La laïcité face aux mythes religieux
Une rencontre au
sommet entre Jahvé, Allah et le dieu des
crucifiés
Solitude du ciel
et solitude de l'homme
Manuel de
Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 2 février
2013
1 -Les
galériens de l'écriture
Le 19
janviers 2013, j'avais titré ma
réflexion hebdomadaire: L'Etat
catéchisé par la démocratie.
J'aurais pu tout aussi bien écrire:
La République et le clergé de la
Liberté, ou La France et
l'Eglise des idéalités,
tellement, depuis 1789, le monde moderne
cherche son salut dans des concepts
salvifiques, des abstractions vaporeuses
et des mots élevés au rang de
rédempteurs. Mais il se trouve que la
République, la Liberté, la Démocratie ne
sont pas de mots miraculés et qui
parleraient tout seuls de l'universalité
dont ils se revêtent: si un scribe ne
mettait pas la plume à la main de
l'orateur, ces belles entités
demeureraient désespérément muettes.
Quant à l'éloquence dont s'habillent
quelquefois les personnages publics et
les dieux, croyez-en Cicéron, qui disait
que seul le calame sert de pédagogue à
l'orateur.
Mais si le Droit, la
Justice, la France ont besoin des
galériens de l'encrier. Comment Jahvé,
Allah et le dieu des suppliciés se
passeraient-ils davantage de l'écritoire
que la République, la Liberté ou la
Démocratie? Mieux encore: si les acteurs
les plus puissants du cosmos ne parlent
jamais que dans le micro d'une bouche
humaine, pourquoi ne ferions-nous pas
débarquer le ciel et ses discours dans
la politique et dans l'histoire du
monde? Après tout, la France n'est ni
dans les uniformes de ses gendarmes, ni
dans les galons de ses généraux, ni dans
la pierre de ses édifices publics, ni
dans la chair et les os de sa population
- on cherche en vain le microscope dont
la lentille verrait paraître une patrie
embusquée dans les plis d'un drapeau.
Faisons donc débarquer sur les planches,
les protagonistes symboliques que
l'homme met en action sur le théâtre du
monde et auxquels il prête sa plume
depuis des millénaires : car si les
acteurs de Chronos ne se cachaient pas
dans les coulisses de leur vocabulaire
et s'ils n'étaient pas les vrais maîtres
du jeu, on ne voit pas sur quels
supports la voix et le langage de la
raison prendraient appui.
2 -
Les trois dieux uniques du simianthrope
et leurs Olympes respectifs
En 1905, Einstein découvrait le
quatrième paramètre d'un univers réduit
aux coordonnées d'une seule équation.
Pour la première fois, la lumière jouait
avec la matière et la durée avec des
atomes. Le mariage forcé de l'espace et
du temps des ancêtres changeait les
particules élémentaires en progéniture
d'une horloge originelle. Un siècle plus
tard, la charge explosive d'un cosmos
construit sur ce modèle compte plusieurs
dizaines de dimensions. Il est donc bien
naturel que Jahvé, Allah et le dieu des
crucifiés soient placés sous le sceptre
d'une foudre inaugurale. Pourquoi se
sont-ils rencontrés? Sans doute
entendaient-ils débattre de la
pulvérisation prochaine de leur
créature, mais également de la fragilité
de leurs succès dans le cosmos et
surtout du projet axial qui avait
inspiré son universalité à leur sainte
entreprise.
Jahvé avait décidé de se priver de la
gloire et de la pompe de ses sacrifices
de boucher d'un ciel sanglant - du moins
si nous en croyons l'un des porte-parole
de ses autels, un certain Isaïe. De son
côté, Allah s'était mis en tête de faire
passer à la trappe les prêtres et les
offertoires de ses prédécesseurs et de
contraindre leurs créatures à officier
toutes seules devant sa face. Quant au
dieu des suppliciés sur le gibet du
monde, on sait que deux millénaires
avant son dernier prophète, un certain
Frédéric Nietzsche, d'autres de ses
scribes lui avaient fait endosser deux
vêtements opposés, ceux d'un mortel et
ceux d'un immortel afin, disaient-ils,
qu'un squelette et une chair
transitoires prissent place au cœur de
l'éternité d'un Dieu unique. Le dialogue
entre les trois géants de la lumière
censés se réduire à un seul astre de
leur immortalité commune dans le cosmos
allait-il tourner à la confrontation
entre leurs soleils respectifs ou à une
pesée réfléchie de leur potence
partagée, qu'on appelle l'Histoire et
même à une conciliation entre leurs
syllogismes, leurs dialectiques et leurs
démiurgies dans le vide et le silence de
l'immensité?
