérieur sur
le tragique et la nuit avec lesquels le cerveau simiohumain se
collète depuis la nuit des temps.
On voit que
l'aporie à surmonter requiert un déplacement inaugural de
l'assiette même de la réflexion sur la religion que la raison
avait circonscrite depuis Epicure. Comment une pesée publique et
officialisée des embarras dans lesquels la "vérité religieuse"
se trouve empêtrée depuis le Déluge serait-elle concevable en
2011, alors que l'exposé du sens d'une doctrine sacrée, donc
ésotérique par nature, n'est encore audible ni aux oreilles des
Etats démocratiques ni à celles des corps électoraux
décérébralisés, ni à celles des clergés prisonniers de
l'enceinte de leur foi, ni à celles d'une anthropologie
lénifiante, piteuse, asthénique, maigrichonne, sommeilleuse,
apeurée et fuyarde du vrai champ de bataille; car un Claude
Lévi-Strauss ne se demandait pas un instant pourquoi les "vastes
répertoires de représentations" délirantes paraissent crédibles
aux croyants.
6 - Un
regard d'anthropologue sur l'existence ou l'inexistence de Dieu
Qu'on en juge :
une anthropologie vaillante et décidée à en découdre avec son
véritable objet commencerait pas se demander pour quelles
raisons, précisément anthropologiques à leur tour, l'apologie
universelle d'un panculturalisme et d'un structuralisme aussi
acéphales l'un que l'autre se trouve chargée de soustraire tous
les cultes du monde au savoir rationnel, donc à la pensée
critique. Peut-on qualifier de scientifique une anthropologie
qui refuse de se poser la question la plus centrale de la
condition humaine, celle de la scission exaltante ou mortifère
de cet animal entre le rêve et le réel? Un vrai "concile laïc"
sur l'islam oserait poser au fondement de sa méthode et de sa
problématique la question préalable et élémentaire de savoir
pourquoi notre espèce s'imagine qu'un personnage fantastique "siègerait"
dans le cosmos, pourquoi ce géant physique ou vaporeux
récompenserait ou punirait les humains, pourquoi ce Titan
insaisissable, émacié, et pourtant musclé, aurait rédigé
certaines règles fixes de la morale et du droit, pourquoi ce
colosse des effluves et des lois du ciel aurait précisé l'art
d'administrer son royaume, pourquoi cet Hercule du cosmos se
montrerait un gestionnaire tantôt attentif, tantôt négligent à
sauvegarder ses créatures, pourquoi il s'appliquerait à
conserver le climat des nations et à perpétuer des langues, des
mœurs et des "manières", comme disait Montesquieu.
Mais les Etats
ne débattent jamais en public et en spécialistes du ciel de
l'endroit de l'identité cérébrale aléatoire et de la complexion
stable ou changeante d'un acteur de l'immensité et du vide. Et
pourtant, eux aussi, voudraient gérer le contenu tant cérébral
qu'éthique des cultes si divers que pratique une humanité placée
sous leur autorité. En revanche, voyez combien le port de la
barbe ou du turban de tels ou tels croyants, la longueur ou la
couleur des jupes de telles jeunes filles plongent les Etats
dans des affres sans nom, mais sans qu'ils sachent eux-mêmes
pourquoi l'alimentation permise ou le jeûne imposé par telle
orthodoxie soumet leur politique à la torture.
Il est étrange que les classes dirigeantes
se préoccupent si fort du port ostensible ou discret des
emblèmes et des amulettes de telle foi ou de telle autre, alors
que, dans le même temps, la croyance en l'existence ou en
l'inexistence de Jupiter passe tantôt comme lettre à la poste,
tantôt à la trappe dans leur pauvre esprit. Mais imagine-t-on
que MM. Fillon, Copé, Borloo ou Sarkozy auraient cure de la
solidité ou de la fragilité de leur propre tête ou de celle de
leurs concitoyens, alors que l'ignorance de la masse du corps
électoral au chapitre des dogmes et des croyances de toutes les
religions du pays se conjoint à celle de la classe politique
mondiale sur ce grave sujet? Tout cela ne devrait-il pas nous
renvoyer à l'examen des origines, de la nature et de la finalité
des cosmologies mythiques? Décidément, elle est politique au
premier chef, la question de savoir pourquoi les dirigeants des
partis qui pilotent les démocraties modernes veulent demeurer
aussi illettrés que le clergé du XVIIe siècle, qui n'avait même
pas entendu parler de la découverte intempestive de Copernic en
1546?
7 - Les
faux dévots de la démocratie
Bien plus : on a tort de croire que l'Eglise
et les Etats étaient demeurés géocentristes du seul fait que
telle était la doctrine religieuse imposée par les textes
bibliques; il s'agissait, de surcroît, d'une évidence si grande
que tout le monde pouvait la vérifier de sa propre autorité. Qui
pouvait douter qu'un soleil voyageur s'essoufflait sous ses yeux
à courir du matin au soir de tel endroit du ciel à tel autre?
