L'art de la guerre
Kaboul, transition
dans les sables mouvants
Manlio
Dinucci
Mardi 11 juin 2013
D’Afghanistan est revenue la 53ème
« victime » italienne[1],
terme utilisé pour définir les
militaires Otan tués dans les opérations
guerrières, mais pas les milliers de
victimes civiles que la guerre continue
à provoquer. Et pendant qu’on monte en
spectacle la douleur des familles et que
les plus hautes autorités de l’Etat
expriment l’habituelle « profonde
tristesse», le ministre de la défense[2]
Mauro[3]
proclame : « La liberté, la paix et la
démocratie, auxquelles nous contribuons
dans divers théâtres d’opération dans le
monde, ont malheureusement un prix et
cette fois ce sont nos soldats qui le
paient ». C’est pour des objectifs bien
différents que sont en Afghanistan plus
de 3 000 soldats italiens (quatrième
plus grand contingent après ceux des
Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et
de l’Allemagne). Ils sont là, dans le
sillage de la stratégie étasunienne,
pour occuper un territoire qui –situé au
carrefour entre Asie centrale et
méridionale, occidentale et orientale-
est de première importance
géostratégique par rapport à
la Russie, à
la Chine, à
l’Iran et au Pakistan, et aux réserves
énergétiques de la Caspienne et du Golfe.
Ils sont là sous commandement étasunien
depuis que l’Otan a pris en 2003 par un
coup de force (sans l’autorisation à
l’époque du conseil de sécurité) le
« leadership de l’Isaf, force avec
mandat de l’Onu ». Après avoir dépensé
dans la guerre environ 1 200 milliards
de dollars selon le Pentagone (en
réalité beaucoup plus si on compte
d’autres dépenses, parmi lesquelles
celles pour les plus de 18mille
militaires étasuniens blessés), les
Etats-Unis ont décidé de réduire, à
partir de 2014, le nombre de leurs
troupes en Afghanistan de 68mille à
environ 10mille. Des réductions
proportionnelles ont été annoncées pour
les autres contingents, y compris celui
de l’Italie. Selon ce que prévoit le
plan, un rôle croissant sur le terrain
devra être tenu par les forces
gouvernementales afghanes entraînées,
armées et de fait commandées par les
forces Usa/Otan, qui conserveront leurs
principales bases en Afghanistan. La
« transition » consistera non pas en la
fin de la guerre, mais en sa
transformation en guerre « couverte »,
menée par des forces spéciales et des
drones. Les Usa ont engagé leurs alliés
à contribuer à la formation des « forces
de sécurité afghanes », qui a déjà coûté
plus de 60 milliards de dollars.
Les
choses cependant ne vont pas aussi
bien : certains soldats afghans, une
fois entraînés, retournent les armes
contre leurs instructeurs. Pour la
« transition » l’Otan doit ainsi compter
encore plus sur le gouvernement afghan,
c’est-à-dire sur le groupe de pouvoir
qu’elle a installé à Kaboul. C’est dans
cet objectif que sera augmenté le
« fonds pour la reconstruction », qui a
déjà coûté plus de 20 milliards. Dans ce
cadre s’insère l’accord de partenariat
signé par Monti et Karzai, qui prévoit
des crédits facilités et d’autres
investissements italiens en Afghanistan
pour des centaines de millions d’euros.
Ce fleuve d’argent finira en grande
partie dans les poches de Hamid Karzai
et de ses proches, dont un grand nombre
a la citoyenneté étasunienne. Ils
continueront ainsi à s’enrichir avec les
milliards de l’Otan (qui sortent aussi
de nos poches), les affaires en
sous-main avec des compagnies
étrangères, et le trafic de drogue. Ce
n’est pas un hasard si l’an dernier
l’Afghanistan a amplifié de 18% ses
propres plantations d’opium, dont le
trafic est géré non seulement par les
talibans mais en premier lieu par les
cercles gouvernementaux. Une enquête du
New York Times confirme que, pendant
plus d’une décennie, sont arrivées dans
le bureau du président Karzai, par
l’intermédiaire de
la Cia, « des valises
d’argent liquide » pour un montant de
dizaines de millions de dollars. Aucun
scandale : Karzai lui-même a déclaré
avoir été assuré par
la Cia
qu’il continuera à recevoir de
l’ « argent comptant », dont une partie
–précise le
New York Times- servira à « payer
l’élite politique, dominée par les
seigneurs de la guerre ».
Edition de mardi 11 juin 2013 de
il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20130611/manip2pg/14/manip2pz/341574/
Traduit de l’italien par Marie-Ange
Patrizio
[1]
« Le capitaine Giuseppe
La Rosa, 31
ans, appartenant au troisième
régiment de bersagliers de la Brigade Aosta, est mort le 8
juin en Afghanistan. Le véhicule
Lynx sur lequel il se déplaçait
a été atteint par une grenade
qui a fait trois autres blessés
italiens. L’attaque a eu lieu le
8 juin à 10h30 dans la province
de Farah. Sur le site de
l’Emirat islamique d’Afghanistan
les étudiants coraniques
affirment que c’est un garçon de
11 ans qui a lancé l’engin
explosif à l’intérieur du Lynx,
en montrant par « un acte
courageux et héroïque » « la
haine absolue des Afghans contre
les envahisseurs infidèles qui
occupent notre pays depuis une
décennie ». Le porte-parole du
gouverneur de la région de
Farah, Abdul Rahman Zhwandaj,
joint par téléphone, dément :
« Ce n’était pas un enfant mais
des hommes en moto ».
L’état-major de la défense (voir
note 2, NdT) explique que le
Lynx faisait partie d’un convoi
de trois véhicules qui
« rentrait à la base de Farah
après avoir accompli une
activité de soutien aux unités
de l’armée afghane ». NdT.
http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20130609/manip2pg/05/manip2pz/341504/
[2]
« [...] appelé
de la guerre en des temps plus
sincères »,
José Saramago,
Les intermittences de la mort,
Seuil, Paris, p. 67. NdT.
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