1
-
Une généalogie de
la raison expérimentale
Que vérifie le savoir qualifié
d'expérimental? La raison occidentale
est née de la physique et de la
géométrie des Grecs qui, les premiers,
ont tenté de remplacer les récits
invérifiables de l'Olympe de leur temps
par la vertu explicative qu'ils
attribuaient à la succession des
phénomènes constants et prévisibles dont
la course leur présentait le spectacle
inlassablement répété. Mais du coup,
qu'observait-on? Des évènements muets ou
le sens rationnel qu'on leur attribuait?
Dans ce cas, quel est l'instrument de
vérification d'un "signifiant"? Les
faits transporteraient-ils leur sens
comme l'escargot sa coquille?
C'est
dire qu'en réalité, la raison qualifiée
d'expérimentale métamorphose
inlassablement dans les cervelles le
spectacle qu'enregistre sa caméra et que
cette métamorphose résulte de ce que
l'encéphale simiohumain projette
instinctivement une prétendue
compréhensibilité en soi sur la
régularité inlassable des phénomènes.
Que vaut une intelligibilité du monde
censée fournie par la monotonie qui la
rend profitable? De plus, cette
pythonisse du signifiant est venue au
monde accompagnée d'un assistant
sourcilleux, d'un surveillant
soupçonneux et d'un agent d'exécution
méfiant. On l'appelle la causalité. Les
"lumières naturelles" et le "sens
commun" du genre humain sont réputées
illuminer le train imperturbable de la
nature. A quelle hauteur la science
met-elle la barre qu'elle charge le
verbe comprendre de franchir?
Pour l'anthropologie critique, la
généalogie de la raison dite
"expérimentale" révèle qu'elle est de
type oraculaire sans le savoir,
puisqu'elle s'imagine constater que le
cosmos serait loquace, alors qu'elle ne
constate rien de tel: elle ne voit que
des successions constantes d'évènements
muets. Aussi lui faut-il expédier un
haut-parleur dans le cosmos , à savoir
le mythe d'une légalité auto-expliquante
de la matière, laquelle doterait cette
dernière d'une "parole du sens" calquée
sur le langage du droit. Le sorcier
originel rend locuteurs les
ressassements utiles de l'univers, le
magicien moderne est chargé, à l'instar
de son prédécesseur, de faire parler
haut et fort les constats sans faille
des observateurs - mais ce sont les
ventres, non les encéphales que cette
raison-là fait parler. Il aura fallu
attendre l'an 1739 pour que David Hume
mît la cause supposée éloquente sous la
lentille d'un microscope nouveau, celui
des premiers anthropologues qui
filmèrent la transfiguration, sous l'os
frontal de la bête, de l'impassibilité
de la matière en un discours des animaux
en voie de cérébralisation.
Mais les instruments du généalogiste du
XVIIIe siècle n'avaient pas encore la
puissance qui fait raisonner nos verres
grossissants. Maintenant, nous observons
dans les têtes la génitrice spontanée de
la compréhensibilité illusoire des
redites d'un muet de naissance,
maintenant, nous radiographions sous les
crânes les reptations du langage auquel
un animal fasciné par l'imperturbable
procède sans jamais s'en apercevoir,
maintenant, nous nous rions des
inconscients assermentés par des
huissiers et des magasiniers de
l'inconnaissable.
2 - Le chasseur
et son gibier
Il nous a donc fallu chercher une
motivation du chemin que parcourt le
réel dans l'encéphale de cet animal afin
de se rendre, clopin clopant, dans un
royaume non seulement locuteur, mais
expressément préconstruit pour
s'adresser éloquemment à des estomacs.
La digestion de nos fourrages mentaux
cache son itinéraire dans les ténèbres
d'une bête hypnotisée par le vocabulaire
et la grammaire qu'on lui verse dans la
tête dès le berceau. Mais si endormi que
demeure le bipède parlant, il y a de
quoi l'alerter sur le mystère
psycho-cérébral qui fait couver à sa
boîte osseuse une croyance
universellement partagée et que le seul
spectacle de la réitération perpétuelle
des phénomènes qualifiés de naturels
suffit à répandre et à fortifier.
Chaque
fois que la science d'autrefois portait
le regard sur un enchaînement docile
d'évènements matériels marchant à petits
ou à grands pas dans le vide de
l'immensité , le "sujet de conscience",
comme disaient sottement les savants de
ce temps-là, oubliait instantanément que
seul le défilé aveugle des faits lui
faisait conjuguer le verbe comprendre.