Le coup d'éclat de Copernic était décidément
par trop théologique au regard du sens commun: ne prétendait-il
pas, comme l'Eglise, que la vérité demeurait invisible par
nature et par définition ? Mais alors que le bon sens cartésien
était allé camper au Vatican, voici que la vérité des astronomes
se révélait à son tour non moins étrangère au témoignage stupide
des sens que les "vérités de la foi". C'est ce naufrage des
"lumières naturelles" qui désarçonne encore la classe politique
des démocraties d'aujourd'hui: elle ne sait pas qu'elle ignore
la vérité précisément parce qu'elle croit l'apercevoir
physiquement.
Du coup, elle rencontre des difficultés de
plus en plus grandes à se montrer plus abêtie que le clergé du
Moyen Age aux yeux du témoin le plus considérable de notre
temps, à savoir la communauté scientifique mondiale. Pis que
cela: qu'en est-il de la sincérité ou de l'hypocrisie propres à
la piété de la classe dirigeante des démocraties s'il ne s'agit
nullement d'une carence cérébrale des élites politiques
modernes, mais d'une démagogie tellement consciente et tellement
réfléchie que son caractère titanesque donnerait le vertige si
elle n'était pas savamment feinte, donc en hommage indirect du
vice à la vertu, comme disait La Rochefoucauld. Nietzsche avait
tort d'écrire que moins d'un cerveau sur mille se pose la
question du vrai et du faux; car un démagogue sur deux ou sur
trois se sait démagogue. Que faites-vous de la moitié ou du
tiers aveugle? Ceux-là souffrent d'un manque de lucidité qui les
empêche de voir l'humanité apparaître en tant que telle sur
l'écran de leur champ de vision. Ceux-là attendent que la
théologie débarque en chair et en os dans les circonscriptions
et leur boîte osseuse ne se met en état d'alerte qu'au spectacle
tout physique des barbes et des turbans.
Alors l'anthropologie de Claude Lévi-Strauss ouvre un œil: "Le
cosmos ne nous apparaît plus, écrit-il, comme au temps de
Newton, régi par des lois éternelles telles que la gravitation.
Pour l'astrophysique moderne, le cosmos a une histoire. Il a
commencé il y a quinze ou vingt milliards d'années par un
événement unique (Big Bang), s'est dilaté, poursuit son
expansion et, selon les hypothèses, continuera indéfiniment dans
le même sens ou alternera entre des cycles d'expansion et de
contraction." (p.103)
Comment la classe politique de la Ve
République interpréterait-elle la signification anthropologique
d'une observation aussi transculturelle?
8 -
L'aube de la mystique
Pour l'auteur de Tristes tropiques, le sacré
commence donc avec l'interrogation humaine sur le mystère du
temps dans lequel notre espèce se trouve immergée. Voilà une
porte d'entrée dans une anthropologie qui n'aurait pas froid aux
yeux; car si c'est la condition simiohumaine qu'il faut tenter
de peser, souvenons-nous de ce que, depuis les origines, la
mystique situe de l'énigme du temps au cœur de toute science du
genre humain et de ses croyances - le monde de Chronos, elle
l'appelle le temporel.
Mais ne vous y
trompez pas, l'éducation nationale laïcisée se garde bien
d'enseigner aux enfants l'histoire angoissante des tâtonnements
de la raison humaine, ne serait-ce que du Moyen Age à nos jours.
Les manuels scolaires de la IIIe République et du début de la
IVe s'y essayaient encore avec intrépidité - mais ils avaient
été tout de suite interdits par le gouvernement de Vichy. Il est
vrai que l'histoire parallèle de la pensée et de la littérature
de Lanson et celle de la France de Mallet et Isaac était
demeurée rudimentaire, parce qu'il fallait bien combattre en
premier lieu l'ignorance effarouchée et la sottise affichée de
la théologie catholique. Mais si l'on se contente de réfuter des
sorciers, comment apprendre l'histoire de la raison à l'école
d'un vrai regard sur les rescapés de la zoologie? Depuis lors,
c'est tout l'Occident qui se demande comment passer de la raison
catéchisée des magiciens des nues à la raison tragique des
Robinson du cosmos.
