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Opinion
Le sionisme : un
colonialisme de peuplement
Retour sur une conférence universitaire à Londres
Julien Salingue
Jeudi 10 mars 2011
Past is Present : Settler Colonialism in
Palestine (Londres, 5-6 mars
2011)
« Le
conflit israélo-palestinien est souvent décrit comme unique et
exceptionnel, ne ressemblant que très peu aux autres conflits
coloniaux, passés et présents. Pourtant, pour le sionisme, comme
pour d’autres projets de colonialisme de peuplement comme la
colonisation britannique de l’Irlande ou la colonisation
européenne de l’Amérique du Nord, de l’Afrique du Sud ou de
l’Australie, l’impératif est de contrôler la terre et ses
ressources – et de déplacer les habitants autochtones. (…) La
Conférence
Past is Present : Settler
Colonialism in Palestine,
entend mettre en avant le colonialisme de peuplement comme
paradigme central à partir duquel comprendre la Palestine ».
Le
sionisme, colonialisme de peuplement
Ainsi était présentée la septième
conférence annuelle de la School of Oriental and African Studies
(SOAS) Palestine Society, association étudiante britannique dont
l’activité principale est l’organisation d’événements,
politiques et universitaires, en lien avec la question
palestinienne. Durant deux jours, une trentaine
d’universitaires, britanniques, états-uniens, australiens,
palestiniens, israéliens… ont animé diverses tables rondes : « Empire,
colonialisme de peuplement et sionisme »,
« Une
économie politique du colonialisme de peuplement »,
« Les
répercussions du colonialisme de peuplement sur la vie indigène »,
etc. La SOAS Palestine Society a enregistré plus de 300
inscriptions payantes : un public composé d’étudiants,
d’universitaires et de militants du mouvement de solidarité.
Les intervenants (Ilan Pappe, Gilbert
Achcar, Omar Bargouthi, Naseer Aruri, As’ad Ghanem, Gabriel
Piterberg…) ont proposé des exposés sur des thèmes aussi variés
que complémentaires : « La
carte du sionisme : l’Empire britannique et le Moyen-Orient »,
« Le
marché du travail palestinien et la politique sioniste de
colonialisme de peuplement »,
« Nettoyage
ethnique dans le Naqab : les destructions du village bédouin
d’al-Araqib »…
Exposés historiques, sociologiques, économiques, voire
philosophiques qui, des études de cas concrets à des
considérations plus théoriques et conceptuelles, ont largement
démontré la pertinence et l’utilité du paradigme du
« Colonialisme de peuplement » dans l’analyse du conflit
opposant Israël aux Palestiniens.
« Le
colonialisme de peuplement a deux caractéristiques principales.
Premièrement, il est gouverné par une logique d’élimination. Les
colons viennent pour rester. Leur mission première n’est pas
d’exploiter les autochtones mais de les remplacer. Deuxièmement,
l’invasion n’est pas événementielle, mais structurelle. Au-delà
de la violence fondatrice de l’expropriation territoriale, les
autochtones qui ont survécu sont soumis à une variété de
stratégies au moyen desquelles la société coloniale cherche à
les éliminer », selon
les termes de Patrick Wolfe, chercheur en Histoire à
l’Université La Trobe (Australie). D'après lui, le paradigme du
colonialisme de peuplement, habituellement utilisé pour les
Etats-Unis et l’Australie, peut également s’appliquer à Israël.
Pour Wolfe, le sionisme n’est pas seulement « un
autre racisme »
ou « une
autre forme de colonialisme » :
« le
sionisme porte en lui l’élimination des autochtones ».
Une logique d’élimination que l’on a
retrouvée dans nombre des interventions de la Conférence :
politiques de nettoyage ethnique dans le Néguev (intervention de
Mansour Nsasra) ; confiscation, lors de la Nakba, du patrimoine
culturel des Palestiniens de Jérusalem-Ouest (Gish Amit) ;
stratégie d’inclusion de terres /exclusion des Palestiniens
(Gilbert Achcar)… Une logique qui porte néanmoins son lot de
contradictions : le statut des Palestiniens d’Israël, victimes
de discriminations mais alibi démocratique (As’ad Ghanem), ou
les aléas de l’exploitation économique des Palestiniens,
révélatrice des désaccords entre projet sioniste et besoins du
capital israélien (Shir Ever).