3 - Deux docteurs
et un couffin
Jahvé revendiquait le titre et la
dignité d'inventeur du gibet de la
pensée, Allah l'invisible la tenue du
dernier-né des géniteurs du cosmos et,
entre ces jumeaux de l'absolu, le dieu
torturé à mort grisonnait parmi ses
insectes; mais tous trois demeuraient
les fabricants de leur potence à chacun,
tous trois rivalisaient en ambiguïté
parmi leurs docteurs à double ou à
triple face, tous trois se voulaient à
la fois énigmatiques et déchiffrables à
leurs théologies. Celui du trio qui
entendait métamorphoser ses minuscules
tortionnaires en héros de son éternité
rencontrait les obstacles psychiques et
biologiques les plus gullivériens à
Lilliput. Comment changeait-il en
géniteur du ciel et de la terre un fœtus
en transit dans les entrailles de sa
mère, comment le créateur du cosmos
braillait-il dans ses langes, comment le
fabricant de l'univers se proclamait-il
à la fois un homme des pieds à la tête
et un dieu né d'une vierge fécondée par
le ciel, comment le fruit d'une
grossesse miraculée par un prodige
verbal le condamnait-il à trotter dans
des sandales usées? Mais surtout, Jahvé
et Allah se promettaient de demander des
comptes à l'impudent Nazaréen: comment
s'expliquait-il le titanesque ratage de
ses microscopiques créatures? Car leur
minusculité était censée en course vers
l'immortalité de leur Zeus, alors que
ces microbes n'étaient pas devenus des
Zeus pour un sou. Pis encore: le
quadrumane devenu un bimane déiphage,
s'était révélé une bête plus féroce que
tous les autres chevelus réunis, bien
qu'il se fût collé de siècle en siècle
des ailes d'ange dans le dos.
4 - Le premier
discours de Jahvé
Dès le début de la rencontre entre nos
trois forgerons du vide et du plein,
Jahvé a fait valoir l'ancienneté de sa
présence dans le néant. Il était évident
qu'il entendait prendre le pas sur ses
tardifs imitateurs; mais il faut
reconnaître qu'il n'a pas abusé d'emblée
des prérogatives indiscutablement liées
à son antériorité pour tenter d'imposer
sans coup férir sa prééminence au couple
des traînards qu'il avait pourtant
invités à s'asseoir dans les marges de
son immortalité. Simplement, disait-il
était impossible de mener à bien le
débat sur leurs prérogatives partagées
dans le cosmos et de résoudre les
difficultés anthropologiques que
posaient les prétentions à l'autarcie
d'un seul homme-dieu si l'on ne
rappelait fermement, mais le plus
brièvement possible, l'état dans lequel
tous trois avaient épousé leur ambition
autonome et l'avaient conduite à son
apothéose exclusive sur les trois trônes
différents où ils avaient installé leurs
privilèges tour à tour séparés et
confondus.
Voici en quels termes Jahvé a décrit
l'état originel de son chantier
cosmologique. "Je ne sais en quels
termes le passé de ma créature a été
raconté à votre lenteur à tous deux. Et
puis, je connais les subterfuges des
historiens tentés de combler leur retard
dans les ténèbres et de vous narrer le
passé d'Adam sur un mode précipité,
alors qu' ils n'en ont connu les
péripéties que par procuration. Je
crains également que la naïveté qui
s'attache à votre jeune âge vous ait
égarés sur le sens véritable du passé de
ma créature et sur l'interprétation
qu'il appartient à votre candeur de
donner aux aventures qui ont jalonné le
parcours de ses multitudes. Quand vous
êtes arrivés sur la pointe des pieds et
seulement pour m'emboîter le pas, il y
avait une éternité que je gérais le
cosmos en solitaire dûment averti de vos
frasques à venir. Voici donc ce qui est
arrivé avant les évènements qui vous ont
fait jaillir du néant par accident: vous
êtes appelés à me suivre à la trace de
mes pas et à féconder à mes côtés les
sillons que j'ai creusés pour vous.
