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Le « harki du système » et la croisade contre l'Iran
Lahouari Addi
Sid Ahmed Ghozali
Samedi 6 novembre 2010
Dans une interview publiée le 18 octobre 2010
par Le Quotidien d’Oran, Sid Ahmed Ghozali a assumé son geste de
condamnation de la présence du président iranien au siège de
l’Onu. Il avait personnellement écrit au maire de New York pour
lui demander de refouler Ahmadinejad à son arrivée à New York.
Qu’un ancien Premier ministre algérien s’associe à la croisade
de l’Occident contre l’Iran sous prétexte que le régime iranien
n’est pas démocratique est pour le moins surprenant. Compte tenu
du déficit démocratique de nombreux pays arabes, Ghozali risque
d’écrire à tous les maires des capitales occidentales de ne pas
recevoir des chefs d’Etat arabes en visite officielle.
L’incohérence du « harki du
système »
Les journalistes K. Sélim et K. Daoud du
Quotidien d’Oran ont relevé l’incohérence et l’absurdité d’une
telle démarche en faisant remarquer qu’il n’y a pas qu’en Iran
où les droits de l’Homme sont violés. L’Égypte, l’Arabie
saoudite et même l’Algérie sont souvent citées dans des rapports
d’ONG de droits de l’Homme sans que Ghozali ne s’en indigne
outre mesure. Le dernier rapport de Reporters sans frontières
place les pays arabes parmi les derniers dans le monde en
matière de liberté d’expression. L’Algérie occupe la position
peu enviable de 133e sur 178 pays. A cette objection,
l’intéressé répond que le pouvoir iranien a tué 30 000
opposants.
C’est exact et cela s’est passé durant une
période de violence au début des années 1980. Sid Ahmed Ghozali
oublie que le conflit en Algérie des années 1990 a fait 200 000
morts pour une population deux fois moindre. Il peut encore
arguer que les terroristes islamistes ont tué une partie de ces
200 000 personnes, mais peut-il chiffrer le nombre de celles
tuées par les services de sécurité ? Le plus grave, c’est qu’il
porte une responsabilité personnelle devant l’histoire puisqu’il
a, en tant que chef formel de l’exécutif, annulé les élections
de décembre 1991, annulation qui a provoqué la tragédie
nationale qui a ruiné le pays. Qu’il le veuille ou non, Ghozali
a été le chef du gouvernement qui a fait avorter la transition
démocratique commencée après Octobre 1988 au prix de dizaine de
milliers de morts.
Quand on porte une telle responsabilité, la
moindre des choses, c’est de se faire oublier et ne pas verser
des larmes de crocodile sur les victimes d’Iran ou d’ailleurs.
En janvier 1992, il n’a même pas eu la dignité de démissionner
comme Chadli Bendjedid qui, pourtant, n’a pas étudié comme lui à
l’Ecole polytechnique de Lausanne. Aujourd’hui, pour se
déculpabiliser, il affirme qu’il a été « le harki du système »
et qu’il n’a fait qu’obéir à « l’armée politique ». Il ne se
rend pas compte que sa responsabilité est pleine et entière. Car
cette « armée politique » avait besoin de perspectives, de
projet, d’orientations qu’il a été incapable de lui fournir. Le
coup d’Etat de janvier 1992 n’est pas une fatalité et il aurait
pu être évité en amont et en aval des élections.
Machiavel disait qu’un homme politique doit
avoir la fortuna (l’opportunité) et la virtu (les capacités).
Ghozali a rencontré la première et il ne l’a pas exploitée parce
qu’il n’a pas la deuxième. Il a été de tous les gouvernements
depuis l’indépendance, ayant occupé les postes les plus
prestigieux de l’Etat sans avoir eu la capacité de s’affirmer
autour de ses collaborateurs ou d’avoir un crédit ou une base
sociale dans le pays. Aujourd’hui, il rue dans les brancards et
donne des coups à l’ancien employeur dès lors qu’il a été
écarté.
A quoi pouvait s’attendre l’employeur qui a
toujours prisé les civils apolitiques, incompétents et sans
convictions ? La leçon sera-t-elle retenue pour opérer une
véritable rupture ? L’expression « harki du système » est lourde
de sens et confirme ce que le discours politique officiel a
toujours nié : l’existence d’une bipolarité au sommet de l’Etat
où cohabitent un pouvoir formel (président et gouvernement) qui
n’a pas l’autorité politique pour diriger le pays et un pouvoir
réel (ce que S.A.G. appelle « l’armée politique »), source de
légitimité, en contradiction avec la constitution et en décalage
avec les institutions. C’est là qu’il faut chercher la cause
profonde de la crise politique qui empêche l’Etat et les
institutions d’être représentatifs et de véhiculer les demandes
sociales de la population.