Celui-ci se trouvait donc préfaçonné à
l'usage d'un chasseur sans cesse aux
aguets de sa proie, à savoir la
prévisibilité hautement rentable de la
ribambelle des "causes" et des "effets".
L'anthroologie moderne redécouvre la
"nuit des sens", la "nuit de la
connaissance" et la "nuit de
l'entendement" d'un Jean de la Croix -
le naufrage de la logique d'Euclide
ouvre un territoire nouveau et immense à
la connaissance radiographique de la
psychobiologie des grands mystiques.
Que
disait le génie de leur nuit aux
explorateurs du silence et du vide? Que
l'aveuglement mental des premiers hommes
- les pauvres se sont rassurés à brandir
le totem d'une causalité bavarde - cet
aveuglement, dis-je, s'est révélé
parallèle à la cécité d'un animal
théologisé de naissance par sa peur de
l'immensité, mais utilement leurré par
la nourriture cérébrale qui lui servait
de caution; et cette garantie lui était
apportée, pensait-il, par une nature
gorgée d' aliments intellectifs. Ceux-ci
lui faisaient baptiser de "raison" un
tropisme cervical intéressé et hautement
nourricier - celui de capturer la
baleine de la causalité expliquante.
Enfin Socrate vint. Mais ce
simianthropologue avant la lettre fut
aussitôt assassiné par ses congénères
pour avoir tenté de substituer à la
loquacité pseudo rationnelle et
trompeuse de l'afflux des "causes" -
pourtant incapturables en tant que
telles dans la nature - l'examen
traumatisant des secrets neuronaux de
l'animal abêti par son ventre et qui
fait sécréter des paroles à la matière.
Mais pourquoi ne reconnaît-il pas pour
sien le discours du cosmos, pourquoi
croit-il le faire jaillir de la pierre?
Du coup, un "Connais-toi" abyssal s'est
révélé le véritable objet d'une
philosophie enfin réservée aux seuls
spéléologues des Moïse qui frappent des
rochers afin d'en extraire une musique
de l'illusion. Depuis cinq siècles avant
notre ère, les philosophes se déchirent
entre les magiciens de l'expérience
muette et les plongeurs aux yeux
desquels la vérité est un puits sans
fond.
3 - La raison
moderne et le totémisme originel
Qu'en
est-il de nos jours de la notion
d'intelligibilité, donc de la
conjugaison naïve du verbe expliquer à
laquelle la science expérimentale se
livre avec candeur?
L'observation anthropologique de l'état
embryonnaire de la boîte osseuse des
semi évadés de la zoologie révèle que
non seulement cette espèce ne capture
jamais de causes visibles, comme il est
dit plus haut, mais qu'elle enfante
toujours et seulement des signes, donc
des affiches trompeuses, lesquelles lui
signalent des signifiants subjectifs par
définition. La causalité est donc la
sage-femme du sens simiohumain du monde.
Quand cet animal observe un phénomène
régulièrement suivi de tel autre, il les
insère tous deux dans un système de
référence pré-construit dans son esprit
et réputé conjoindre les évènements
successifs dans une seule et même
signalétique. L'homme se trouve donc
prisonnier d'un code dont il tend
lui-même l'échiquier à sa boîte osseuse.
La calotte crânienne du simianthrope
post-zoologique se révèle
pré-conditionnée par ses interprétations
a priori d'un monde pré-totémisé par son
geôlier, la causalité, laquelle plie
spontanément un cosmos capturable aux
intérêts psychogénétiques de l'espèce.
4 - La
scolastique et la sorcellerie
On appelle "épistémologie" la
sorcellerie vocalisée dont les cordages
verbaux sélectionnent les faits
étiquetables et ligotables à l'univers
mental d'un magicien en chef du
profitable - un "Dieu incapturable ou la
science du préhensible.
Du coup, si le croyant d'une religion
guérit d'une maladie ou d'une infirmité
à la suite de la récitation d'une prière
officialisée par une Eglise ou qu'il
aura rédigée motu proprio, il en
conclura que les paroles prononcées
seraient la cause du rétablissement de
sa santé. Mais si le code censé enfanter
le thérapeute de l'univers qu'on appelle
l'intelligibilité du monde, et si ce
code se place de sa propre autorité à la
tête d'une humanité médicalisée de la
sorte, le même phénomène psychogénétique
pilotera à la fois les religions censées
guérisseuses et tout l'enfantement
expérimental des "signifiants
rationnels" réputés innerver et corseter
la théorie scientifique.