"Sachez donc qu'à peine la bête
était-elle devenue bimane et parlante
qu'elle s'est révélée plus vociférante
que je ne l'avais programmée et qu'elle
a expédié dans l'atmosphère des acteurs
aussi loquaces qu'elle-même, mais peints
en hâte à sa propre effigie. C'est qu'il
lui fallait bien, disait-elle, se
résigner à confier à des criards
gigantesque le commandement du silence,
du vide et de la nuit qui s'étendaient
au-dessus de sa tête - et seuls des
personnages puissants et fabuleux
pouvaient remplir une fonction
officielle de ce calibre. Mais ce
n'était encore, à mes yeux, qu'une
victoire hâtive et fort insuffisante que
d'avoir réduit au désespoir des
régiments de démons que leur vocation
naturelle appelait de toute éternité à
ensorceler l'univers. La bête au cerveau
scindé entre le ciel et la terre que
j'ai pétrie de mes mains et que j'ai cru
judicieux de baptiser Adam n'était pas
quitte du vertige originel dont je
l'avais alourdie. Aussi n'ai-je mis
qu'un frein provisoire et insuffisant à
l'ambition inlassable et démesurée des
démons dont la malignité allait jusqu'à
se cacher sous l'écorce des arbres."
5 - Suite et fin
du discours de Jahvé
Puis d'évoquer brièvement les embarras
de Zeus, son prédécesseur immédiat:
"Songez, dit Jahvé, que le peuple grec
avait hissé sur ses arpents un premier
monarque du cosmos. Souvenez-vous
également de ce que les Romains ont
importé sur leurs lopins le roi de
l'univers de l'Hellade et qu'ils l'ont
dénommé Jupiter. Sa statue et celle de
son épouse ont respecté les mœurs, les
coutumes et l'esprit de leurs hôtes au
point que leur Héra est demeurée bien
davantage dans l'ombre de son époux de
pierre qu'à Athènes. Autour de l'airain
de leur empereur de l'infini gravitaient
déjà de nombreux ministres des deux
sexes dont la pléthore était censée non
moins soustraite au trépas que leur
employeur bien sculpté. Mes deux
prédécesseurs de bois, de marbre ou de
fer avaient chargé les bras de leurs
exécutants des affaires les plus
importants des Etats.
"Bien avant votre arrivée, il y avait
belle lurette qu'Hermès s'occupait du
commerce et de l'industrie, belle
lurette qu'Arès s'affairait à fourbir
les armes de guerre du bimane et à
présider avec zèle à ses combats sur
tous vos champs de bataille, belle
lurette que Poséidon administrait
l'empire des mers aux côtés de Tètys,
belle lurette que Cérès faisait mûrir
les blés sur une terre que vous n'aviez
pas encore visitée. Lorsque les
responsables des peuples, des nations et
des Etats grecs eurent trouvé leur
réplique chez leurs voisins du Latium
sous les noms de Mercure, de Mars, de
Neptune et de Proserpine, une déesse
éminente s'installa au cœur de leurs
récits, Athéna dans leur Odyssée et
Minerve dans leur Enéide. Elle était née
d'un coup de hache de Poséidon sur le
crâne du roi de leurs dieux; et bientôt
cette vierge casquée a tenu entre ses
mains la lance et l'olivier, la guerre
et la paix, les corps et les esprits.
Pendant ce temps, mon animal au double
habitat mettait une ardeur sans pareille
à engager son squelette au service de
ses Etats, mais également aux premiers
exploits de son intelligence en herbe et
des conquêtes encore maladroites de ses
savoirs.
"Et vous n'étiez toujours pas arrivés!