Mais Sid-Ahmed Ghozali n’apporte pas sa
contribution pour sortir de la crise, ni pour dépasser cette
contradiction héritée du mouvement national. Il exprime un
dépit, une insatisfaction de quelqu’un qui estime avoir été
écarté injustement et qui se venge en divulguant « un secret ».
On n’est pas dans la politique, on est plutôt dans l’incohérence
et les contradictions d’un serviteur zélé apolitique d’un ordre
politique anachronique qui n’a pas compris les ressorts de la
conflictualité mondiale, alors qu’il a été ministre des Affaires
étrangères et ambassadeur.
Les enjeux de la croisade
occidentale contre l’Iran
Sid-Ahmed Ghozali n’est pas un homme politique
et il l’a encore montré en envoyant cette lettre au maire de New
York qui l’a aussitôt mise à la corbeille. Cette lettre n’est
pas une erreur, c’est une faute lourde de la part d’un ancien
responsable algérien, compte tenu de la nature du conflit qui
oppose l’Iran à l’Occident. La croisade contre l’Iran n’a pas
pour enjeu les droits de l’Homme mais le rapport de force entre
Israël et les Palestiniens. Il faut consulter les médias
occidentaux pour s’apercevoir comment l’opinion publique est
conditionnée en présentant l’Iran comme un régime du Moyen-Âge,
comme si les alliés saoudien et égyptien étaient des modèles de
démocratie.
Le nucléaire iranien est devenu l’obsession de
l’Occident qui s’identifie à la droite israélienne. Au lieu de
faire pression sur l’Etat hébreu pour conclure la paix avec les
Palestiniens, l’Occident désigne l’Iran comme l’ennemi
irréductible qui menace la sécurité de la région. Mais l’enjeu
véritable n’est pas la sécurité d’Israël puisque l’Iran n’osera
jamais attaquer Israël avec une arme nucléaire sachant que les
représailles seront telles que des millions d’Iraniens
périraient et que le régime disparaîtrait. Et les Iraniens
savent aussi qu’une telle attaque nucléaire de leur part
frapperait aussi durement les Palestiniens et porterait des
dommages irrémédiables à la Jordanie, la Syrie et l’Égypte.
L’exiguïté de la région et l’absence de profondeur stratégique
interdisent l’emploi du nucléaire en cas de conflit.
Ce qui n’exclut pas que la possession de l’arme
atomique modifie les rapports de force et donne à la diplomatie
des tons plus agressifs. Comment alors expliquer l’hostilité,
pour ne pas dire plus, de l’Occident à l’endroit de l’Iran ? Ce
que l’Occident ne pardonne pas à ce pays, c’est d’avoir remplacé
l’Égypte de Nasser, dans son opposition à Israël. Au moment où
l’Occident a mis à genoux le nationalisme arabe, certes
seulement verbalement révolutionnaire, au moment où Sadate
signait le traité de la honte avec Israël en contrepartie de
quelques millions de dollars, Khomeini prend le pouvoir à
Téhéran, rompt les relations diplomatiques avec Israël, invite
Yasser Arafat et proclame son désir de libérer Jérusalem. L’Iran
des ayatollahs venait de ruiner le rêve d’une installation
irréversible d’Israël dans la région.
Dans les années 1950, Nasser était assimilé à
Hitler et était accusé de vouloir perpétrer un génocide contre
les survivants des camps d’extermination nazis. Le même discours
est aujourd’hui mobilisé contre Ahmadinejad présenté comme
antisémite alors que le Parlement iranien est le seul dans le
monde musulman où siègent deux députés iraniens de confession
juive. L’Occident soutient et défend Israël pour deux raisons.
La première est liée à la mauvaise conscience de son passé
anti-sémite qui a mené droit aux crimes contre l’humanité
perpétrés par l’Allemagne nazie contre des millions de juifs
européens. L’innommable injustice contre ces derniers a été
réparée en 1948 par l’injustice contre les Palestiniens qui
payent pour des crimes qu’ils n’ont pas commis.
La deuxième raison est que la création d’Israël
est la contrepartie de la décolonisation du monde arabe. Il ne
faut pas oublier que les droites occidentales n’ont accepté la
décolonisation que du bout des lèvres. Le discours irréel sur
les aspects positifs de la colonisation, traduit en lois votées
en 2005 au Parlement français, en est une illustration. Israël
est la continuité du fantasme colonial que les droites
occidentales n’ont pas abandonné, et il est faux de croire que
le conflit du Moyen-Orient est dû au supposé antisémitisme des
musulmans. Ce conflit est plutôt l’expression d’un différend et
d’un lourd contentieux entre les droites occidentales et les
peuples des anciennes colonies.
