Tunisie
La Tunisie dans
les rapports des services secrets et des
diplomates français
Jamel
Dridi
Mercredi 22 février
2012
Les services secrets et la diplomatie
française ont-ils fait remonter
l’information aux politiques français du
temps de Ben Ali ? Kapitalis a tenté
d’en savoir plus sur ce sujet.
Par
Jamel Dridi
Beaucoup a déjà été écrit sur les
raisons du silence complice d’une grande
partie du pouvoir politico-médiatique
français avec l’ancien régime
dictatorial tunisien. Quelles que soient
ces raisons, collusion intéressée ou
allergie à l’islam, la conséquence a été
un mutisme criminel qui a permis au
régime de Ben Ali de torturer en toute
impunité.
La réalité
tunisienne remontait-elle à Paris ?
Pourtant au même moment plusieurs
services de renseignement ainsi que des
diplomates occidentaux, notamment
anglo-saxons, alertaient avec une
précision chirurgicale leurs
responsables politiques. Dépassements
liberticides, déliquescence du régime
dictatorial tunisien laissant présager
une fin de règne imminente, il est
maintenant connu que les politiques
anglais ou américains par exemple
savaient clairement ce qui allait
arriver. Ce qui souligne avec force la
veille informative de leurs services
leur permettant d’anticiper les
événements au mieux des intérêts de leur
pays.
Par conséquent, la question qui vient
très vite à l’esprit concernant le cas
français est la suivante : est-ce que la
diplomatie et les services secrets
français, connus pour être très actifs
dans leurs anciennes colonies et
protectorats, ont eu une vision aussi
claire que leurs homologues anglo-saxons
sur la situation de terrain ? Par
ailleurs, ont-ils fait remonter les
informations à Paris ?
La question n’est pas dénuée
d’intérêt. Au-delà du simple fait de
jauger l’efficacité d’un service
d’intelligence, il s’agit de souligner
l’importance pour des politiques d’avoir
une information fiable car, dans le cas
franco-tunisien, les conséquences, comme
tout le monde le sait, sont terribles.
Perte de confiance totale de la rue
tunisienne dans les politiques français,
incompréhension par les politiques
français du nouveau «jeu politique
tunisien» avec comme conséquence des
déclarations ou décisions à
contre-courant, etc., mettant encore
plus mal à l’aise la diplomatie
française.
Même si le sujet a été discuté, il
n’a pas eu beaucoup d’échos. Quelques
personnes, journalistes, écrivains ou
«retraitées» des services, à la fois
bonnes connaisseuses du renseignement et
averties du cas tunisien ont émis des
avis. Le problème est que parfois ces
avis sont parfois totalement
contradictoires.
Ainsi, pour certains, le
renseignement français s’est peu à peu
laissé «anesthésier» par le régime de
Ben Ali. Ce dernier ayant prouvé sa
redoutable efficacité à faire obéir au
doigt et à l’œil tout un peuple en
transformant la Tunisie en un immense
commissariat de police où pas un
Tunisien, islamiste ou non, ne faisait
de vague. Le renseignement français a
donc peu à peu perdu le contact avec le
terrain «déléguant» en quelque sorte son
information à cette redoutable machine
policière.
Cette thèse, si elle peut se défendre
en raison de la proximité forte,
plusieurs fois soulignée par les
politiques français, entre les
renseignements français et tunisien, ne
peut être acceptée telle quelle. Aucun
service n’agirait de la sorte. Comment
se pourrait-il alors que ceux qui
recherchent constamment le secret se
fient à une seule source fusse-t-elle
amie ?
Pour d’autres, c’est le contraire qui
est affirmé. Ainsi, une personne
aujourd’hui responsable d’une importante
entreprise d’intelligence économique qui
organise régulièrement en collaboration
avec les services français des
séminaires à l’attention des entreprises
pour se défendre contre l’espionnage
industriel, avance clairement, sous
couvert d’anonymat, l’idée que «les
informations sur les abus du régime de
Ben Ali ont été mis très tôt sur la
table des hommes politiques français ou
de leurs proches conseillers». La
question qui vient à l’esprit est donc
de savoir pourquoi le pouvoir politique
n’en a absolument pas tenu compte ? Sa
réponse est qu’ «en raison des relations
entre l’élite politico médiatique
française et le pouvoir tunisien», ces
rapports, par-delà leur contenu, n’ont
même pas été ouverts et encore moins
lus.
Là aussi, si cette thèse tient la
route, elle est quelque peu
caricaturale. Car si beaucoup de
politiques n’ont pas été à la hauteur,
il est trop facile de tout leur remettre
sur le dos.
Alors comment connaître ce qui s’est
réellement passé ? Les diplomates et
agents ont-ils fait leur travail et ce
sont les politiques qui ont dérapé ? Ou,
au contraire, les services français ne
s’informaient-ils que par procuration
via la police tunisienne ?
La police
française ne communique pas sur le sujet
Pour avoir une réponse précise, nous
avons décidé d’aller à la source et
contacté le Sicop, qui est l’interface
de contact entre les renseignements
français et la presse. Après les
premières vérifications pour voir si
nous ne sommes pas de simples petits
curieux qui souhaitons accéder à un
domaine sensible, notre demande
d’interview a été prise en compte. Nous
serions recontactés dans quelques jours,
nous a-t-on assuré.