J'ai déjà dit
que les six chefs religieux qui ont rédigé l'appel rappelé
ci-dessus ressemblent aux ignorants de Pascal : quand ils ont
raison, ils ne savent ni en quoi, ni pourquoi. Aussi ont-ils
froidement considéré que le catholicisme, le protestantisme et
l'orthodoxie seraient des religions distinctes, bien qu'elles
adorassent la même divinité, parce qu'un instinct sacerdotal
partagé fait parler leur inconscient politique en ces termes:
"Nous sommes responsables de l'identité cosmologique de
l'humanité. Il nous faut donc paraître gérer une immensité et un
vide censés habités par une divinité. Certes, le bouddhisme
n'honore aucun Dieu. Peu importe: cette carence se révèle
positive en ce qu'elle nous prouve qu'il ne faut pas laisser le
néant en friche, mais le faire retentir de nos prières à
quelqu'un. Peut-être les dieux n'existent-ils pas; mais nous
sommes placés sous le sceptre des heures ; et si personne ne
tient ce sceptre-là d'une main ferme, le troupeau n'en aura que
davantage besoin d'un berger. Nous sommes les apprêteurs, les
habilleurs et les grands couturiers d'un roi du cosmos."
9 -
Comment changer d'encéphale?
On comprend pourquoi aucun ecclésiastique, quelle que soit la
religion dont il se réclame, ne saurait accepter un "débat
rationnel" sur la nature et sur le contenu de sa croyance, et
cela quand bien même il n'aura rien à en redouter, puisque,
comme il est dit plus haut, une initiative de ce genre n'a
aucune chance d'aboutir, faute que se présente jamais un
interlocuteur qui traiterait du sujet à la lumière d'une raison
transcendante à la double platitude des sciences et des
dévotions. Inutile également d'en appeler aux psychanalystes et
aux anthropologues : eux non plus ne sauraient débattre des
vrais fondements de leur propre science, puisque leur pauvre
connaissance de l'inconscient ne porte pas encore sur
l'inconscient qui sous-tend la notion de raison. Mais faut-il
pour autant se résigner à laisser les croyances religieuses
installer dans les têtes sans défense des enfants un savoir
politique grossier et que protègera un sortilège sacralisateur,
donc le "noli me tangere" craintif d'une théologie?
Car elles sont
désastreuses à leur tour, les conséquences psychiques et
politiques de la pétrification, de génération en génération, de
la carapace cérébrale de l'humanité religieuse. Les cuirasses
mentales inaltérables et inamovibles d'un ciel casqué ont perdu
leur efficacité, parce que leur simplisme a cessé de protéger
notre espèce. Il ne suffit plus de nous corseter à l'école d'une
"révélation", il ne suffit plus de nous laisser disposer
seulement du minimum de liberté qui nous rendait responsables
devant la loi, donc punissables, et il ne suffit plus de nous
amputer de notre reste d' autonomie afin de nous rendre
craintifs, donc obéissants. Du reste, nos religions évanouies
n'avaient pas attendu Freud pour découvrir que l'espèce bimane
doit se trouver éduquée dès le berceau, sinon elle oscille sans
cesse entre ses garants rituels fragiles et ses chutes dans
l'anarchie. Mais de nos jours, où sont les consolidateurs de nos
encéphales qui nous protègeraient de la rébellion des atomes?
Telle est la
problématique anthropologique transcendante aussi bien à la
raison laïque qu'aux mythologies dévotes. Un Occident devenu
dangereusement acéphale et un islam oublieux de ses grands
mystiques chercheront-ils en commun l'avenir du "Connais-toi"
d'un animal qui a perdu ses fourrures dans le ciel ?
10 - Le
regard des mystiques de l'islam sur la " raison "
J'ai déjà dit
qu'à une époque où une connaissance des ressorts et des rouages
d'Adam prématurément qualifiée de "scientifique" piétine
désespérément dans l'enceinte des sciences seulement
descriptives de notre embryon d'entendement, l'avance que nous
avons prise sur les humanistes du XVIe siècle est demeurés
insignifiante. Par bonheur une étendue immense s'ouvre à la
pensée arabe et à la recherche anthropologique d'avant-garde,
tellement les pics de la spiritualité islamique sont beaucoup
plus familiers de la "théologie négative" d'un Jean de la Croix
et des grands mystiques de la nuit que des petits juristes du
ciel ecclésial des chrétiens, qui ont élevé, un spécialiste des
descriptions minutieuses du corps des ressuscités au paradis au
rang de "docteur angélique" inamovible au sein de l'Eglise
catholique. Mais un Al Ghazali (1050-1111) a donné, avec huit
siècles d'avance, son véritable fondement psychobiologique à la
critique humienne de la "causalité explicative". Pourquoi cela,
sinon parce que seule la haute déréliction spirituelle qui
inspire la conscience mystique féconde et rend universelle la
pensée scientifique , donc critique, des grands visionnaires de
la condition simiohumaine.