Changer de cadre
conceptuel
Il est bien évidemment impossible de résumer
ici l’ensemble des communications, qui seront bientôt en ligne
sur le site de la SOAS Palestine Society, tant elles étaient
riches et variées. Les intervenants se sont retrouvés sur
plusieurs points : la pertinence du cadre conceptuel du
colonialisme de peuplement souligne la faiblesse, voire l’inopérabilité,
des paradigmes dominants dans la recherche universitaire sur la
question palestinienne.
Ainsi en va-t-il de l’approche en terme de
« conflit de légitimité », qui entend appréhender le « conflit »
opposant Israël au Palestinien comme une lutte entre deux
nationalismes représentant les aspirations de deux peuples.
Peut-on en effet tracer un trait d’égalité entre, d’un côté, le
nationalisme d’une société coloniale et d’un Etat conquérant et,
de l’autre, le nationalisme d’un peuple opprimé et dépossédé ?
De même, l’approche en termes de « peacebuilding », qui s’est
largement développée durant les années 90, dans la foulée de la
signature des Accords d’Oslo, a montré ses limites : le
« processus de paix » ne s’est avéré être, à l’épreuve des
faits, que la poursuite de l’occupation et de la colonisation
par d’autres moyens. Comment, dans de telles conditions,
continuer à raisonner dans un cadre théorique qui se focalise
sur la « résolution pacifique du conflit » sans reposer la
question de la nature du conflit et de ses formes actuelles ?
Les questions posées ne concernent pas
seulement le champ académique. Les approches que nous venons
d’évoquer sont en effet à l’image des perceptions diplomatiques
dominantes, qui conduisent nombre de pays à refuser de se
confronter aux faits et à tenter de ranimer des « solutions
politiques » qui ont pourtant largement démontré leur inanité.
De la non-reconnaissance de la victoire du Hamas en janvier 2006
à l’aveuglement face à la fuite en avant d’Israël, tout indique
que les chancelleries, notamment occidentales, largement
influencés par les universitaires
mainstream,
tentent désespérément de soumettre la réalité aux concepts, et
non l’inverse.
Nombre d’intervenants de la Conférence
de Londres l’ont souligné : la réalité s’impose à nous, et il
s’agit d’en tirer les conclusions, théoriques et pratiques.
L’Autorité palestinienne (AP), qui s’est de fait substituée à
l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), est intégrée
structurellement au dispositif d’occupation et joue un rôle de
« subcontractor », de « sous-traitant » de certaines des tâches
anciennement dévolues aux autorités militaires israéliennes.
Comme l’a très justement fait remarquer Mouin Rabbani, dans une
intervention sur les forces de sécurité de l’AP, « l’ironie
fondamentale de l’expérience palestinienne est que le mouvement
national palestinien, qui avait réussi par le passé à empêcher
l’émergence d’institutions servant d’intermédiaires à
l’administration israélienne, a engendré, avec l’Autorité
palestinienne, l’un des sous-traitants coloniaux les plus
efficaces et les plus malléables de l’histoire ».
Certains, dont Ilan Pappe, ont même suggéré de rebaptiser la « Palestinian
National Authority » (PNA) en « Palestinian Zionist Authority »
(PZA), avec une ironie toute relative.