Après une attente de quelques jours,
la réponse tombe et elle est négative.
Impossible d’avoir une interview d’un
opérationnel du renseignement sur le
sujet choisi. Nous argumentons avec
notre volonté affichée de faire un
travail d’enquête et non pas de soulever
une nouvelle polémique mais rien n’y
fait, le sujet est apparemment trop
«chaud». Sans doute implique-t-il aussi
une dimension politique trop forte !
Il y a là une véritable déception car
au-delà de la simple question technique
du recueil d’information, il faudra bien
tôt ou tard se pencher sur ce sujet et
comprendre comment un grand pays comme
la France, liée d’une vieille amitié à
la Tunisie et disposant de
renseignements puissants, a pu se
tromper à ce point.
La diplomatie
française a fait son job
Nous décidons d’aller vers les
diplomates, souvent plus diserts sur la
question. Qu’en pensent-ils ? Notre
interlocuteur qui connaît bien la
Tunisie accepte de nous répondre tout en
exigeant l’anonymat malgré le caractère
peu gênant de nos questions. Nous
rentrons dans le vif du sujet et posons
d’emblée la question de savoir si les
diplomates étaient bien au fait de la
situation tunisienne et s’ils faisaient
remonter l’information ?
Sa réponse est cinglante : «Nous ne
passions pas tous notre temps à chanter,
qu’est ce que vous croyez !… On a noirci
le trait en mettant tout le monde dans
le même sac, comme si aucun de nous ne
faisait son travail. Comme dans toute
diplomatie, le travail de remontée
d’information économique et politique se
faisait régulièrement».
Si effectivement tous les diplomates
ne passaient pas leur temps à chanter
dans des karaokés, comment expliquer le
décalage entre les politiques français
et la réalité tunisienne. En d’autres
termes, pourquoi ces derniers, qui se
fient aux canaux internes pour
s’informer, n’étaient-ils donc pas bien
informés ?
Face à notre insistance, notre
interlocuteur lâche mécaniquement une
phrase précieuse pour mieux comprendre
la situation : «Il n’y a pas que les
services officiels qui font remonter
l’information ; il y a aussi des réseaux
économiques, de business, etc., qui le
font aussi, et parfois contre nous». Le
diplomate n’en dira pas plus, mais on
l’a compris : des hommes d’affaires, des
personnes de la société civile, etc.,
tunisiens, ayant leur entrée au sein de
puissantes associations françaises,
groupes politiques, ministres,
court-circuitaient le canal officiel de
remontée d’information.
Réponse facile, pourrait-on dire.
Voilà encore une personne qui se
défausse sur des hommes d’affaires
corrompus puissants tunisiens qui
vendaient auprès des politiques français
le régime de Ben Ali. Effectivement,
c’est un peu facile car il aurait fallu
des noms et des faits concrets pour
étayer cette thèse.
D’un autre côté, cela n’est pas
totalement faux et il y déjà eu de
nombreuses révélations sur ce point. On
en revient aux relations incestueuses
entre le monde médiatico-politique
français et certains hommes d’affaires
tunisiens. Il est de notoriété publique
que certains ont prêté leur avions à des
ministres français ou leur ont offert de
nombreux cadeaux.
Ce type de relation s’accompagnait
souvent de messages politiques décrivant
une Tunisie calme et sous contrôle, où
la pauvreté est limitée et les droits
des femmes, tout au moins, sont
respectés. Ces affairistes, en masquant
la misère des Tunisiens pour mieux
prospérer sous le régime de Ben Ali
qu’ils vantaient, ont aussi joué un rôle
dans la diffusion de fausses
informations. Et on peut donner du
crédit à ce diplomate sur ce point.
Comment, en effet, dans ces
conditions, les renseignements ou les
diplomates de terrain pouvaient être
écoutés si leurs chefs politiques
avaient déjà fait leur opinion entre
deux séjours dans un hôtel luxueux
offerts par de riches hommes d’affaires
benalistes.
Le téléphone
parisien sonne dans le vide
Encore une fois, difficile là aussi,
comme pour le renseignement, d’avoir une
idée précise de la question. Mais
puisque l’on nous livre là une nouvelle
piste, il convient d’enchainer et de se
demander si ce type de contacts
extra-officiels existe toujours
aujourd’hui, alors que la démocratie
tunisienne est en place et que les
Tunisiens en ont assez des affairistes
corrompus qui utilisent ces réseaux
occultes, non pas pour parler de la
Tunisie mais pour servir leurs propres
intérêts.
Réponse de notre interlocuteur : «Si
vous demandez si certains Tunisiens
téléphonent toujours à leurs amis
parisiens pour qu’ils foutent leur nez
dans les affaires tunisiennes, oui». Le
diplomate ajoute, avec une touche
d’ironie : «Mais est-ce qu’à Paris le
téléphone est systématiquement décroché
? La réponse est non car on a compris
avec les dernières élections que ces
interlocuteurs francophiles ne pesaient
finalement pas lourd dans le nouvel
échiquier politique tunisien».
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Publié le 23 février 2012 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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