Qu'avez-vous à traîner en route? Où donc
vous cachiez-vous ? Seriez-vous sortis
de mes mains, vous aussi? Toi,
l'homme-dieu, je te vois sous les traits
de mon second Adam, et toi, Allah,
comment ton effigie largement répandue
ne serait-elle pas celle de ma
descendance plus tardive? Il existe des
liens de parenté indissolubles entre
nous, mais lesquels ? Pourquoi nous
disputons-nous maintenant ? Pourquoi le
trouble et la discorde se sont-ils
répandus dans notre triple progéniture ?
Pourquoi nous livrons-nous à des
querelles de génération entre nous?"
6 - Le premier
discours d'Allah
Ce résumé des premiers âges a rencontré
l'approbation d'Allah. Voici très
exactement les termes dans lesquels il
s'est exprimé: "Si je t'ai bien compris,
Jahvé, tu reconnais qu'à peine notre
simianthrope s'était-il à demi
cérébralisé dans l'enceinte des bêtes
les plus bruyantes que ses littératures
ont bénéficié de sa politique et que les
arts ont grandi à l'école de la guerre.
Puis sa faculté encore embryonnaire de
raisonner s'est rapidement accrue à
l'école du renforcement continu des
murailles de ses cités. Mais comment se
fait-il, Jahvé, que les Célestes au
corps de géants des Grecs et des Romains
faisaient de moins en moins les affaires
de ton assiégé de l'immensité?
Au début, tu avais des cuisses, tu
parlais, tu écoutais, tu voyais, tu
reniflais, tu riais, tu souffrais du
diaphragme, au début, tu disposais des
organes nécessaires à l'exercice
musculaire de tes hautes fonctions, au
début, tu avais des yeux, des mains, des
bras, des oreilles, au début, tu mettais
le pied sur le marchepied de ton trône,
au début tu chevauchais les nuées, tu
descendais du ciel pour inspecter les
recoins et les cachettes de la tour de
Babel et tu en détruisais les
constructions de tes propres battoirs,
au début tu fermais les portes de
l'arche de Noé, tu descendais du ciel
pour chercher Adam et Eve que tu avais
logés au paradis à titre provisoire, au
début tu te faisais vendangeur pour
écraser le raisin du pressoir. Comment
se fait-il que tu étais fabriqué sur le
même modèle que Zeus et Hercule, Mars et
Neptune, Apollon et Mercure?
Et pourtant, ton bimane rêveur s'est
progressivement résigné à se pourvoir
d'un chef du cosmos plus décorporé que
toi et de mieux en mieux armé d'un
encéphale à l'écoute du silence de
l'éternité que le tien. Du coup,
l'espace et le temps sont devenus
illimités et insaisissables aux yeux
mi-clos de ta pauvre créature. Sais-tu
qu'elle est parvenue à franchir un
premier pas en direction de notre
solitude ? Mais si heureux que cet
exploit ait paru aux premiers biphasés
que tu avais provisoirement équarris,
ils se sont trouvés livrés pieds et
poings liés à des embarras plus
insurmontables que les précédents, parce
que leur isolement dans l'univers leur a
fait chercher un premier soutien dans
leur espèce de logique et qu'il leur a
fallu recourir à des artifices nouveaux
afin de se soutenir dans le vide et la
nuit. Mais alors, ta corpulence s'est
élevée à deux, puis à trois
musculatures, parce que nous nous sommes
ingéniés à égarer ces malheureux à
l'école de leurs syllogismes diversifiés
et multipliés à plaisir.
7 - Ils nous
regardent de dos
"Comment t'y prendras-tu maintenant,
Jahvé, pour réduire de nouveau à une
seule nos théologies séparées et
devenues incompatibles entre elles
depuis si longtemps, comment vas-tu
unifier nos commandements à nouveaux
frais, alors que leur Chronos têtu et
insubmersible a distingué nos
commandements et les a rangés dans des
cartons? Sur quels rayons vas-tu
disposer nos siècles et nos théologies?