Même si elle n’était pas au cœur de la
Conférence, la question de « l’Etat palestinien aux côtés
d’Israël » a été posée à de multiples reprises. Et de nouveau,
les conférenciers ont été unanimes :
il n’y aura pas d’Etat palestinien
indépendant. Au-delà
des raisons conjoncturelles (disparition des bases matérielles
de « l’Etat indépendant » en raison de la digestion de la
Cisjordanie et de Jérusalem-Est par Israël, position des
Etats-Unis et de l’Union Européenne, divisions au sein du
mouvement national palestinien…), ce sont les raisons
structurelles qui ont été mises en avant : le sionisme,
colonialisme de peuplement, porte en lui la négation des droits
des Palestiniens. Il est en ce sens illusoire d’imaginer la
possibilité d’un « partage » ou d’un compromis acceptable entre
les droits des Palestiniens et la survivance de l’Etat d’Israël
tel qu’il s’est constitué au milieu du 20ème Siècle. La
décolonisation de la Palestine implique une désionisation de
l’Etat d’Israël : tant que ce dernier prétendra être « l’Etat
des Juifs », il n’y aura pas de solution juste et donc durable.
Etat unique ? Confédération avec la Jordanie ? Etat laïque et
démocratique ? Etat binational ? Sur les solutions à long terme,
les approchent divergent. Mais, chacun l’aura compris, les
intervenants se sont accordés pour dire que la solution des deux
Etats avait fait long feu, pour des raisons théoriques et
pratiques.
Théorie et
pratique
La table ronde qui concluait
l’événement a donné lieu à une discussion essentielle, qui a
traversé les deux jours de la Conférence. Quel lien entre le
travail universitaire, la requalification théorique et
conceptuelle de la question palestinienne, et l’action pour le
changement ? Les intervenants n’ont en effet à aucun moment
caché la dimension
de facto
militante de leur participation à la Conférence. Aucun d’entre
eux n’a revendiqué une pseudo-neutralité qui, dans des
situations où le déséquilibre dans les rapports de forces est
aussi flagrant que dans le conflit opposant Israël aux
Palestiniens, équivaut à un accompagnement, conscient ou non,
des mécanismes de domination. L’engagement intellectuel n’est
pas incompatible avec la rigueur scientifique, et même avec
l’objectivité telle que Paul Ricoeur la définit dans
Histoire et vérité :
« L'objectivité
ici doit être prise en son sens étymologique strict : est
objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre,
compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre ».
« Comprendre le monde pour le changer »,
c’est-à-dire offrir aux organisations et associations militantes
des outils théoriques, des analyses rigoureuses, tout en
reconnaissant l’apport de ces groupes au champ de la recherche
universitaire : une relation dialectique, un enrichissement
mutuel, fait d'échanges, de critiques et d'initiatives communes.
Nombre d’intervenants l’ont souligné : les révolutions dans le
monde arabe sont l’expression de bouleversements profonds, qui
ne manqueront pas d’avoir des répercussions sur la question
palestinienne. Des changements d’ampleur sont en cours, il est
d’autant plus urgent d’être armé théoriquement pour pouvoir les
comprendre et, dans le respect de l’indépendance de la décision
des populations concernées, construire une solidarité utile et
efficace avec les peuples en lutte.
Le peuple
palestinien est de ceux-là. Il ne peut donc y avoir d’étanchéité
entre le champ universitaire « spécialiste de la question
palestinienne » et le champ militant « en solidarité avec les
droits des Palestiniens ». Diverses propositions ont émergé,
dont celle d’Ilan Pappe : rédiger, dans l’esprit de la
Conférence, un dictionnaire, un lexique de la question
palestinienne, destiné à être
largement diffusé, mettant à
contribution universitaires de diverses disciplines et
activistes. Le cadre d’analyse du « colonialisme de peuplement »
n’a pas vocation à être un simple moyen de décrire la situation,
mais bel et bien un outil pour la transformer. Comme les
organisateurs l’ont écrit :
« Cette
conférence ne se contente pas de montrer qu’il est possible de
comprendre la Palestine grâce à une analyse comparée des
colonialismes de peuplement. Elle cherche également à briser les
cadres [d’analyse]
qui enserrent la Palestine, à réintégrer
le mouvement palestinien au cœur d’une histoire universelle de
la décolonisation, et à imaginer de nouvelles voies pour la
résistance palestinienne, la solidarité et la lutte commune ».
A quand une initiative du même type en
France ?
Plus
d’informations sur le site de la SOAS Palestine Society :
http://www.soaspalsoc.org/default.html
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