L’armée israélienne utilise contre les
Palestiniens des avions et des chars payés par les contribuables
américains et européens, ce qui indique le degré d’implication
de l’Occident dans ce conflit. En dehors des Palestiniens, les
musulmans vivent l’occupation de la Palestine comme une
colonisation symbolique. Comme l’a fait remarquer Pierre
Vidal-Naquet, Israël est un Etat colonial créé quand a commencé
la décolonisation. Par conséquent, le conflit
israélo-palestinien oppose l’Occident aux peuples du Tiers-
Monde, et c’est ce qu’ont compris de nombreux dirigeants
d’Amérique latine qui apportent leur soutien aux Palestiniens et
aux Iraniens.
Le nucléaire iranien
bouleverse la géopolitique de la région
La campagne contre l’Iran, à laquelle s’est
associé l’homme au papillon, a pour objectif de maintenir la
supériorité géopolitique d’Israël dans la région, supériorité
remise en cause par la volonté de l’Iran d’acquérir l’arme
nucléaire. Cette dernière gêne Israël sur le plan démographique
et militaire, deux éléments vitaux pour son existence. A
l’exception de Hiroshima et Nagasaki, l’arme nucléaire n’a
jamais été utilisée et il est probable qu’elle ne le sera pas,
et c’est tant mieux. Les pertes humaines sont toujours à
déplorer, y compris celles de civils israéliens. Il n’empêche
que la bombe atomique installe un climat de terreur parmi les
populations, ce qui dissuaderait de nombreux juifs d’Europe et
d’Amérique à venir s’installer sur les terres des Palestiniens
et poussera peut-être ceux déjà installés à repartir vers leurs
pays d’origine.
Compte tenu de la croissance démographique
desdits Arabes israéliens et des Palestiniens des Territoires,
l’avenir d’Israël comme Etat exclusivement juif serait
compromis. Il risque de s’éteindre démographiquement. L’autre
raison pour laquelle Israël n’accepte pas le nucléaire iranien
est que son armée ne servira plus à rien dans une situation de
« guerre improbable, paix impossible » pour reprendre la formule
de Raymond Aron utilisée dans le cadre de la guerre froide entre
les États-Unis et l’URSS. L’arme nucléaire a empêché la
troisième guerre mondiale, ce qui a amoindri le facteur
militaire dans la géopolitique mondiale.
Or, Israël assure sa survie en faisant une
guerre aux Palestiniens et à ses voisins tous les dix ans. Lui
enlever l’usage de la guerre classique, c’est donner un avantage
politique à ses adversaires qui profiteront de la couverture
diplomatique du nucléaire iranien pour lui imposer des compromis
qui atténueront le caractère juif de l’Etat israélien et qui
l’amèneront à accepter le scénario sud-africain, ce qui est un
cauchemar pour les sionistes extrémistes et racistes soutenus
par les droites occidentales qui tiennent encore à leur fantasme
colonial anachronique.
Par conséquent, la croisade contre l’Iran menée
par Washington, Paris, Londres et Berlin n’a pas pour enjeu les
droits de l’Homme en Iran, ni la sécurité d’Israël. Elle a pour
finalité la supériorité de ce pays dont les gouvernants
continuent de nier aux Palestiniens le droit à un Etat. Quand un
ancien Premier ministre algérien s’associe à cette croisade,
cela signifie que le personnel politique algérien a renoncé aux
valeurs de Novembre 54, qu’il s’allie aux nostalgiques de
l’Algérie française et ne croit plus à la solidarité avec les
peuples opprimés. Autrement, comment expliquer qu’il n’y a pas
eu de réaction officielle ni du pouvoir ni de ses partis.
Article publié avec l’accord de l’auteur
Le
Soir d’Algérie
Note de la rédaction : L’expression « harkis du
système »a été utilisée par Sid Ahmed Ghozali lui-même dans dans
un entretien accordé au Quotidien d’Oran le 18 octobre 2010 dans
lequel il affirmait : « Je n’ai jamais fait
partie du système, (…) Il faut parler de système dans le système
et identifier celui et ceux qui prennent la décision. Moi et
d’autres, nous n’avons jamais pris la décision. Quelque part, je
le dis aujourd’hui, nous avons été les « harkis du système ».
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