Nous respectons ton grand âge, Jahvé,
mais vois comme les exercices de leurs
dialecticiens les ont empêtrés dans leur
géographie, vois comme ils se sont
dispersés sur leurs cinq continents de
leur astéroïde, vois ce qu'il est advenu
de la simplicité d'esprit que tu leur
avais enseignée. Comment porterons-nous
remède à leurs topographies branlantes,
à leurs théorèmes en vadrouille, à leurs
géométries éphémères et en combat entre
elles sous leurs yeux horrifiés? Ils ont
commencé de juger notre politique mal
affûtée, notre éthique flottante, notre
législation changeante, nos biographies
bancales ; ils ont même prétendu que nos
facultés les plus célestes
s'entre-égorgeraient d'un côté et de
l'autre de leurs frontières et de leurs
palissades. Et depuis des siècles, ils
se disent les uns aux autres: "Vérité en
deçà, erreur au-delà des Pyrénées".
"Songe, Jahvé, au spectacle que nous
leur donnons de nous! Ils ont commencé
de nous regarder de dos; et ce sont eux,
ma parole, qui nous observent de haut et
de loin, ce sont eux qui nous examinent
en retour comme des singes vocalisés à
leur image et ressemblance, ce sont eux
qui nous mettent leurs sottises sur les
bras. Quel théâtre leur offrons-nous de
nos exploits dans les nues si notre
folie à nous rend seulement ces animaux
sans cesse plus loquaces et plus
délirants ? Comment orchestrerions-nous
à nos propres dépens les verdicts
chaotiques et sanglants de ces
raisonneurs des nues, comment
mettrions-nous leur zoologie en harmonie
avec les rôtissoires souterraines qu'ils
nous ont fait forger? Rien n'y fera,
Jahvé, les caissons cérébraux de leurs
idoles demeureront en guerre entre elles
sur toute la mappemonde. Que réponds-tu,
Jahvé, aux embarras dans lesquels ta
créature nous a plongés tous les trois?"
8 - Suite du
discours d'Allah dans ma tête
Enfin, le vrai débat commençait de se
nouer, enfin, la question de fond
faisait mine de paraître au grand jour;
et il semblait que le cœur de la
stratégie des trois dieux en dissonance
dans le cosmos n'était autre que de
préciser les droits, la stature et le
devenir de la boîte osseuse dont Jahvé
avait eu l'imprudence d'armer la bête.
Si l'usage de la "raison" lui demeurait
interdit, comment cet animal
quitterait-il jamais la zoologie? Mais
si on le lançait sur le chemin de la
connaissance, il tomberait sans cesse
dans le fossé. La route serait-elle si
longue qu'il périrait en chemin?
Fallait-il courir le risque qu'il se
ruât dans le suicide ou l'abêtir
résolument et à titre de précaution,
afin de le laisser du moins respirant,
mais stupide? Dans ce cas, le trio des
démiurges se précipitait à son tour dans
des contradictions mortelles. Etait-ce
donc par sottise qu'ils n'avaient pas
prévu ce qui devait logiquement arriver
? Etaient-ils ignorants des lois de la
fatalité? Leur aveuglement leur
interdisait-il à tous trois de connaître
la nécessité que la bête courût les
risques mortels de l'intelligence ou
qu'elle demeurât pelotonnée dans son
animalité?
Pendant des siècles, leurs connaisseurs
les plus avertis des stratagèmes cousus
de fil blanc de leurs idoles, pendant
des siècles leurs spécialistes les plus
chevronnés des chausse-trapes et des
forfanteries de leur ciel, pendant des
siècles, les spécialistes les plus
renommés des tromperies de leurs Olympes
allaient tenter de concilier les vertus
de leurs trois dieux uniques avec leur
sauvagerie pateline. Allah et Jahvé
faisaient valoir l'inutilité de conduire
la bête dans le royaume de la pensée.
Sitôt qu'elle prétendrait raisonner,
disaient-ils, elle ne manquerait pas de
dénoncer la jurisprudence de ses
tortionnaires, leur cosmologie ridicule,
leurs châtiments sanctifiés par leur
férocité, leur traitement tour à tour
rigide et instable des usages et des
mœurs de leur espèce et surtout la
servilité des prières qu'ils
s'imposaient. Et ceux, parmi ces
malheureux, qui faisaient honte à leurs
congénères de la minusculité de leur
cervelle et qui se montraient de moins
en moins enclins à se prosterner le
front dans la poussière, ils leur
coupaient la langue, puis les brûlaient
tout vifs. Quant à l'arrogance de leurs
régiments de porte-voix, ils étaient peu
convaincus de la longévité de leurs
idoles; et les pouvoirs exorbitants
qu'ils accordaient à l'étalage public de
leur propre sainteté mettaient sur les
bras de leurs Etats leurs clergés gros
et gras - et leurs gouvernements
tombaient sous la tutelle de leurs
autels ensanglantés.