Et
pourtant, répète le logicien de la
mystique, on n'expérimente jamais que
des signifiants simianthropomorphiques
par nature et réputés plonger
abusivement les évènements dans un seul
et même bain de sapience, celui de leur
vérification et celui de leur baptême
langagier étroitement confondus au nom
tantôt d'un Dieu trompeur, tantôt d'une
Raison demeurée animale, puisqu'elle
prend son fourrage pour une parole
expliquante. C'est ainsi que la physique
classique avait adopté le bréviaire
juridifiant du droit romain:
l'expérience scientifique
préinterprétait l'univers de la matière
sur le modèle de la loi civile du peuple
de la Louve. On légalisait les routines
du cosmos ; et le créateur aveugle de la
Genèse soutenait la même
poutraison du "sens" que ses faux
savants. Mais si la logique du monde
épaulait le divin et vice-versa, le
temporel était tenu pour un trône auquel
des autels leurrés servaient de garants.
Ce type
de raison et de rationalisation des
"habitudes de l'univers", comme disaient
les nominalistes du Moyen Age - ils
furent les premiers anthropologues du
piège dans lequel les évadés de la
zoologie sont tombés - ce type de raison
projective, dis-je, a converti toute la
science occidentale à une scolastique de
magiciens de leurs propres fétiches
verbifiques. C'est ainsi que le
structuralisme "explique" le
recommencement perpétuel des faits
coutumiers à l'aide de la charpente
réputée immuable des "structures",
l'existentialisme par le soutènement du
concept magique "d'existence", la
phénoménologie par la toile d'araignée
des phénomènes, le "complexisme" par le
substantif "complexité" projeté à vide
sur toutes choses d'ici-bas, le
causalisme par le caractère causatif de
tout ce qui arrive, de sorte qu'une
tautologie universelle est devenue la
clé, l'oracle et le temple dans lesquels
l'esprit religieux originel s'est
réfugié. Le lien entre la scolastique et
la sorcellerie se révèle la clé de
l'observation simianthropologique de
notre espèce.
5 - Le
bûcheron d'Isaïe
Qu'en est-il d'une raison livrée à un
psittacisme langagier? Pour tenter de le
comprendre, constatons que les dieux
sont des personnages censés s'offrir le
luxe de porter sur le genre simiohumain
un regard de haut, de loin et du dehors.
Observons ensuite la prétention inscrite
dans les viscères craintifs de cet
animal. Cette bête s'épouvante de se
doter à son tour de l'intelligence qu'il
a attribuée à ses Célestes. Qu'en
est-il, en réalité, du panorama cérébral
supposé supérieur au nôtre dont il a
affublé le ciel? Si ce bimane se
défausse sur les Immortels qu'il charge
de prendre sur leurs épaules sa propre
envergure effrayée et s'il refoule, dans
l'effroi, l'œil de Zeus tapi en
lui-même, que perd-il au change? Quand
Saint Paul écrit dans l'Epître aux
Romains que les hommes sont "remplis
de toute espèce d'injustice, de
perversité, de cupidité, de méchanceté ;
pleins d'envie, de meurtre, de querelle,
de ruse, de perfidie; rapporteurs,
calomniateurs, ennemis de Dieu,
insolents, orgueilleux, fanfarons,
ingénieux au mal, indociles aux parents,
sans intelligence, sans loyauté, sans
cœur, sans pitié" (1-28-31), il
n'hésite pas à fixer les rescapés de la
nuit animale avec les yeux impitoyables
du Zeus des chrétiens.
Mais
l'observation anthropologique du calibre
transcendantal attribué à la boîte
osseuse du Zeus nouveau débouche
aussitôt sur un début de réponse
sacrilège à la question réelle posée en
sous-main par l'interrogateur. Voyons
comment Isaïe regarde sans trembler
l'animal tueur que l'homme est à
lui-même. Que dit-il de la bête qui
offre à son idole le poulet ou l'agneau
qu'il a égorgés et dont il négocie le
prix d'achat et de vente avec le roi du
cosmos? Le prophète a guéri de l'effroi
originel de l'espèce et il dit à
l'homme: "J'ai horreur du sang que tu
répands sur mes parvis et tes
sacrifices, sache bien que je les ai en
abomination".
Bien plus, l'intelligence victorieuse de
la nuit et de la peur décrit l'idolâtre
en généalogiste de la boîte osseuse d'un
bipède à peine éjecté du règne animal;
et il radiographie, dans la stupeur et
la fureur de sa raison à lui, le
bûcheron qui a coupé un arbre dans la
forêt: il se chauffe avec la moitié de
sa récolte, tandis qu'avec l'autre
moitié, il se taille une idole, se
prosterne devant elle et l'adore.