C'est Al Ghazali
qui a découvert que le fameux " lien de causalité" qui sert de
fil d'Ariane à la raison occidentale depuis Pythagore n'est
qu'une sorte de ficelle verbale que le cerveau demeuré semi
animal tend en imagination entre des faits inintelligibles en
eux-mêmes et qui se succèdent seulement avec une constance
exploitable: nos cellules grises dotent cette cordelette
cérébrale d'une parole, mais personne n'a jamais vu de ses yeux
une cause en tant que telle. Pourquoi cet objet mental n'est-il
pas capturable dans les laboratoires de la connaissance
rationnelle? Pourquoi notre raison analytique reste-t-elle
Grosjean comme devant et passe-t-elle sans plus attendre à une
synthèse causative faite de bric et de broc?
Pour l'apprendre, c'est toute la philosophie occidentale depuis
la Critique de la raison pure de 1781 qu'il faut
lire avec les yeux distanciateurs d'une conscience mystique
arabe vieille de mille ans, tellement il n'est pas de découverte
plus centrale de la philosophie simiohumaine que la critique
anthropologique de la causalité que l'Europe du siècle des
Lumières a inaugurée. En élève indocile de Hume, Kant enseigne
que le cerveau humain est un organe "causaliste" à titre
biologique, parce qu'il est préconstruit par la nature pour
fonctionner sur le logiciel des "catégories mentales" gravées
par la nature dans la boîte osseuse d'un singe aporétique. On
peut le vérifier par l'échec de l'enseignement de la lecture aux
enfants à l'aide de la méthode dite globale, qui conduit leur
cerveau à colloquer les syllabes manquantes dans le vide qui
sépare celles que rencontrent leurs yeux, ce qui leur permet
d'apprendre à lire, mais ne leur enseigne en rien l'orthographe.
De même le cerveau explicatif croit comprendre les faits
répétitifs du seul fait qu'ils se redisent. L'habitude est le
pédagogue et le maître de tous les animaux. C'est la coutume qui
engendre le signifiant simiohumain. Vous trouverez cela chez
Montaigne, qui vous décrit le fonctionnement de l'intelligence
d'un renard qui tâte la glace afin d'en vérifier la solidité
avant de se risquer sur une rivière gelée.
11 -
L'avenir de l'Europe et de l'islam
L'avenir cérébral d'une Europe mentalement épuisée et d'un islam
résurrectionnel empruntera deux voies. La première conduira à
une psychanalyse transcendantale du verbe comprendre, donc à une
analyse anthropologique de l'inconscient qui préside à la
généalogie de l'intelligible dans les sciences
tridimensionnelles. Pourquoi s'imagine-t-on comprendre
l'invariable, sinon parce que le prévisible et le rentable se
confondent de telle sorte, comme disait Rabelais, que Messire
Gaster est le maître à penser de l'humanité. Mais qu'est-ce donc
que la mystique, sinon l'apprentissage abyssal d'une finitude
humaine immergée dans le mystère impénétrable de la temporalité?
L'islam lancera l'Occident sur la voie appienne de la
distanciation cérébrale de demain à l'égard de toute la
théorétique des sciences positives.
Mais l'Occident initiera en retour l'islam à un décryptage du
souverain mythique de la fatalité que la foi musulmane appelle
Allah. L'avenir commun aux deux civilisations sera donc celui de
la conquête d'une conscience de soi dont l'origine socratique
rappellera que le politique s'enracine dans le feu de
l'intelligence dérélictionnelle du mystique.
C'est dire également qu'à l''heure où la critique occidentale de
la "connaissance rationnelle" depuis Hume et Kant aura été placé
au cœur d'un élan partagé de la pensée arabe renaissante et de
l'Europe de demain, il nous faudra étudier la "nuit obscure de
la perception" et la "nuit obscure de l'entendement" de l'auteur
de la Montée au Mont Carmel, tellement la haute
mystique arabe a inspiré les vrais mystique chrétiens.
On sait que
Pascal a plongé la plume de Dieu dans son propre encrier et
qu'il a fait définir le statut d'Adam en ces termes au créateur
de la Genèse: "Plus il s'élève, plus je l'abaisse, plus il
s'abaisse, plus je l'élève". Quelles seront les ascensions
qu'enfantera l'abaissement des futurs "mystiques" de la solitude
? D'abord, la psychanalyse des agenouillés devant leur chair
ridiculement éternisée dans le vide du cosmos fustigera leur
peur du néant. L'idolâtre se décharge du fardeau de l'immensité
sur les épaules d'un fabricant de son immortalité. Décidément,
si le colosse des Robinsons de l'île déserte de Pascal existait,
il s'amuserait à armer des insectes d'une apocalypse mécanisée
afin de les convaincre que leur solitude n'est autre que la
sienne.
Le "printemps
arabe" bouleverserait l'échiquier de la raison spirituelle
mondiale si la mystique de l'islam de demain fécondait
l'Occident chrétien et arrachait la foi des masses musulmanes au
ritualisme dans lequel elle est tombée.