9 - Le dieu taré
Le dieu supplicié par la bête angélique
qui lui dévorait les entrailles gardait
un silence énigmatique. Jahvé et Allah
le contemplaient sans mot dire.
Allait-il ouvrir la bouche à son tour,
confesserait-il ses péchés à son
prédécesseur et à son puîné, lui qui
avait prétendu que les dieux se font
hommes afin qu'en retour les dieux,
dûment réduits au rang des bêtes
séraphiques pussent s'élever au rang des
dieux, leurs tortionnaires ailés.
Les
Grecs disent : Theos
anthrôpos egeneto et les
Romains, Deus homo factus
est. Mais les deux langues
disent "afin que l'homme
devînt Dieu": Ut homo deus
fieret - Hina anthrôpos
theos genesètè. Tous les
saints chrétiens ont péri
sur les créneaux de ce
glorieux blasphème.
Pas de doute, le supplice du dieu coupé
en deux était devenu le laboratoire
universel où la bête qu'on appelle
l'Histoire offrait ses offrandes de sang
à ses bouchers du ciel. Mais ce
boucher-là n'était autre que la bête
tronçonnée elle-même, celle qu'il
fallait terrasser en soi-même. Le dieu
schizoïde avait grande honte de son
infinité: c'était donc à la bête, se
disait-il, qu'il appartenait maintenant
de plaider la cause du dieu absent
qu'elle aurait tellement voulu devenir à
elle-même, mais qui ne rencontrait ni sa
parole, ni sa voix sur la croix de la
zoologie!
Puis, le Dieu supplicié par le vautour
dont il était habité dit d'une voix
raffermie: "Nous autres, les chrétiens,
nous périssons sur les créneaux du plus
glorieux de nos blasphèmes, nous autres,
les chrétiens, nous sommes les premiers
évadés de la zoologie qui aient jamais
décidé de s'occuper eux-mêmes de
l'infirmité de leur pauvre cervelle et
de mettre toutes les ressources de leur
embryon de raison au service de leur
guérison. Mais nous n'avons même pas
réussi à mettre la main sur nos médecins
les plus instruits. Voyez à quel prix
nous avons cherché longtemps et en vain
les spécimens de notre espèce dont il
nous aurait fallu recevoir notre propre
lumière. Mais pour découvrir dans nos
rangs et à coup sûr les congénères qui
se chargeraient de trier les spécimens
les plus éclairés d'entre nous, donc les
plus rares, nous avons manqué
d'éveilleurs, et nous n'avons pas trouvé
dans notre masse des sélectionneurs
éclairés par notre phosphorescence
future. C'est pourquoi les pires régimes
politiques ne cessent de menacer nos
cités. Comment éviterions-nous le péril
de dresser sans cesse un autel de plus à
notre faiblesse d'esprit et à notre
démence, comment les estropiés en folie
que nous sommes demeurés ne se
voudraient-ils jamais rien de plus que
les bénéficiaires nouveaux de leurs
tares sous le soleil?"
10 - Le
va-et-vient des scribes du ciel
Je disais que si nous plongeons la plume
dans l'encrier de la République, de la
Démocratie, de la Justice ou de la
France, nous ne pouvions nous interdire
de la plonger dans l'encrier de Zeus,
d'Osiris, de Jahvé, d'Allah et du fou
qui s'est demandé comment la bête
chevelue accouche de la bête chevelue
qu'elle hisse dans le ciel et comment
elle s'échine ensuite à se retirer de la
zoologie dans laquelle elle s'est
enfermée afin que les deux animaux à
tignasse en viennent à s'épauler l'un
l'autre et à se tirer eux-mêmes hors du
marécage. Si nous suivons les péripéties
de ce scénario d'un regard attentif,
nous remarquerons que, faute d'avoir
trouvé des guides plus sages que les
dieux contrefaits de ses ancêtres, Adam
a seulement découvert sa misérable
impuissance à jamais arracher son espèce
tout entière et d'un seul élan au limon
originel. Car les chrétiens ont capitulé
en rase campagne devant la plus hideuse
et la plus puissante de leurs idoles,
qui n'est autre, hélas, que leur propre
masse.