Voilà
une observation socratique avant la
lettre: si le simianthrope est un
adorateur terrorisé des objets cérébraux
et psychiques qui sortent de ses mains
et qu'il appelle des dieux, nous
découvrons l'âme même de toute la
scolastique, puisque le bûcheron
d'aujourd'hui ne s'agenouille plus
devant des totems de bois, mais devant
des mots aussi creux et vides de sens
que les mots en isme qui font, de
l'idolâtrie des modernes, une mythologie
de l'abstrait.
Vingt-cinq siècles après le Phédon,
la philosophie moderne du "Connais-toi"
s'inscrit tout entière dans la postérité
anthropologique de Darwin et de Lamarck.
A l'observation tridimensionnelle du
ciel et de la terre des Anaxagore, la
spéléologie de la connaissance
multidimensionnelle substitue l'examen
d'une animalité totémisée d'avance par
le langage de l'idole qu'elle est à
elle-même et dont la théâtralité verbale
rentabilise les coutumes aveugles de la
matière à l'école d'une parole mythifiée
d'avance. Au fond de la scolastique du
concept oraculaire on retrouve le
cerveau bipolaire du bûcheron d'Isaïe.
Le monde moderne tout entier ne
présente-t-il pas le spectacle de
l'encéphale schizoïde des malheureux
évadés de la zoologie, mais qui n'ont
quitté le monde animal que pour acquérir
un instrument cérébral biphasé - une
parole dont l'animalité spécifique
demeure à décrypter ?
6 - Isaïe et
l'avenir de la philosophie
Qu'est-il advenu du pieux bûcheron
d'Isaïe? S'agirait-il du bois de la
démocratie mondiale et des supplications
qu'elle adresse à des captifs?
L'humanité se chaufferait-elle avec la
moitié de ce bois, tandis qu'elle se
taillerait, dans l'autre moitié, une
idole du langage des idéalités devant
laquelle elle entrerait en transes, se
prosternerait et réciterait des prières?
Dans ce cas, nous progresserons quelque
peu dans le décryptage du "Connais-toi",
parce qu'il nous suffira de suivre Isaïe
à la trace et de descendre à ses côtés
de quelques marches encore dans le puits
sans fond de l'idolâtrie; et nous
emprunterons un instant la lanterne
diogénique de tous les prophètes pour
apercevoir les contours d'un personnage
nouveau de l'histoire - la spéléologie
transcendantale.
Car
enfin, si le simianthrope actuel est un
insecte dont l'animalité cérébrale
s'appelle l'idolâtrie et si les
bestioles de ce gabarit sont pilotées
par un encéphale demeuré schizoïde,
alors toute la pensée occidentale est
appelée à courir en direction d'une
synthèse entre le magique et le
politique, le religieux et le
"rationnel", le biologique et le
totémique, tellement le décodage
isaïaque du cerveau du singe évolutif
passe par une radiographie des idoles
que sécrètent les neurones de cet
animal. Car enfin, répétons-le, la bête
vocalisée se caractérise par la folie de
prêter sa voix à la matière inanimée; et
elle y procède par le truchement d'une
métamorphose sans cesse recommencée de
sa signalétique semi-animale en une
substance oraculaire - le cosmos tout
entier. Quelle étrangeté de se donner
des interlocuteurs dans le vide de
l'immensité, quelle étrangeté de leur
présenter des offrandes de sang, quelle
étrangeté que d'élever un meurtre
cultuel au rang de prébende
sacrificielle!
-
Andres
Behring Breivik et l'anthropologie
critique , 7 octobre 2012
-
Andres
Behring Breivik et l'anthropologie
critique , 30 septembre
2012
Voici
que le bois du bûcheron d'Isaïe se
change en pain de la foi et du culte,
voici que l'idole consomme l'hostie dont
sa sainteté est censée se nourrir, voici
que l'idole récolte la moisson de son
langage dans la forêt d'Isaïe, voici que
l'idole vous raconte une histoire que
les fuyards de la zoologie se racontent
dans le bruit et la fureur. Décidément,
le monde moderne est à la chasse d'un
gibier à prendre dans les rets de
Shakespeare, de Cervantès, de Swift,
décidément, le gibier du génie
littéraire est le même que celui des
prophètes, décidément la raison de
Cassandre est une voyante. Qu'est-ce que
la philosophie, sinon l'histoire d'une
bête à la recherche d'une grammaire,
d'une syntaxe et d'un vocabulaire du
cosmos qui lui permettraient d'écouter
le chant du verbe comprendre sur une
lyre encore à construire et dont les
cordes seraient celles de l'intelligence
de demain?
Le 8 juin 2013
Reçu de l'auteur
pour publication
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