Fort de ce constat le scribe fera dire à
Jahvé: "Je vois bien, malheureux, que
vous avez seulement substitué les
verdicts de l'ignorance et de la sottise
de vos majorités aux avis des idoles
plus dévergondées encore et plus mal
embouchées que celles de vos ancêtres."
Puis, le scribe du silence retournera à
son écritoire et il observera qu'hier
encore, il nourrissait l'espoir que la
sagesse du ciel dévalerait des hauteurs
du cosmos et se communiquerait
mystérieusement et sans intermédiaires
aux foules ballottées par leur propre
masse en folie. Mais la République avait
bien vite dû renoncer aux conseils de la
dernière et de la plus stupide de ses
Pythies; et, depuis lors, elle écoute
avec le plus grand respect les verdicts
du hasard que vomissent ses propres
calculs politiques. Mais si nous
remplaçons simplement nos dogmes
branlants et nos vaines liturgies par
les sentences de nos majorités, de
quelle mécanique universelle la
République n'est-elle pas devenue
l'otage!
11 - La plume des
hommes et des dieux
Alors, le scribe des ténèbres retourne
dare-dare sur l'Olympe de son choix et
prête derechef l'oreille à la voix
retrouvée de Zeus, de Jahvé ou d'Allah:
"Savez-vous, écrit-il, pourquoi le
malheur de tomber sans cesse de Charybde
en Scylla s'attache à vos chausses?
Parce qu'aux yeux des enfants en bas âge
que vous êtes demeurés, il n'est pas de
sort plus misérable que de vous trouver
seuls et sans secours sur un astéroïde à
jamais privé de gouvernail et de
boussole."
Ce va-et-vient de la plume convient aux
forçats de l'écriture romantique, qui
remontent à saint Augustin et qui se
disent qu'en effet, il serait
monstrueux, aux yeux de la science
politique dont une bête infirme s'est
dotée, d'enfanter une progéniture de
handicapés à vie, monstrueux de réduire
à jamais ses propres descendants au rang
d'orphelins de naissance, monstrueux de
les précipiter sans autre forme de
procès dans le néant.
Mais les scribes réalistes écrivent que
les démocraties nées des majorités de la
pitié ne sont pas peu fiers de se ranger
aveuglément du côté du plus grand
nombre. Comment creuseraient-ils
d'entrée de jeu un fossé infranchissable
entre les espérances de leur raison
menacée de sécher sur pied et la
nécessité, non moins impérieuse qui leur
est imposée, de laisser l'ignorance des
foules distribuer à tout le monde les
fruits empoisonnés des savoirs les plus
succulents? Jamais la puérilité
inguérissable qui ronge si
délicieusement notre cervelle ne mettra
un terme à nos souffrances de rescapés
partiels et inachevables de la zoologie.
Tel est le va-et-vient des écrits que
l'homme et ses Olympe se partagent ou se
jettent à la figure. A qui le scribe
fera-t-il écrire : "Vous vous êtes
résignés à faire croître dans les parcs
d'attraction de votre foi des arbres aux
pommes venimeuses, mais combien
fondantes dans vos bouches! "A qui
l'homme de plume fera-t-il dire: "Vous
avez commencé de moissonner les récoltes
de votre langage et à cultiver vos
analgésiques cérébralisés".
12 - Allah et la
dialectique
A mon avis, il serait judicieux de
mettre dans la bouche du dieu
Zarathoustra : "Autant vos dieux morts
vous avaient arrachés à votre glèbe et
élevés aux senteurs de leur Olympe,
autant le parfum de vos vocables bien
aimés a pris en vain le relais de vos
entretiens avec vos dieux trépassés; et
toutes choses saisissables se sont
éloignées des pattes griffues et des
crocs acérés que vous avez conservés."
Mais à quelle divinité faut-il faire
constater que les mots ne capturent
jamais tel objet en particulier et que
les grammaires rendent l'univers à
jamais flottant et vaporeux? Nous ferons
donc dire à Allah: "Malheureux
chrétiens, comment vous tirerez-vous
jamais de la misère dans laquelle vous
vous êtes précipités ! Je vous ai
interdit la métaphysique, la
dialectique, la gesticulation oratoire.
Je vous ai interdit de pétrir mes
mystères dans le cosmos. Je vous ai
protégé des confiseries de la
scolastique et des plats cuisinés de
votre raison. En revanche, je vous ai
ouvert tout grand le champ de la
science, je vous ai laissé calculer dans
l'immensité, parce que ma parole n'a que
faire de la place du soleil et de la
lune dans le silence de mon éternité."
Mais alors, comment se fait-il que
Platon ait dit tout cela un millénaire
avant Muhammad et comment se fait-il,
que la plume de Jahvé ne soit jamais
allée jusque là? Et le dieu des
chrétiens, peut-on le pousser par les
épaules jusqu'à lui faire dire: "Vos
immortels de pacotille avaient fait à
vos ancêtres la grâce ridicule de venir
habiter toute la matière du monde; et
maintenant les funérailles de vos idoles
n'illustrent que votre impuissance à
jamais enfourner vos grammaires et vos
syntaxes dans les pierres, les plantes,
les fleurs et les fruits. Non seulement
tous les objets de la terre, mais vos
propres corps échappent à vos prises,
tellement votre propre voix vous met en
suspension dans le vide et la nuit,
tellement les sons articulés et que vous
avez si patiemment appris à réciter vous
précipitent dans le désert, tellement
vous survivez à demi suffoqués en tous
lieux et nulle part, tellement vous vous
arrimez en vain aux sonorités de votre
vocabulaire, tellement vous vous
résignez de jour en jour davantage à
errer sur une terre dont les mots vous
ficellent à leur absence et vous
larguent dans le silence."
13 - " Les Voix
du silence " (André Malraux)
Si, en
ses aller et retour entre le ciel et la
terre, le scribe besogneux revient à son
établi et époussète son écritoire, il
commencera d'apercevra l'aporie
originelle qui gouverne ses propres
gènes et il se dira que l'animal serré
dans l'étau de l'abstrait a mis sous clé
l'histoire de ses démocraties
pseudo-rationnelles et que son
anthropologie pseudo scientifique se
trouve livrée aux venins des idées
trompées par des concepts et privées
ab ovo de tout contact avec le
singulier.
Alors le baron de Münchhausen qu'on
appelle l'humanité prend son courage à
deux mains et se lance tête baissée dans
le monde; puis en désespoir de cause, il
supplie ses majorités étêtées de
conduire bon pied bon œil les peuples et
les nations dans l'arène des
millénaires. Certes, dit-il, il nous est
bien impossible de jamais trouver un
réconfort ni dans les arguments pseudo
célestes que nos ancêtres avaient cru
alléguer à bon escient pour la défense
des droits et des pouvoirs de leur
Jupiter, ni dans les raisonnements tirés
au cordeau de nos logiciens les plus
syllogistiques; certes, encore, il nous
demeure non moins difficile de faire
débarquer à nouveau sur la terre les
promesses de nos Olympes d'autrefois que
de nous fier à notre vocabulaire
frelaté."
Mais peut-être ferons-nous dire à Allah:
"Je vois une porte s'ouvrir devant vous.
Qu'avez-vous appris à vos dieux peints
et à leur solitude de carton? Ne leur
avez-vous pas enseigné leur solitude
dans l'univers? N'êtes-vous pas, vous
aussi, en marche vers votre dernier
secret quand vous devenez à vous-même
les dieux de votre silence dans l'infini
et la nuit? Je salue en vous les futurs
prophètes de leur propre solitude, je
salue en vous les dieux auxquels Allah a
dit: "Voyez par quel détour je vous ai
conduits à connaître la dernière
finitude des hommes, celle de la bête du
désert qui vous a élevés au rang des
dieux."
La
semaine prochaine, nous trottinerons à
plus petits pas encore sur le chemin de
la simianthropologie historico-critique.
Reçu de l'auteur
pour publication
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